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Kabir Khan

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Par Radhika Raghav / jeudi 7 avril 2022

Bollywood au service du nationalisme hindou

Ce n’est un secret pour personne que l’industrie de Bollywood est devenue une véritable machine de guerre médiatique au service de Narendra Modi depuis qu’il est le Premier ministre de l’Inde en 2014. Ce n’est toutefois pas un phénomène nouveau, car les célébrités médiatiques agissent depuis longtemps comme des agents idéologiques qui promeuvent le programme d’un leader ou d’un parti politique. Bollywood, cependant, se comporte un peu différemment dans la situation actuelle. À l’échelle mondiale, Bollywood permet de comprendre la culture indienne et s’est avéré être le soft power le plus efficace de l’Inde pour maintenir des liens diplomatiques. Sur un plan plus local, les productions et les événements de Bollywood servent d’écran de fumée pour protéger les dirigeants politiques en les présentant sous un jour favorable malgré leurs échecs en matière de gouvernance. Les "selfies" des vedettes de Bollywood avec le Premier ministre, la cérémonie de remise des prix du Filmfare qui s’est déroulée en Assam, théâtre de campagnes anti-CAA, la participation de vedettes de cinéma au thali-tali (applaudissements) du Premier ministre pour lutter contre le coronavirus, sont des événements soigneusement orchestrés pour dissimuler les troubles civils derrière les paillettes et le glamour des stars qui étouffent systématiquement les voix dissidentes des agriculteurs, des étudiants et des professionnels de santé.

Le travail idéologique de l’industrie de Bollywood en faveur du gouvernement nationaliste d’extrême droite s’est encore renforcé avec une série de productions cinématographiques, en particulier des biopics et des films d’époque, qui mettent l’accent sur le culte de la personnalité à travers l’esthétique visuelle et les intrigues, comme Tanhaji (Om Raut, 2020), PM Narendra Modi (Omung Kumar, 2019), Manikarnika (Kangana Ranaut et Krish Jagarlamudi, 2019) et des films qui célèbrent les exploits patriotiques (historiques et récents) des Indiens sur un champ de bataille, ainsi que dans la science et la technologie, comme Uri (Aditya Dhar, 2019), Kesari (Anurag Singh, 2019) et Mission Mangal (Jagan Shakti, 2019). Ces récits mettent en avant des Indiens outsiders souvent humiliés qui triomphent après avoir affronté l’adversité ou la menace d’un « étranger ». C’est surtout le triomphe de la volonté du héros masculin hindou charismatique qui accomplit son devoir, sauve la nation et récupère sa fierté perdue. En outre, dans la lutte contre cette menace extérieure, ce sont généralement les hommes qui agissent et les femmes qui se contentent de paraître.

La formule de Bollywood consistant à promouvoir la rhétorique nationaliste via la glorification du passé remonte aux premières années du théâtre marathi, en particulier dans les films d’époque. Comme la sociologue Meera Kosambi le note dans Gender, Culture, and Performance : Marathi Theatre and Cinema Before Independance (Routledge 2015), pour promouvoir l’appel du leader extrémiste B. G. Tilak en faveur du swaraj (autogestion), le théâtre marathi s’est servi du passé dont la mémoire était encore vive. Les récits populaires qui revisitent et revendiquent l’histoire du patrimoine perdu (brahmane) des Peshwai comme élément de protestation anticoloniale, sont devenus une source majeure d’inspiration pour les dramaturges. Dans le même ordre d’idées, le traitement par Bollywood des événements et des personnalités du passé, sont remis au goût du jour dans le but de créer de nouveaux mythes nationaux. Dans ce contexte, 83 (Kabir Khan, 2021), un biopic sportif avec plusieurs stars au générique, basé sur la première Coupe du monde de cricket en Inde en 1983, peut s’analyser comme un discours sur le mythe national émergent et sur le mythe des Grands Sports.

83 et le genre du biopic sportif

L’intrigue de 83 est relativement simple puisqu’elle suit le parcours (émotionnel) de l’équipe indienne de cricket en 1983. L’intrigue est concentrée sur une période de quelques mois jusqu’au 25 juin, jour où l’équipe indienne de cricket a remporté sa première Coupe du monde sous la direction de son nouveau capitaine Kapil Dev, après avoir battu l’équipe invaincue des Antilles britanniques sur le terrain de cricket de Lord. Il est évident que le film traite de la reconquête de l’honneur et de la fierté masculine du pays, incarnée par une équipe de jeunes Indiens peu connus qui sortent victorieux du terrain de cricket. Selon les mots de Kabir Khan, « la victoire de la Coupe du monde a insufflé et continue d’insuffler une grande confiance en eux aux Indiens du monde entier ». L’accent mis par le cinéaste sur la confiance en soi des Indiens et sur le récit des outsiders mérite d’être analysé pour voir comment il reflète le climat politique actuel.

Le sociologue du sport Jay Coakley note que le sport agit comme un ciment social, un agent actif pour stabiliser les identités et les émotions d’une nation en mutation. Après les graves perturbations provoquées par la pandémie de Covid-19 en 2020, les événements sportifs de plusieurs milliards de dollars reprogrammés en 2021 ont été perçus comme une activité essentielle pour donner un sentiment de « retour à la normale » avec le retour des joueurs et des supporters dans les stades. Coïncidence, dans ce pays fou de cricket, une autre industrie multimilliardaire, Bollywood, a offert un « retour à la normale » avec la sortie du spectacle sportif 83. Les critiques du film confirment que le récit d’une nation qui parvient à triompher est le besoin de l’heure. Certains critiques ont affirmé que le film était un exutoire émotionnel et un événement cathartique dans la vie des Indiens profondément déprimés par la situation du pays. Cela est particulièrement visible dans le déluge de tweets reçus par Ranveer Singh à la sortie du film, qui louent l’acteur pour avoir fait ressentir au public des « émotions fortes » et venir des « larmes aux yeux », et pour avoir réactivé les sentiments de « fierté », de « nostalgie » et d’« euphorie ».

Dans le même temps, cette histoire d’outsider trouve un écho dans les discours publics de Narendra Modi, quand il énumère les insultes qui lui ont été adressées par les leaders du parti du Congrès dans l’opposition. Dans une vidéo datant de 2019, Modi décrit l’humiliation qu’il a subie de la part du Congrès, qui l’a comparé à Hitler, Mussolini et au parrain de la pègre Dawood Ibrahim. Il note que quand il a essayé de mettre fin à la corruption, on l’a traité de crapule pourrie, de chien fou, de singe infecté par la rage et de rat. Malgré ces insultes, il affirme qu’il ne s’est pas détourné de ses devoirs envers sa patrie et s’efforce de rendre sa nation fière de son leadership.

Le sport : La dernière frontière de la masculinité

Du point de vue du genre (gender), 83 ne fait que soutenir la vision nationaliste hindoue qui perpétue les traits d’une masculinité hégémonique et d’une féminité soumise. Cela est évident chez les personnages masculins qui cultivent un lien homosocial lors de « fêtes après les heures de travail avec des hôtesses de l’air », une célébration de « boy’s clubs » avec leurs plaisanteries masculines, chaque joueur cherchant à prouver sa masculinité en tant que fils idéal capable de rendre son père fier, mari responsable qui protège et subvient aux besoins de son épouse, et surtout, le plus important, digne fils de la mère patrie que toute la nation révère. De même, la « performance pleine de dignité » de Deepika Padukone dans le rôle de Romi Dev correspond au rôle de soutien moral et de vertueuse pom-pom girl pour rappeler au joueur torturé l’importance de son devoir lorsqu’elle demande à Kapil Dev de « jouer pour le petit garçon qui est en toi ».

Padukone vient d’une famille de sportifs. Son père Prakash Padukone était un champion de badminton dans les années 1980. L’actrice a elle-même joué au badminton au niveau national et continue à s’intéresser de près aux sports. Dans le cadre de la campagne de promotion du film, Padukone, conformément à son personnage dans 83, choisit de ne parler que du rôle de soutien que sa mère a joué dans la vie de son père, en tant que sportif. Cela confirme que dans un biopic sportif avec des protagonistes masculins, le rôle d’une femme est de préserver la « pureté et l’intégrité » de la sphère domestique. En revanche, dans les films sportifs de Bollywood avec des protagonistes féminines, c’est invariablement le zèle et l’énergie de l’entraîneur masculin qui mène à la victoire l’athlète féminine.

Ce thème du petit garçon qui incarne les espoirs et les rêves d’une jeune nation, est exploité tout au long du film. Cette figure donne un air d’innocence et de pureté au désir de victoire. Le public est appelé à s’identifier à ses espoirs et ses déceptions et, finalement, à soutenir les héros indiens dans leur quête de la victoire.
Typique de la rhétorique nationaliste, 83 dépeint les équipes rivales et les autres nationalités comme des caricatures. Les supporters de l’équipe des Antilles britanniques sont invariablement vêtus d’imprimés vifs et dansent au son des tambours africains, alors que les supporters indiens laissent de côté leurs différences et s’unissent pour soutenir l’équipe. Les joueurs de cricket des Antilles mâchent du chewing-gum – alors que les Indiens parlent à leur famille lors d’appels longue distance. Ces stéréotypes correspondent davantage au nationalisme hindou actuel qu’au dynamisme du pays dans les années 1980.

Exploitant un sentiment similaire, celui d’un leader qui surmonte l’indignité avec efficacité, la bande-annonce officielle de 83 s’ouvre sur le match de l’équipe indienne contre le Zimbabwe. Au cours de ce match, Kapil Dev a battu le record du monde en marquant 175 points et a également été désigné homme du match. Cette victoire a été importante pour un nouveau capitaine comme Dev, car elle lui a permis d’asseoir son leadership au sein de l’équipe et de la communauté du cricket en général. Cependant, le récit qui se déroule en 1983 autour de cette victoire mythifie le fait que la BBC n’a pas couvert le match. Il semblerait que la BBC ait été confrontée à une pénurie de ressources après une grève des employés, ce qui explique que deux des cinq matchs n’aient pas été couverts par la BBC. Étant donné l’investissement de 83 dans la création d’un nouveau mythe national conforme à l’image de l’homme du peuple humilié et opprimé du Premier ministre, l’absence des diffuseurs de la BBC est présentée comme un acte délibéré visant à snober et à humilier les joueurs indiens, ce qui renforce le récit de « l’humiliation » dans le film.

La promotion du nationalisme

Les biopics et les films d’époque mettent l’accent sur le culte de la personnalité et célèbrent les exploits patriotiques. Étant donné le spectacle croissant de la violence communautaire en Inde et la popularité grandissante des héros de Bollywood dépeints comme des combattants qui défendent la patrie hindoue – comme dans Tanhaji (Om Raut, 2020), Manikarnika (Kangana Ranaut et Krish Jagarlamudi, 2019) Kesari (Anurag Singh, 2019) – il convient de s’interroger sur ce que 83 dit au public et sur le public.
Comme tout film historique, l’enjeu politique de 83 est bien plus important qu’une simple commémoration d’une victoire de cricket. Le film témoigne à la fois d’un essor de nationalisme basé sur la politique de Modi, et de la complicité de Bollywood dans cette promotion du nationalisme. Avec sa célébration de la puissance masculine hindoue, 83 donne l’impression de chercher à gagner les bonnes grâces du leader populiste et controversé Narendra Modi - et de soumettre le public à la manipulation et au contrôle politiques.


 [1]https://www.allocine.fr/film/fichef...


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