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Anne-Marie Jacir / 2018

Wajib


>> Geneviève Sellier / lundi 19 février 2018


Annemarie Jacir, cinéaste palestinienne autrice entre autres d’un remarquable Sel de la terre en 2008, nous propose aujourd’hui une méditation sur les impasses de l’identité palestinienne sous souveraineté israélienne depuis 1948 : à Nazareth, ville palestinienne, cohabitent deux « communautés » : les Palestiniens, chrétiens et musulmans, citoyens de seconde zone abandonnés par l’État [1] (comme en témoignent les ordures qui jonchent les rues dans les quartiers « arabes ») et les Israéliens qui habitent la ville « moderne », Nazareth Ilit, pourvue de toutes les commodités.

La forme de chronique qu’adopte le film permet une description dédramatisée d’une situation dramatique, et ce contraste donne beaucoup de force au film, sur le mode de la litote qui en montre moins pour en dire plus.

Un père et un fils palestiniens, incarnés par Mohammed Bakri [2] et son fils, au volant d’une vieille Volvo, tentent de maintenir les traditions en allant porter de la main à la main les invitations au mariage de leur fille/sœur Amal. Nous les suivons, au cours d’une journée d’hiver ensoleillée, et cette chronique est l’occasion de mesurer les contradictions qu’ils vivent : le père, professeur dans un lycée dont il aspire à devenir directeur, si les Israéliens donnent leur accord, voudrait que son fils, qui s’est exilé en Italie, revienne pour épouser une fille du coin, plutôt que celle qu’il fréquente en Italie, fille d’un dignitaire de l’OLP exilé depuis des lustres et qui ne peut que lui apporter des ennuis, d’autant qu’ils ne sont pas mariés.

De son côté, le fils soupçonne son père de l’avoir incité à partir parce que sa radicalité politique déplaisait aux autorités. Il revient pour le mariage de sa sœur mais ne supporte plus les compromis auxquels son père doit consentir auprès des Israéliens.

De plus cette famille cache une blessure ancienne : le départ de la mère aux Etats-Unis avec son amant, des années plus tôt, laissant ses enfants avec leur père. Elle doit revenir pour la première fois à l’occasion du mariage de sa fille, mais on apprend bientôt par son fils que son mari mourant va peut-être l’empêcher de venir.

Le père et le fils s’affrontent à plusieurs reprises, à propos de tel ou tel invité ou de ce que le père cache à ses voisins et amis : le fait que Shadi qui travaille comme architecte à Rome (il n’est pas médecin contrairement à ce que dit son père), n’a aucune intention de revenir, et encore moins d’épouser une fille du pays.

La présence des soldats israéliens en armes dans les cafés et les rues des quartiers palestiniens rappelle constamment la situation coloniale que vivent les Palestiniens dans la partie de la Palestine annexée en 1948. Tensions que Shadi ne supporte plus.

Ces deux hommes incarnent des formes de masculinité dominée, malgré le fait qu’ils appartiennent aux couches cultivées, à cause de leur identité arabe dans l’État juif qui, par sa dénomination même, les exclut. Le père qu’on sent fatigué (il a une maladie de cœur qui devrait lui interdire de fumer, ce qu’il fait dès qu’il est seul) s’est habitué tant bien que mal à sa situation d’ennemi de l’intérieur qui doit faire constamment la preuve de sa loyauté (le premier affrontement avec son fils a lieu quand il s’apprête à apporter une invitation au mariage à un Israélien dont dépend sa promotion de directeur).

Le fils exilé est un écorché vif, tiraillé entre la modernité européenne (qu’il revendique sur un mode quelque peu provocateur à travers des vêtements très colorés, sa queue de cheval et son refus de se marier) et la fidélité à son identité nationale opprimée, mais aussi entre l’amour pour son père et l’amour pour sa mère dont il est malgré lui le messager auprès de sa sœur et de son père. Il incarne le dilemme auquel sont confrontés les jeunes Palestiniens éduqués qui n’ont d’avenir qu’en dehors de leur pays.

À côté de ces deux hommes, toute une galerie de personnages secondaires féminins esquisse un tableau des relations entre les sexes dans cette communauté subalterne. Les jeunes femmes (la sœur, la cousine, une amie) paraissent mieux tirer leur épingle du jeu, mais on comprend par allusions que le prix à payer pour leur émancipation est élevé. Dans la génération des mères, les corps et les comportements sont beaucoup plus marqués par la tradition patriarcale. Elles n’existent que comme pourvoyeuses de nourriture et de boissons en tout genre, dans l’ombre de leur mari à qui s’adressent d’abord les deux hommes.

Modèle auquel se conforment également les quelques femmes seules de cette génération.

On ne saura pas vraiment dans quelles circonstances la mère de Shadi a quitté le pays, des années plus tôt, et on peut se demander dans quelle mesure ce type de situation est représentatif, compte tenu des fortes contraintes qui s’exercent dans cette communauté traditionnelle sur les mères, mais on comprend à travers le plaidoyer de son fils, la gravité du tabou qu’elle a transgressé et l’anxiété qu’elle éprouve à l’idée de revenir pour le mariage de sa fille.

La forme modeste qu’adopte le film – deux hommes en voiture dans une ville, qui vont d’habitation en habitation déposer leur invitation – est d’une remarquable efficacité pour montrer la domination quotidienne que subissent les Palestiniens d’Israël, ceux que les Israéliens appellent les « Arabes d’Israël » pour mieux les dépouiller de leur identité palestinienne. Le film se termine sur une fin ouverte, qui met paradoxalement en évidence l’impasse totale de la situation.

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[1Ils ont le droit de vote mais ne bénéficient pas des mêmes droits sociaux et économiques que les Israéliens juifs.

[2Acteur palestinien connu internationalement (il était le partenaire de Jill Clayburgh dans Hanna K de Costa Gavras en 1983), il est poursuivi par des associations d’anciens combattants israéliens depuis qu’il a fait un documentaire sur la répression contre Jénine en Cisjordanie lors de la seconde intifada en 2002, et il subit de multiples ostracismes.