Réflexion à partir de la couverture de Télérama n° 3898 (octobre 2024) avec Noémie Merlant, actrice du film Emmanuelle réalisé par Audrey Diwan
Repris du blog "Mediapart" de Ingrid Milhaud
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LIMINAIRE, avec Françoise d’Eaubonne et Élise Thiébaut
Dans l’ouvrage qu’elle a consacré à Françoise d’Eaubonne, L’Amazone verte, Élise Thiébaut raconte comment l’autrice féministe s’est trouvée enceinte tout en étant vierge. Elle était théoriquement consentante – c’est-à-dire qu’elle était d’accord, pas qu’elle sautait de joie à cette perspective –, pour avoir un rapport sexuel avec Jacques. Mais son corps, lui, disait autre chose, et c’est ainsi que face « aux gestes cliniques et froids » et donc peu réjouissants de son compagnon, le corps et le sexe de Françoise se sont fermés, empêchant Jacques d’y faire son entrée. Les spermatozoïdes sont tout de même déposés par Jacques « à l’orée de son vagin ». Puis les minuscules organismes seraient ensuite remontés « pour atteindre le col de l’utérus en s’accrochant aux fluides ».
En lisant le récit de ce rapport tout aussi épouvantable que banal, je m’attarde sur ses conséquences extraordinaires, et je me demande si Élise Thiébaut se joue de nous, et si c’est bien physiquement possible de tomber ainsi enceinte. Après quelques minutes de réflexion, je conclus que : « OUI, C’EST POSSIBLE ! ».
Argument implacable 1 : La vie de Françoise d’Eaubonne est romanesque, et si une telle situation, aussi invraisemblable qu’elle peut paraître, devait arriver à l’une d’entre nous, ça serait forcément à elle.
Argument implacable 2 : Le patriarcat déteste qu’on lui résiste et il cherche et parvient à nous enquiquiner sans cesse, à s’imposer de façon plus ou moins subtile ou brutale ou sournoise, pour dominer chaque situation qui peut l’être. Lorsqu’il est rejeté comme ici physiquement, dès qu’il est mis en danger d’une façon ou d’une autre, il redouble de vigueur et de vitalité. Sa rage et sa détermination pour mettre à mal tout projet visant à s’en défaire sont sans limite. La preuve de son enracinement profond n’est plus à faire. L’énergie déployée pour continuer à vivre sa vie malgré #MeToo, à s’immiscer partout, surtout là où sa présence est non avenue, est tout aussi constante que consternante.
VIE RÉELLE 1 :
PAGE 154 DE TÉLÉRAMA N°3898, du 28 septembre au 4 octobre 2024.
CONTEXTE : 7 ans après le début du mouvement #MeToo
OURS – L’ours désigne l’espace dans lequel, dans une publication, les noms des responsables et collaborateurices sont répertoriés.
Directeur artistique : 1 homme
Directeur artistique adjoint : 1 homme
Directeur photo : 1 homme
Directeur photo adjoint : 1 homme
COUVERTURE RECTO
Photographie confiée à : 1 homme
VIE RÉELLE 2 :
Il y a un mois à Toulouse, lors d’une soirée spéciale qui lui était consacrée, j’apprends que l’autrice écoféministe Françoise d’Eaubonne a inventé trois mots : phallocrate, sexocide et écoféminisme. Le premier est entré dans le dictionnaire.
VIE RÉELLE 3 :
Deux femmes, Adèle et Ingrid, échangent sur les messageries d’un de leurs réseaux sociaux, autour de la dernière couverture de Télérama, entre le vendredi 27 septembre et le mercredi 2 octobre 2024 :
A : « Mouahahahaha !! » - message envoyé avec le visuel de couverture de Télérama N°3898.
I : « Oui j’ai vu c’est fou de faire ça ! ».
A : « Terrible » – avec émoticône de quelqu’un·e qui est au bord de la syncope.
I : « L’intérieur n’est pas plus original » – message envoyé avec les photos des pages intérieures, après avoir dépensé, en ruminant, quatre euros vingt au kiosque à journaux.
A : « My god !, un cas d’école, je suis curieuse de savoir ce qu’elle pense de ce genre de shooting ».
I : « Moi aussi, je trouve ça totalement dégueulasse de faire une chose pareille. Une couverture dans cette rubrique vaut de l’or pour les actrices, voilà comment ils les coincent ».
A : « C’est fou, toujours la même logique ».
A et I poursuivent l’échange autour de photographies plus réjouissantes.
RÉFLEXION SUR LE CONSENTEMENT, de Catharine A. MacKinnon
Extrait : « Comme si elle ne battait que d’une seule aile, l’analyse du consentement se concentre sempiternellement sur B – sur ce qu’elle a à l’esprit ou ce qu’elle laisse apparemment quelqu’un d’autre “faire à son corps “. Une analyse de l‘inégalité, même sous une forme étroite, commence là où les interactions en question commencent temporellement : c’est à dire avec A et ce qu’il fait de son pouvoir ».
LIBRE ARBITRE DES ACTRICES VS SYSTÈME COERCITIF, avec les propos de :
– Susan Faludi, journaliste et essayiste féministe, dans Backlash, la guerre froide contre les femmes, à propos de Mae West, actrice, chanteuse et scénariste : « Pour le magnat de la presse William Randolph Hearst, ”elle [Mae West] constitue une menace pour l’institution sacrée de la famille américaine“ - parce qu’elle ose répondre aux hommes, et qui plus est, dans son propre langage. Elle écrit, en somme, les dialogues [de scenarii]. ”Fais toi respecter, sinon tu deviendras une carpette”, conseille-t-elle à son lion apprivoisé dans Je ne suis pas un ange. Cette citation résume assez bien sa philosophie personnelle. Elle finira néanmoins au tapis, avec d’autres stars trop indépendantes de l’époque […]. Après avoir réduit au silence les actrices de 40 ans, Mae West en tête, les studios des années trente ouvrent leurs portes aux petites filles bien sages ».
– Carole Roussopoulos, vidéaste, dans Delphine et Carole, insoumuses, à propos du secteur du cinéma : « Il y a énormément de femmes qui ont bousillé leur carrière en prenant des positions ouvertement féministes ».
– Adèle Haenel, actrice, lors de la cérémonie des Césars, en 2019 : « La honte ! ».
– Jane Fonda, actrice, dans Sois belle et tais-toi ! : « Alors, c’était très clair, j’étais un produit du marché […] il fallait que je m’arrange pour me rendre commerciale, parce qu’on allait investir de l’argent sur mon dos ».
– Isild Le Besco, actrice, réalisatrice, autrice, dans Dire vrai : « Quand je l’ai quitté pour de bon, Benoît [Jacquot] a juré de me nuire. Selon lui, mon génie, c’était lui qui l’avait créé ».
– Maria Schneider, actrice, dans Delphine et Carole, insoumuses : « Les producteurs sont des hommes, les techniciens sont des hommes, les metteurs en scène sont pour la plupart des hommes, la presse, c’est partagé la presse, mais ce sont quand même des hommes, les agents ce sont des hommes, des riches, qui te donnent un script, qui te conseillent, qui t’orientent, ce sont des hommes, et j’ai l’impression qu’ils ont des sujets, pour les hommes ».
– Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques, à propos des jeunes actrices, dans Le Culte de l’auteur, les dérives du cinéma français : « Soit elles disparaissent dès qu’elles ne correspondent plus au stéréotype de la Lolita qui a fait leur succès, soit elles finissent par refuser de n’être que des corps plus ou moins déshabillés et les propositions dès lors se font rares. Si on avait des doutes sur le caractère systémique de ce phénomène, la longueur de cette liste parle d’elle-même ». (cf. chapitre IV : Le turnover de très jeunes actrices que l’on jette après usage).
– Delphine Seyrig, actrice et réalisatrice, dans Delphine et Carole, insoumuses : « Si on est féministe et qu’on est actrice, on cesse pratiquement de jouer si on ne veut accepter que des choses qui donnent de la femme une image féministe. On cesse d’être actrice parce que ça n’existe pas ».
– Citation de l’actrice Valérie Kaprisky, extraite du livre de Geneviève Sellier, Le culte de l’auteur : « C’est vrai que d’un coup, j’ai eu un problème avec la nudité. Je l’avais acceptée car la plupart des rôles féminins l’exigeait dans les années 80. Mais j’avais le sentiment qu’on ne retenait que ça. À un moment, me retrouver nue sur un plateau m’a semblé insupportable ! » .
– Isild Le Besco actrice, réalisatrice, autrice, dans Dire vrai : « Plus on déchiffre le système de prédation, plus on voit comme il est complexe d’y mettre fin, ou de ne pas le perpétuer ».
COUVERTURE AVEC NOÉMIE MERLANT,
et pages intérieures : article « Et le désir féminin prit corps », TÉLÉRAMA N° 3898.
Sujet annoncé : « Les révolutions du plaisir au cinéma », à l’occasion de la sortie sur les écrans d’Emmanuelle, d’Audrey Diwan. Son film, à la différence de la version de 1974 réalisée par Just Jaeckin, cherche à subvertir les inégalités de rapports de genre dans la sexualité, en s’intéressant pour ce faire au plaisir et au désir sexuel de sa protagoniste principale, – incarnée par Noémie Merlant –, au travers de son point de vue. À l’occasion de la sortie de ce film, et de l’article, l’actrice a été photographiée par Télérama. Les photographies la représentant sont exploitées en couverture et en pages intérieures.
Problème n°1 – peu visible car conforme à des habitus patriarcaux – : Photographie de couverture confiée à un photographe, pour un sujet où il est pourtant question de narrations en dehors des schémas normatifs.
Problème n°2 – très visible : il suffit de décrire la photo pour voir le problème ; et peu visible : iconographie sans originalité et conforme aux habitus patriarcaux – : La photographie de couverture est le produit d’un système 100% masculin : le directeur artistique et son adjoint, le directeur de la photographie et son adjoint, le photographe, qui proposent une vision qui est à l’avenant.
Cette représentation et celles qui suivent en pages intérieures confirment une distribution genrée des rôles et la reproduction de schémas de domination tels qu’ils ont été observés et conceptualisés en 1975, sous le nom de “male gaze”, par la réalisatrice, critique et professeure en étude cinématographique, Laura Mulvey. « Dans un monde gouverné par l’inégalité entre les sexes, le plaisir éprouvé à regarder s’est trouvé divisé entre l’actif/masculin et le passif/féminin. Le regard masculin, déterminant, projette ses fantasmes sur la figure féminine, laquelle est façonnée en conséquence. [...]. Elle capte le regard, elle incarne et joue pour le désir masculin ». En maintenant la distribution décrite par Laura Mulvey, – c’est l’homme qui photographie et la femme qui est photographiée –, et un point de vue dominant, les contenus proposés par Télérama ne permettent pas de renouveler ou révolutionner l’imaginaire collectif, sur les rapports de genre et la question du désir, et nous maintiennent au contraire dans l’ordre établi. Par ailleurs, Noémie Merlant, l’actrice retenue par Télérama pour incarner les « révolutions du plaisir » en couverture du magazine, correspond physiquement aux standards normatifs d’attractivité sexuelle les plus communs : jeunesse, minceur, peau lisse et ferme, blancheur, blondeur, ongles manucurés... De l’autre côté, et au delà de la position surplomblante adoptée par le photographe, c’est un ensemble de signaux visuels et de situations mille fois vues qui construisent ces clichés, sans les renouveler : femme nue dans une baignoire à l’eau laiteuse, femme nue sortant d’une fente, femme nue dans un lit dans un jeu de séduction, jeu de dévoilement du corps, effleurement de la peau avec les doigts, rire et regards coquins, ou mystérieux. Absolument tous ces choix visuels renvoient à l’iconographie hétérosexuelle et l’idée de l’attente de l’autre masculin, en nous donnant à voir l’actrice comme sexuellement disponible, et non comme le sujet prétendument actif de son désir.
Télérama fait cette couverture et ce reportage autour d’une actualité : le film Emmanuelle. Mais tous ces clichés photographiques sont une double trahison : aux « révolutions du plaisir » et au cinéma. L’iconographie trahit profondément le choix du regard/point de vue déployé par la réalisatrice Audrey Diwan sur le personnage d’Emmanuelle jouée par Noémie Merlant. Le regard de sa caméra n’est jamais au-dessus, mais toujours à côté, derrière ou devant ; il ne domine jamais, il accompagne. Lorsqu’un appareil photo apparaît au-dessus d’Emmanuelle, c’est quand elle se met en scène dans des autoportraits érotiques avec son smartphone : c’est donc elle qui maîtrise le point de vue et s’objective pour apprivoiser son désir par auto-érotisme et auto-réflexivité dans le fantasmatique regard absent de l’homme manquant.
Problème n°3 – immédiatement visible et qui neutralise le problème n°1 et n°2 – : l’actrice affiche l’expression d’un assentiment et d’adhésion au rôle qu’elle tient. Son apparent consentement, mis en avant par le magazine dès la couverture, permet de neutraliser l’absence de volonté de l’hebdomadaire de proposer une vision qui serait en accord avec le sujet et donc féministe. L’expression de son visage dans les photos publiées en pages intérieures ne permettent, elles, absolument pas d’accéder à ce qu’elle ressent. La femme rieuse au regard gourmand de la couverture disparait ainsi au profit d’un autre fantasme masculin, celui de la femme mystérieuse, dont on ne sait au fond jamais ni ce qu’elle veut, ni ce qu’elle pense. Ce que le regard dominant attend d’elle ici, n’est ni de la connaître, ni de la comprendre, ni de savoir ce qu’elle désire, mais d’être fasciné et subjugué par elle.
Problème n°4 – absolument invisible et donc difficile à mesurer ici et la plupart du temps, et pourtant absolument omniprésent, et donc à prendre en compte en toile de fond : les rapports de pouvoir et les pressions explicites et implicites qui reposent sur les actrices – et les femmes en général – sommées de se conformer aux attentes du système patriarcal – : Ces pressions sont absolument éreintantes. Ce qui est incohérent, ici, ce n’est pas qu’une actrice joue ce qu’on attend d’elle dans un système patriarcal ultra contraignant, contrairement à ce que j’ai pu entendre ça et là. Ce qui est incohérent, c’est qu’un groupe de professionnels expérimentés dont les représentations sont le cœur de métier, et qui n’ont pas mené de réflexion sur ce que les rapports de domination et de genre peuvent faire aux femmes, en l’occurrence en photo, préside pourtant à l’ensemble des décisions et choix de représentation pour cette couverture et les pages intérieures.
Problème n°5 – peu visible : brouillage des pistes par le texte, et dépolitisation du contenu du sujet, deux pratiques courantes – : utilisation des mots qui donnent l’impression que la situation des femmes avance – naturellement, et toute seule – avec des titres choc : « révolutions du plaisir » « révolution du regard », dans un texte pourtant dépolitisé qui présente les films sans jamais les ancrer dans un système culturel et social ou un contexte de production. Alors que de bout en bout, depuis le financement jusqu’au système critique, c’est toute une structure qui reconduit des inégalités et des discriminations au cinéma (film de réalisatrices moins soutenus financièrement par les institutions qui en ont les moyens, par exemple), les mots féminisme, male gaze et politique, alors qu’ils devraient pouvoir trouver pleinement leur place dans l’article, sont utilisés uniquement cités par l’intermédiaire de tierces personnes, Agnès Varda et Noémie Merlant. Mais rappelons-nous qu’il faut être patiente, et que le mot écoféminisme inventé par Françoise d’Eaubonne n’est toujours pas entré dans la langue française, 50 ans après son invention en 1974.
Problème n°6 – hyper visible, et tellement gros et habituel qu’on peut passer à côté – : l’interview de Noémie Merlant, à laquelle on s’attend dès la couverture, fait moins d’une demi-page dans les 6 doubles pages consacrées « aux révolutions du plaisir au cinéma ». L’espace textuel qui lui est accordé, sous forme de verbatim, ne lui laisse aucune possibilité de déployer vraiment sa pensée sur le sujet. Les propos de l’actrice sélectionnés pour être mis en exergue, une fois isolés, réduisent sa parole à des banalités qui pourraient être dites par n’importe qui, – même les pires masculinistes –, et par ailleurs ne veulent plus rien dire : « le corps nu d’une femme ne doit pas être un problème ». L’actrice est pourtant prolixe sur la question des représentations et se prête volontiers aux échanges sur la complexité de ce rôle, comme en témoignent ses propos dans le documentaire d’Emmanuelle à Emmanuelle, deux films au cœur de deux révolutions sexuelles, diffusé sur France Télévision, et réalisé par Julie Delettre et Elise Baudouin, et qui s’intéresse aux différentes versions du film, depuis le livre d’Emmanuelle Arsan qui les a inspirées. Mais Télérama préfère limiter sa parole au strict minimum, ou la vider de son sens et de sa substance. Son corps et son image sont plus attendus par la rédaction que ses propos. Pour le changement et la révolution, on reviendra plus tard…
EMPUISSANCER NOS REGARDS, avec Hélène Frappat, Nina Menkes, et Geneviève Sellier.
Dans son livre intitulé Le Gaslighting, ou l’art de faire taire les femmes, la philosophe, critique de cinéma, autrice et traductrice Hélène Frappat détaille le concept qui consiste en une somme de manipulations de différents types qui sont infligées aux femmes pour les réduire au silence, les discréditer, leur faire perdre confiance en elles, les rendre confuses, voire les pousser à prendre des décisions qui vont contre leur intérêt. L’autrice montre l’ancrage profond du gaslighting : « L’histoire masculine de la pensée n’a cessé de chercher de nouveaux “concepts”, de nouvelles maladies, de nouveaux manques, de nouvelles faiblesses, pour justifier l’injustifiable, à savoir la discrimination des femmes, qui repose sur leur disqualification ».
Hélène Frappat présente également l’ironie comme un des leviers pour mettre au jour la somme de duperies, silenciations et évictions dont sont victimes les femmes, pour comprendre comment cet art de les faire taire se structure socialement. Dans le film de George Cukor, Gaslight, – dont le titre et le sujet sont à l’origine du concept que l’autrice développe –, l’ironie « consiste à faire avouer à la société victorienne, non pas qu’elle ignore la réalité du mariage pour les femmes [...] mais qu’elle refuse de reconnaître au grand jour sa violence ». À ce propos, elle s’appuie sur le travail d’Hélène Cixous, dont elle cite la magistrale démonstration qui traite de « l’ignorance comme feinte » : « L’ironie suprême [...], c’est de faire avouer non pas que vous êtes ignorant, mais que vous ne voulez pas savoir ce que vous savez et que vous ne voulez pas accepter de savoir ce que vous savez que vous ne savez pas ».
En avril 2024, le collectif LaPartDesFemmes publiait les résultats d’un long travail d’enquête, à laquelle j’avais pris une part active, avec Marie Docher et Chloé Devis. À partir de l’analyse d’un corpus photographique émanant des productions de Télérama et Libération, ultérieures au début du mouvement #MeToo, Le portrait de presse au prisme des dominations révélait d’un côté l’ampleur des discriminations dans les contenus visuels de ces deux titres, et de l’autre l’organisation du maintien des inégalités. Ce travail s’inscrit dans une lignée de publications émanant notamment de la critique féministe, qui n’a cessé de produire des contenus pour dénoncer le rôle joué par les médias dans la reconduction des oppressions systémiques. Parmi la somme de références, Femmes-Femmes sur papier glacé d’Anne-Marie Lugan Dardigna propose dès 1974 une critique acerbe des représentations de femmes prétendument libérées dans la presse magazine féminine, et 40 ans plus tard, le livre de Rose Lamy, Défaire le discours sexistes dans les médias, paru en 2021, confirme que les rapports de domination demeurent omniprésents.
Pour faire face aux résistances de celles et ceux qui ont des rôles à jouer au sein de l’espace médiatique, qui craignent de voir leurs modes d’expression mis en danger dès qu’il est question de penser une imagerie en dehors des normes étouffantes, qui préfèrent reconduire une iconographie de la domination, et participer ainsi au maintien de l’ordre social et de ses hiérarchies iniques, saisissons nous pleinement de chaque contre-proposition qui nous permet de nous en désengluer. Gaslighting d’Hélène Frappat, dont la lecture est absolument salutaire, nous invite à sortir de l’ornière patriarcale, à jeter nos œillères de la sidération, à ouvrir les yeux et aiguiser nos regards grâce à la critique féministe des images et des récits qui perpétuent la misogynie systémique et participent au continuum de violences de genre.
Les logiques de domination sont enracinées profondément dans nos sociétés et en chacun·e d’entre nous. Elles sont tant valorisées dans les domaines artistiques, que seule une profonde mise en question de nos pratiques, regards, productions, systèmes de valeurs, jugements, seule notre intelligence collective peut nous permettre d’espérer parvenir à supplanter, enfin, une iconographie délétère pour l’ensemble des minorisé·es, au profit de perspectives photographiques désirables et durables. C’est de la racine à la feuille qu’il faut repenser nos métiers pour une révolution des regards, non pas celle annoncée par Télérama, mais la révolution mise en route par celles et ceux qui souhaitent sincèrement la mise en place de rapports égalitaires, et qui travaillent à les rendre possibles, notamment par des représentations, pensées en conséquence.
Parmi les travaux les plus récents qui ouvrent des voies pour (re)penser la fabrique des représentations, la réalisatrice Nina Menkès propose avec son documentaire de 2022, Brainwashed : Sex-Camera-Power, une analyse de presque deux cents scènes de films au travers desquelles elle détaille la composition, le cadrage, l’éclairage, les mouvements de caméra, et souligne le rôle qu’ils jouent pour construire et asseoir l’idée que les femmes sont des objets et des êtres inférieurs. Le Culte de l’auteur, les dérives du cinéma français, de Geneviève Sellier, sorti en septembre, est un livre qui fait confiance à l’intelligence de ses lecteurices. L’autrice, professeure émérite en études cinématographiques, qui dirige par ailleurs le site Le genre et l’écran, entreprend un véritable chantier de dépatriarcalisation des représentations, en mettant au jour l’ensemble des inégalités qui structurent le secteur du cinéma, la prégnance d’un entre-soi délétère entre les différents corps de métiers – financement, réalisation, critique –, et les conséquences de ce système sur les productions, et sur nos propres goûts. Ses implacables analyses de films soulignent en effet le paradoxe dans lequel nous pouvons toutes et tous être pris·es face aux images : d’un côté le système de production sans cesse valorise les représentations de relations dissymétriques voire ouvertement violentes, de l’autre le système critique et social nous encourage à aimer et défendre des œuvres qui pourtant véhiculent des discriminations et glorifient la souffrance.
Il est grand temps de retrouver confiance en nos ressentis et pour cela de s’outiller pour repenser nos propres systèmes critiques. Pour sortir de schémas de représentations qui maintiennent des injustices, il est urgent d’empuissancer nos regards, en (re)devenant pleinement des sujets actif·ves face aux images et aux narrations que nous recevons, et en rêvant à celles qui n’existent pas encore mais que nous désirons, pour leur permettre enfin d’advenir pour une révolution des regards.
Ingrid Milhaud, avec et pour LaPartDesFemmes, et la complicité d’Adèle Cassigneul et Clotilde de Lahyène.
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RÉFÉRENCES CITÉES :
DELETTRE Julie et BAUDOUIN Elise, 2024. D’Emmanuelle à Emmanuelle, deux films au cœur de deux révolutions sexuelles. Film documentaire, 87 mn. Bangumi/France Télévisions.
DOCHER Marie, DEVIS Chloé et MILHAUD Ingrid, 2024. Le Portrait de presse au prisme des dominations. LPDF.
FALUDI Susan, 2020 [1991]. Backlash, la guerre froide contre les femmes. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lise Éliane Pomier, Évelyne Châtelain, Thérèse Réveillé. Paris, Des femmes Antoinette Fouque. (Extraits cités : voir p. 189 - 190).
FRAPPAT Hélène, 2023. Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femme. Paris, L’Observatoire. (Extraits cités : pages 31, 32, 269). La citation d’Hélène Cixous provient de son livre Le Rire de la Méduse et autres ironies, 1975 pour la première édition.
LAMY Rose, 2021. Préparez-vous pour la bagarre, défaire le discours sexiste dans les médias. Paris, JC Lattès
LE BESCO, Isild, 2024. Dire vrai. Paris, Denoël. (Extraits cités : voir p. 125 et 166).
LUGAN DARDIGNA Anne-Marie, 2019 [1974]. Femmes-femmes sur papier glacé. La presse “féminine”, fonction idéologique. Préface de Mona Chollet. Paris, La Découverte.
MACKINNON, Catharine A., 2023. Le Viol redéfini. Vers l’égalité, contre le consentement. Paris, Flammarion. (Extrait cité : voir p. 72).
McNULTY Callisto, 2019. Delphine et Carole, insoumuses. Film documentaire, 68 mn. Les Films de la Butte.
MENKES Nina, 2022. Brainwashed : sex-camera-power. Film documentaire, 108 mn. Menkes film, Eos World Fund.
MULVEY Laura, 2017 [1975]. « Plaisir visuel et cinéma narratif ». Au-delà du plaisir visuel, féminisme, énigmes, cinéphilie. Traduit de l’anglais par Florent Lahache et Clara Schulmann. Sesto San Giovanni (Italie), Mimésis. (Extrait cité : voir p. 40-41)
SELLIER, Geneviève, 2024. Le Culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français. Paris, La Fabrique. (Extrait cité : voir p. 157)
SEYRIG Delphine, 1981. Sois belle et tais-toi ! [film documentaire]. Delphine Seyrig, Studio 43. 115 mn.
THIÉBAUT, Élise, 2023 [2021]. L’Amazone verte, le roman de Françoise D’Eaubonne. Paris, Points. (Extrait cité : voir p.55).
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Site de La part des femmes, Collectif engagé en faveur de la pluralité des regards en photographie