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Phoebe Waller-Bridge

Fleabag : : une féministe de la « haute »


>> Ginette Vincendeau / jeudi 4 juillet 2019


Dans cette mini-série britannique, de et avec Phoebe Waller-Bridge, nous suivons – durant deux saisons de six épisodes de 25 minutes chacun – les aventures sexuelles et familiales d’une Londonienne trentenaire racontées dans un mélange explosif de drôlerie, de provocation et de mélancolie.

Fleabag (littéralement « sac de puces », un surnom dérivé du diminutif flea [puce] donné à Waller-Bridge dans son enfance) enchaîne les partenaires masculins sans pouvoir garder – ni apparemment rechercher – de relation stable, y compris dans la saison 2 où elle jette son dévolu sur un prêtre « canon » (« hot priest ») et catholique (Andrew Scott). Fleabag tient un café souvent vide de clients et a de gros problèmes relationnels avec sa famille dysfonctionnelle (quoique aisée) : son père veuf et dépressif (Bill Paterson), sa future belle-mère type marâtre (Olivia Colman) et sa sœur (Sian Clifford) qu’elle décrit comme une superwoman « parfaite, anorexique, riche », mais dotée d’un mari exécrable.

Rarement une série a fait une telle unanimité, déclenchant une véritable avalanche de louanges en Grande-Bretagne et maintenant en France, où elle passe sur Amazon Prime Vidéo et fait l’objet d’un remake, Mouche. La première saison (2016) a connu un succès immédiat, la seconde (2019) a provoqué une quasi-hystérie. The Guardian la juge « l’émission de télévision la plus électrisante et ravageuse depuis des lustres [1] ». Pour Iris Brey dans l’émission sur France Culture La Dispute [2], c’est tout simplement « la meilleure série de la décennie ». Des centaines d’articles ont été écrits sur Waller-Bridge, sa carrière au théâtre et à l’écran, sa vie privée, jusqu’à ses vêtements dans la série et où on peut les acheter – notamment la combinaison noire très décolletée du premier épisode de la saison 2 (Marks & Spencer a été en rupture de stock de canettes de gin & tonic après l’épisode où elle en boit avec le prêtre). Ce succès n’a rien de surprenant. Waller-Bridge est brillante. C’est une actrice charismatique, capable de passer de la drôlerie à l’émotion en un instant. Elle est également talentueuse en tant qu’écrivaine [3], récompensée par de multiples prix.

Fleabag est basée sur un monologue théâtral où elle discutait de l’addiction d’une jeune femme à la pornographie sur internet, donné au festival d’Edinbourg en 2013 (et qui depuis a été repris, y compris aux USA). La série télévisée en propose une version édulcorée : les dialogues sont émaillés de gros mots, mais les rapports sexuels sont montrés de manière très allusive. Même la fameuse scène de masturbation en regardant Barak Obama sur son ordinateur est brève et pudiquement cachée sous les couvertures.

Fleebag a été saluée comme « féministe », mais, en ces temps où l’intersectionnalité est à l’honneur, la série est non seulement très blanche mais aussi, comme son autrice et actrice principale, très grande-bourgeoise. Waller-Bridge est, à cet égard, typique de la mainmise des rejetons des classes supérieures sur le théâtre et le cinéma britanniques. En France nous avons les « fils et filles de » ; en Grande-Bretagne les enfants des classes privilégiées éduqués dans la crème des écoles privées sont présents « de manière disproportionnée » dans les milieux artistiques, de l’aveu même d’un rapport de la Chambre des Lords [4]. C’est le cas, entre autres, de Damian Lewis, Eddie Redmayne, Dominic West, Benedict Cumberbatch, Emma Thompson, Kristin Scott-Thomas, Lily James, Olivia Colman.

Dans les médias britanniques, les rares réserves sur Fleabag signalent justement l’identité très posh (de la haute) de Waller-Bridge, identifiable à son nom et surtout à son accent. À cet égard on l’a comparée, non sans raison, à Nancy Mitford, la géniale romancière aristocratique des années 1940-1950 dont les romans, comme Fleabag, sont un mélange détonnant de comédie et de tristesse sous-jacente. Waller-Bridge n’est pas responsable évidemment de ses origines. Le problème est que cette identité de classe transparait dans le récit, non pour critiquer ou du moins pointer les privilèges, mais pour les naturaliser : Fleabag, pratiquement sans revenus (un des thèmes comiques dans la saison 1 est que son café est toujours vide et qu’elle est endettée), vit néanmoins dans un charmant appartement en plein Londres, ce qui dans la ville la plus chère au monde relève du fantasme. Le père et la sœur habitent de magnifiques maisons dans un quartier résidentiel. On est loin d’une série sur des gens « ordinaires ». [5]

On a beaucoup glosé sur les apartés de Fleabag : tout au long des deux séries, elle s’adresse à la caméra, par exemple pour anticiper les réactions d’un personnage (« elle va s’énerver »), ou, dans le cas du « prêtre canon », détailler les parties de son corps (« son bras ! », « son cou ! »). Cette technique « brechtienne » est pourtant courante dans la comédie. Cela dit, les apartés de Waller-Bridge sont très drôles et dans la saison 2, elle en propose une mise-en-abyme sophistiquée, lorsque le prêtre lui demande « où elle est allée » après avoir remarqué qu’elle se détourne pour s’adresser à la caméra. Fleabag a été comparé à The Office pour ses apartés, mais un rapprochement plus révélateur, notamment sur le plan du genre (gender), est avec une autre série britannique à succès, Miranda (quatre saisons, de 2009 à 2015).

Miranda, co-écrite par son actrice principale Miranda Hart, est une série comique sur une trentenaire qui tient un magasin de jouets avec une amie. Le thème principal est que, en raison de son physique hors-norme (très grande – 1m85 – elle est aussi un peu en surpoids et s’habille « n’importe comment ») et de ses gaffes répétées, elle ne trouve pas de mari et fait le désespoir de sa mère, une bourgeoise très élégante (Patricia Hodge). Un des ressorts comiques est le fait que Miranda s’adresse constamment à la caméra pour commenter l’action. Sans aller jusqu’à voir Fleabag comme « la jumelle diabolique de Miranda [6] », on voit qu’elles ont beaucoup de traits en commun : les deux séries sont construites autour d’une héroïne dysfonctionnelle sur le plan des relations, de la famille et du travail. Et c’est bien entendu leurs difficultés à rentrer dans le carcan patriarcal qui les rendent sympathiques. Mais les différences entre les deux sont aussi éloquentes. Miranda est une sitcom qui affiche sa théâtralité, dans des décors de studio ; Fleabag suit son héroïne dans les rues de Londres, les autobus, et utilise des décors naturels tels le quartier de Dartmouth Park et Tate Modern (où a lieu la « sexposition » des œuvres de la belle-mère), et donc encourage une lecture plus réaliste de son personnage central. Une autre différence tient au physique des deux actrices et à ce qu’elles en font.

Miranda Hart, par ses mensurations, ses vêtements surdimensionnés et l’utilisation clownesque qu’elle fait de son corps entre dans la catégorie de la « femme insoumise » (« unruly woman [7] ») propre à la comédie féministe, car elle offre une résistance objective à ce que Rosalind Gill appelle « l’obsession du corps sexy [8] » dans la culture post-féministe. Waller-Bridge, fréquemment qualifiée de « jolie laide » (en français dans le texte) par la presse britannique, possède un physique de mannequin et est montrée, dans la série comme dans les médias, comme possédant un fort quotient d’attraction sexuelle. Néanmoins, alors que Miranda à la fin de sa série parvient à accrocher le beau Gary qu’elle convoitait apparemment sans espoir, on sait depuis La Faute de l’Abbé Mouret et Léon Morin, prêtre (en passant par Sex and the City), qu’une liaison avec un prêtre catholique ne peut que mal se terminer pour Fleabag. Ainsi, alors que Miranda est nettement plus conventionnelle sur le plan formel et évoque un monde plutôt étriqué et petit-bourgeois, son héroïne est plus transgressive sur le plan de la représentation du corps féminin, de la sexualité et de l’autonomie que Fleabag, en dépit – mais aussi à cause – de la « coolitude » de cette dernière.

En effet, tout en pointant le comportement macho des hommes qui l’entourent (sauf le prêtre), Fleabag rend son personnage complice des rapports sexuels dominés par ces mêmes hommes. Cette ambivalence se retrouve à divers niveaux du récit. Le père est faible et le beau-frère insupportable, mais les conflits entre les femmes forment une trame importante (les deux sœurs entre elles et avec la belle-mère ; et Fleabag pousse sa meilleure amie au suicide en couchant avec son copain).

Le célèbre monologue de Kristin Scott Thomas dans l’épisode 3 de la saison 2, magistralement joué, est lui-même un modèle d’ambigüité – elle décrit le destin (biologique) des femmes comme étant la douleur (« elles sont nées avec »), mais en même temps rejette l’émancipation sociale symbolisée par son prix de « meilleure businesswoman » comme l’équivalent d’être à « la putain de table d’enfants ». On peut en effet voir un prix réservé aux femmes comme essentialiste et infantilisant (c’est un vieux débat et on sent que c’est ici l’autrice qui parle en tant que femme/artiste), mais la réussite de la sœur au travail est aussi présentée comme risible et son bonheur ne provient que d’une aventure avec un collègue.

On comprend que, dans le milieu aisé de la série, l’indépendance financière des femmes n’est pas d’une actualité brûlante. Pas étonnant dans ce cas que le féminisme lui-même soit un objet de ridicule : pour consoler ses filles après la mort de leur mère, le père leur offre des billets pour des conférences féministes, visiblement d’un ennui mortel. Et est-ce un hasard si le séjour dans un lieu de retraite « spirituelle » également offert par le père aux deux sœurs, condamne les femmes au silence, tandis que les hommes à côté sont encouragés à s’exprimer en hurlant ?

En fin de compte, sous l’apparente modernité de la sexualité débridée et du langage cru de Fleabag (langage dont la vulgarité potentielle est annulée par la diction posh de l’actrice), on retrouve une préoccupation très traditionnelle, à savoir la recherche de l’amour. Il est amusant à cet égard que le roman le plus célèbre de Nancy Mitford s’appelle justement La Poursuite de l’amour.

Je remercie Valerie Orpen pour ses commentaires sur cet article, en particulier les parallèles avec Miranda.

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[1Hannah Jane Parkinson, The Guardian, 8 avril 2019.

[2France Culture, La Dispute, 14 juin 2019. https://www.franceculture.fr/emissions/la-dispute

[3Entre autres émissions pour la télévision, Waller-Bridge est l’adaptatrice et productrice d’une autre série culte, Killing Eve.

[4Patrick Sawer, ‘Posh actors still dominating the British stage, Peers warn’, The Telegraph, 3 mai 2017, https://www.telegraph.co.uk/news/2017/05/02/posh-actors-still-dominating-british-stage-peers-warn/

[5Selon plusieurs contributions à La Dispute du 14 juin 2019

[6Ellen Kerry, ’10 Ways that BBC Three’s Excellent Fleabag is Miranda’s evil twin – No, we’re serious. Darker, ruder, angrier … but basically the same show’, Digital Spy, 1 septembre 1026, https://www.digitalspy.com/tv/a806413/10-ways-that-bbc-threes-excellent-fleabag-is-mirandas-evil-twin/

[7Kathleen Rowe, The Unruly Woman, Gender and the Genres of Laughter, University of Texas Press, 2011.

[8Rosalind Gill, Gender and the Media. Cambridge : Polity Press, 2007, p. 122a{}