Tout au long de son abondante filmographie (146 titres de 1955 à 2022 d’après IMDb), Jean-Louis Trintignant a réussi à toucher un public cinéphile mais aussi, parfois, populaire. Pour les jeunes générations aujourd’hui, il est sans doute surtout connu pour son rôle dans Amour de Michael Haneke en 2012, où à l’âge de 82 ans il incarne un homme qui s’occupe de son épouse (Emmanuelle Riva) atteinte de la maladie d’Alzheimer – rôle qui lui valut un César, qui s’ajouta à de nombreux autres prix et hommages. Trintignant, l’homme plutôt que l’acteur, fit aussi la une de l’actualité, malheureusement, en raison de la tragédie qui affecta sa famille lorsque sa fille Marie – qu’il eut avec sa deuxième épouse, la réalisatrice Nadine Trintignant – fut brutalement assassinée en 2003 par son compagnon Bertrand Cantat. Trois enfants sont nés du couple Jean-Louis–Nadine Trintignant : Marie (née en 1962), Pauline (1969) et Vincent (1973). Pauline décède à l’âge de dix mois – une première tragédie au sujet de laquelle Nadine Trintignant réalise un film, Ça n’arrive qu’aux autres (1971) avec Catherine Deneuve et Marcello Mastrioanni.
Dans un registre moins dramatique, l’acteur déjà d’un certain âge avait marqué l’histoire du cinéma par ses prestations dans des films tels que Trois couleurs rouge de Krzysztof Kieslowski en 1994 et Un héros très discret de Jacques Audiard en 1996. Dans ces films, qui eurent un retentissement international, son visage buriné et sa célèbre voix un peu traînante composent à merveille des personnages de patriarches plus ou moins troubles… et troublants. Mais c’est surtout à ses débuts, dans les années 1950 et 1960, que l’acteur incarne un nouveau type de masculinité à l’écran.
Trintignant, né dans une famille bourgeoise du sud de la France, monte à Paris s’inscrire à l’IDHEC et prendre des cours de théâtre. Si ses ambitions de metteur-en-scène n’aboutiront pas (il réalise deux films en 1973 et 1979 qui sont des échecs), le théâtre puis le cinéma vont lui réussir en tant qu’acteur. Après quelques prestations au TNP et à Avignon, sa carrière s’oriente vers le cinéma – il reviendra au théâtre vers la fin de sa vie en partie pour tenter de surmonter la mort de Marie. Après quatre petits rôles oubliés, c’est fin 1956 qu’il fait une apparition très remarquée à l’écran, face à Brigitte Bardot dans Et Dieu… créa la femme, réalisé par Roger Vadim, alors époux de la starlette qui, grâce à ce film, deviendra la star que l’on sait. Le film raconte l’impact de l’insolente Juliette (Bardot) sur la population de Saint-Tropez où elle affole tous les hommes, y-compris un riche armateur (Curt Jürgens) ; elle-même n’a d’yeux que pour le très macho Antoine, interprété par Christian Marquand. Cependant, blessée par sa goujaterie et son arrogance, elle épouse son jeune frère, le timide Michel (Trintignant). Dans une scène d’anthologie, après la cérémonie, dans la chambre à coucher Juliette déboutonne la chemise de Michel en lui disant « tu es beau, tu sais » ; puis elle enlève sa robe de mariée et l’embrasse passionnément – tout ceci pendant que les invités les attendent pour déjeuner à l’étage au-dessous. Après une ellipse, nous voyons les deux jeunes mariés allongés, nus, sur le lit. Le dialogue est significatif – alors qu’il lui demande : « tu crois que tu pourras m’aimer ? », elle répond : « en tout cas, j’aime ça ». La suite du récit, après un épisode où elle fait l’amour quand même une fois avec Antoine, la montre tombant amoureuse de Michel, même si au début il n’est qu’un pis-aller (elle informe aussi la famille et les spectateurs qu’au lit ils ne s’embêtent pas). Si la révolution Bardot est celle d’une femme qui affirme son désir sexuel sans tomber dans le stéréotype de la « grue », le personnage qu’interprète Trintignant, plus discret, n’en signale pas moins un nouveau type de personnage masculin dans le contexte des années 1950 : il est l’homme doux, à la fois sexy et romantique, qui incarne la « douceur virile » [1].
Trintignant se démarque en effet des stars masculines de l’époque. Il n’est ni grand ni baraqué comme Henri Vidal, Jean Marais et Christian Marquand, ni sportif comme Jean-Paul Belmondo, ni spectaculairement beau comme Alain Delon (il juge d’ailleurs son physique comme sa voix « pas rigolos »). À cet égard, bien qu’il n’apparaisse pas dans les films de la Nouvelle Vague, sa fragilité le rapproche plus des acteurs de ce courant, comme Jean-Pierre Léaud, Gérard Blain ou Sami Frey [2]. Son charme est discret, sa timidité transformée en atout, surtout quand ses traits doux s’illuminent d’un magnifique sourire. Le romantisme de son personnage traduit un intérêt pour les femmes au-delà de la conquête physique. Dans Et Dieu… créa la femme, Christian Marquand est l’homme à femmes tandis qu’il est, lui, l’amoureux. Son charme et son sex-appeal trouvent par ailleurs confirmation « à la ville » avant même la sortie du film : pendant l’été 1956 les lecteurs de France-Dimanche se régalent des potins sur l’aventure entre Bardot et Trintignant qui a débuté pendant le tournage et qui pour tous les deux signale la fin d’une autre liaison, elle avec Vadim et lui avec Stéphane Audran, sa première épouse. Leur histoire ne dure pas, brisée par le départ de Trintignant pour le service militaire et de nouvelles amours pour BB, mais le pli est pris pour le jeune acteur.
Pendant les années 1960, il va jouer des hommes timides mais fréquemment amoureux. Dans Les Liaisons dangereuses de Vadim en 1959 ou Le Fanfaron de Dino Risi en 1962, son innocence en fait la proie de personnages cyniques ou manipulateurs. Mais le plus souvent il est l’objet du désir féminin, soit d’une femme (un peu) plus âgée comme dans Les Pas perdus (Jacques Robin, 1964) face à Michèle Morgan, soit dans une relation plus égalitaire : voir le couple qu’il forme avec Valérie Lagrange dans Mon amour, mon amour (1967) de Nadine Trintignant ou avec Anouk Aimée dans Un homme et une femme de Claude Lelouch, succès planétaire de 1966 qui reçoit entre autres une Palme d’or et un Oscar. Dans cet ancêtre de la comédie romantique à la française, le récit, même s’il privilégie le point de vue du personnage masculin, s’évertue à présenter les deux moitiés du couple qu’il forme avec Anouk Aimée comme symétriques : ils sont veufs tous les deux, ont des métiers « modernes » (script-girl et pilote de course), ils ont un enfant chacun et ils tombent amoureux l’un de l’autre en marchant sur la plage de Deauville sur la musique de Francis Lai. La virilité du personnage est néanmoins assurée par sa passion pour les voitures de course (qui correspond aux goûts de l’acteur qui eut des oncles pilotes et plus tard, en 1980, participa aux 24 heures du Mans ; plus tard encore, en 2000, il épousera en troisièmes noces Marianne Hoepfner, une pilote de rallye). La force du couple « mythique » d’Un homme et une femme est telle que Lelouch les remet en scène deux fois, en 1986 avec Un homme et une femme, vingt ans déjà et en 2019 avec Les Plus Belles Années d’une vie, l’avant-dernier film de l’acteur. Mais dans cette veine c’est un autre film qui retient l’attention des cinéphiles : Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer (1969) où, comme dans Un homme et une femme, il est face à une très belle femme brune, ici Françoise Fabian. Mais l’hédonisme de Lelouch fait place au catholicisme de Rohmer et l’attirance mutuelle n’est pas consommée.
La très longue carrière de Jean-Louis Trintignant ne se limite pas à jouer les amoureux et dès les années 1960 ses rôles prennent un autre virage significatif, vers des personnages politiquement troubles, intransigeants ou franchement antipathiques sur le plan personnel ou politique : Le Combat dans l’île (Alain Cavalier, 1962), Z (Constantin Costa-Gavras, 1969), Le Conformiste (Bernardo Bertolucci, 1970), L’Attentat (Yves Boisset, 1972), Flic Story (Jacques Deray, 1975), La Banquière (Francis Girod, 1980), Le Bon Plaisir (Francis Girod, 1984). Néanmoins dans un certain nombre de ces films, l’amoureux n’est jamais loin et on le voit en couple avec de très belles femmes interprétées par Romy Schneider, Dominique Sanda ou Catherine Deneuve. Enfin Amour en 2012, par son titre même, annonce le programme, même si les deux protagonistes, interprétés par Trintignant et Emmanuelle Riva, ont plus de 80 ans et si le récit est celui d’une fin de vie. Acteur de premier plan plutôt que « star » dans le sens où il a su mettre son talent d’acteur formé au théâtre au service d’une grande variété de rôles dont il est impossible de rendre compte ici, Jean-Louis Trintignant restera le séducteur discret de ses débuts avec, comme le dit Françoise Fabian, « cette voix très sexy qui le rendait magique ».