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Oliver Laxe / 2025

Sirat


par Chloé Pottiez / lundi 13 octobre 2025

L’équipée problématique de rejetons désabusés de l’Occident dans le sud marocain

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La présente contribution a pour but de s’élever contre une critique quasi unanime sur Sirat et de proposer une autre lecture du film.

Tout un chacun·e a pu remarquer dans le cinéma contemporain une tendance à l’hyperesthétisation, soit des films qui, flirtant avec le cinéma de genre ou empruntant ses recettes, sont capables de susciter des sensations et des réactions émotionnelles fortes. Cette tendance se trouve aussi dans le cinéma d’une Julia Ducournau, dont on constate, malgré la « modernité » visuelle, le repli scénaristique sur une notion de famille assez traditionnelle. Il s’agit d’attaquer frontalement, dans sa chair, la sensibilité de la spectatrice, en déployant des moyens virtuoses que permettent les technologies contemporaines : son immergeant, majesté des plans permise par les drones, vitesse, effets spéciaux… autant d’artefacts auxquels a recours le film Sirat et qui sont remarquables.

Mais cette esthétique ne semble mise au service de rien, d’aucun propos, d’aucune réflexion. Et quand la réception unanime d’un film laisse dans la bouche de celleux qui sont resté·es dubitatif·ves le goût pas très agréable du snobisme esthétique d’une critique assez auto-satisfaite de son nihilisme. On peut rendre grâce au réalisateur d’avoir explicité le projet du film : « Que le spectateur regarde à l’intérieur [de lui-même] ; le cinéma est un art qui invite à la polysémie, à sentir plusieurs choses. » C’est souvent ainsi que les créateurs aiment à décrire leurs œuvres et c’est souvent ainsi qu’ils peuvent se décharger de leur responsabilité quant au sens.

Finalement, à respecter les préconisations du réalisateur, voici un exposé de la sensation que nous a laissée Sirat : un frisson du samedi soir offert à des bourgeois désireux de sensations fortes et qui les rassurera sur le fait qu’ils ont eu raison de ne pas devenir les marginaux qu’ils et elles auraient pu devenir au sortir de leur adolescence. La principale raison de cette sensation est liée à la distorsion entre de spectaculaires effets visuels et sonores et des effets de scénario assez simplistes. Nous allons donc en dévoiler ici les principaux jalons.

Une tentative inaboutie de rééquilibrer les rapports de genre

Luis et son jeune fils Esteban errent dans une rave party à la recherche de leur fille et sœur, Mar. Ils y rencontrent un groupe de cinq amis, deux femmes et trois hommes apparemment trentenaires et quadragénaires : Stephy, Jade, Tonin, Bigui et Josh. Père et fils décident de suivre cette petite bande au fin fond du désert marocain pour aller sur les lieux d’une autre rave où Mar pourrait se trouver. Ce voyage à travers le désert est l’objet du film. Une scène décisive est celle où le fils crie à son père au volant de son petit utilitaire de suivre les gros camions raveurs. Celui-ci choisit d’écouter son fils, renversant apparemment la domination adulte. Si ce geste fou trahit la volonté désespérée de ce couple père-fils de retrouver Mar, il place du même coup Esteban, jeune garçon de 12 ans, dans un rôle de protagoniste, ce qui reste assez inhabituel dans des films destinés aux adultes. Cette posture intéressante est développée dans la suite du film, quand père et fils découvrent le monde quotidien de ce groupe d’amis : des punks qui vivent en camions, avec des chiens, et qui ont choisi de ne pas suivre les normes dominantes du monde occidental.
Esteban se montre ouvert et curieux de ce mode de vie : celui d’une famille choisie – c’est dit par l’un des hommes et présenté comme désirable. Au sein de cette famille choisie, on trouve deux couples hétérosexuels dont chacun gère un camion. L’organisation de la vie quotidienne ne tourne pas pour autant autour de la vie conjugale des uns ou des autres. Certaines tâches, comme la conduite des camions et la négociation de l’essence, sont partagées. Des corps différents sont montrés à l’écran : les hommes de ce groupe sont tous estropiés – il manque une main à l’un, une jambe à l’autre et le dernier a l’air très dépendant à des substances psychotropes. Ces corps masculins déviants sont des moyens symboliques assez habiles de rééquilibrer les rapports de genre entre hommes et femmes. Les corps féminins ne suivent pas non plus des normes de genre dominantes, Jade par exemple a une apparence très queer.

De leur côté, Luis et Esteban pourraient incarner un modèle de famille plus traditionnel mais des personnes en sont absentes : la mère, dont le film ne dit rien ; la sœur, dont on ne dit pas grand-chose même si on part à sa recherche. On comprend alors que le scénario a voulu faire de Luis, incarné par Sergi López, un autre personnage masculin habité par le manque. Son apparence bonhomme et sympathique (il est assez petit de taille et ventru), sa fonction de père aimant ainsi que la naïveté de son comportement en font l’avatar d’une masculinité douce, celle du père seul. Au début du film, le contraste entre son errance lente et pataude dans la rave et l’énergie des danseur·ses qui l’ignorent, le place dans une posture d’anti-héros, de Don Quichotte luttant contre les moulins à vent. Sirat s’inscrit en fait dans une tendance du cinéma français qui se plaît depuis plusieurs années à mettre en scène sur un mode réaliste des pères seuls mais volontaires, courageux et impliqués dans la sauvegarde de leur famille. La réalité est pourtant tout autre : les familles monoparentales sont composées en très grande majorité de femmes seules et de leur(s) enfant(s). C’est comme si le cinéma se donnait la mission de prouver que cette défaillance des pères ne doit être généralisée… On peut accorder à Sirat le bénéfice du doute : après tout, le film n’a-t-il pas l’ambition de représenter des situations marginales ? Mais concernant les familles monoparentales masculines au cinéma, on ne peut pas vraiment parler de déficit en la matière…

Vouloir créer une rencontre entre ces deux univers, celui de punks et celui d’une famille monoparentale, pouvait sembler une opportunité scénaristique séduisante : une manière de montrer que des alliances de circonstance peuvent se nouer entre des individus a priori très différents. D’autant plus que la plongée dans l’univers punk ne se réduit au côté folklorique de la consommation de drogues, ce qui est le cliché usuel sur les raveurs et les punks. Laxe précise d’ailleurs qu’il a fréquenté cet univers et y a « trouvé beaucoup de valeurs, beaucoup de cohérence, une forte militance. Tout cet imaginaire de gens qu’on pourrait voir drogués, paresseux, est faux ». Le rapport des raveurs à la musique et à la transe est dépeint avec assez de profondeur, avec une bande son qui joue sur le placement des enceintes à droite et à gauche de la salle de cinéma. Le film tente ainsi de faire vivre au public la transe musicale d’une rave en même temps qu’il la présente à l’écran. Une scène montre Jade en train de réparer un caisson de basse et d’expliquer que même cassé, l’objet peut produire un son efficace – eux-mêmes étant des individus cassés capables de vivre leur vie pleinement. Une autre scène fait un parallèle entre la marche circulaire des musulmans autour de la Kaaba à La Mecque et les danses sans fin des raves.
Il nous a semblé néanmoins que certains clichés revenaient assez facilement : les hommes sont ainsi dévoués à la réparation automobile ; ce sont aussi eux (notamment Tonin et Bigui) qui parlent le plus fort et font des blagues grasses. Même blessée, estropiée, leur masculinité demeure très démonstrative et certaines dynamiques de groupe reproduisent des interactions genrées classiques. A leurs côtés, les personnages de Stephy (le second personnage féminin) et Josh (qui consomme des drogues) sont mutiques : il faut attendre que les autres soient morts pour les voir parler. Certains spectateurs ont d’ailleurs reproché au film le manque de dialogues et le manque de profondeur des personnages.

Des effets de scénario simplistes

Revenons à l’histoire : le groupe d’amis comprend ce père à la recherche de sa fille et l’accepte dans son road trip. Un premier drame advient quand la voiture de Luis – dans laquelle jouaient Esteban et son petit chien – glisse dans un ravin, alors qu’il venait de réussir la réparation difficile d’un camion. C’est un choc pour la spectatrice qui s’était attachée à l’enfant en même temps que, nous semble-t-il, à l’échelle du scénario, cela figure un rappel au réel. Le plus faible, l’enfant, est victime de la bêtise et de la naïveté des adultes qui n’ont pas su le protéger face aux dangers d’une nature hostile, il est sacrifié. Luis a désormais perdu ses deux enfants, en voulant répondre au désir impérieux de retrouver sa fille. Si l’on s’identifie facilement à l’intrigue et aux personnages et que l’on leur cherche un sens, on se dit que vraiment c’était une belle connerie de partir dans le désert sans y être préparé. L’idée de céder à la curiosité enfantine, d’être à son écoute, se trouve violemment contredite. Et toute la suite du film vient alors à osciller entre Squid Game et Mad Max – au moins, ces productions cinématographiques ne mentent pas sur leurs intentions : qui seront les prochains à mourir ? Car les camions vont poursuivre leur voyage et finir par se retrouver sur un champ de mines, d’où ils n’arriveront pas tous à s’extraire. La quête expiatoire prend une tournure quasi-comique et vient pointer l’absurdité du scénario : faire déplacer un père et son jeune fils dans un espace auquel ils sont encore moins préparés que celleux qu’ils suivent. Difficile alors de croire, d’adhérer au film qui avait commencé par installer sa spectatrice dans un registre réaliste.

De plus, cette peinture de l’échec d’un mode de vie alternatif et d’un réel qui explose à la gueule de personnes qui essayent de faire autrement, le tout dans un désert vide et anonyme – où la seule présence humaine est celle d’un petit berger fuyant et des mines dont on ne sait pas à qui elles sont destinées (on verra le caractère problématique d’une telle représentation du désert) – décrit sans s’en rendre compte peut-être (car le réalisateur ne fait pas état de telles intentions dans ses entretiens) une idéologie réactionnaire, ou a minima nihiliste. Le film raconte en effet par son scénario qu’il n’y a pas d’issue, pas d’utopie possible. Là où ses personnages, même avec leurs limites évoquées plus haut, pouvaient raconter par leur mode de vie autre chose.

Le critique enthousiaste du Monde, Boris Bastide, a saisi ces effets de scénario mais sans vraiment aller jusqu’au bout, me semble-t-il : « A chaque fois qu’ils [les personnages] se laissent aller à un moment de lâcher-prise, celui-ci finit d’ailleurs par être interrompu par des forces réactionnaires, comme si Sirat enregistrait l’impossibilité de la fuite hédoniste dans un monde rattrapé par une violence rampante omniprésente. » Mais cette remarque est étrange car le fait d’avoir oublié le frein à main dans un utilitaire (la scène de la chute de la voiture de Luis constituant le point de basculement du film) peut difficilement être qualifié de « force réactionnaire ». Il nous semble que dans le scénario du film, c’est moins le monde occidental dominant, majoritaire, qui est acculé que les individus et leur inconséquence.

Représenter la marginalité punk, représenter le désert

Ces réflexions sur la construction du scénario, qui trahit finalement ses personnages, ramène à une question classique qui est celle de la représentation des marges et des effets politiques de cette représentation. Dans le monde fascisant et militarisé qui est le nôtre, nombreux·ses sont celleux à la recherche d’imaginaires et de modèles alternatifs. Le mouvement punk, par sa radicalité, en fait partie ; il appelle nécessairement un positionnement politique quand il est mis à l’écran. Le film aurait eu un sens différent si ça avait été une bande de jeunes hommes riches et bien-nés qui s’étaient rendus dans le désert pour faire la fête. La punition de l’aveuglement occidental, dans son hédonisme simpliste, aurait sans doute constitué un message clair.

Or Laxe affirme lui-même que les punks défendent un message politique. Il est alors assez étonnant qu’il plonge ses personnages, qu’on pourrait supposer avertis, dans une aventure qui a en réalité des relents coloniaux. Cela nous amène à poser la question suivante : dans le monde réel, des punks européens auraient-ils la riche idée d’aller faire une fête dans un pays du Sud ? de consommer une quantité astronomique d’essence dans un pays où les habitant·es en manquent pour leur subsistance ?
Le réalisateur a expliqué ce choix du Maroc comme cadre du film : « Quand je préparais l’un de mes films précédents, Mimosas, j’habitais dans une palmeraie au Maroc. Une nuit, j’ai commencé à entendre des beats, des kicks. Une teuf était en train de s’organiser et j’y suis allé. Tout cet imaginaire de fin du monde, de désertion vers le sud, s’est incarné à ce moment-là . [1] » Le cinéaste ne dit pas si les participant·es étaient des Marocains ou des touristes occidentaux. Si la désertion mentionnée est un mouvement de rébellion compréhensible (on entend à plusieurs moments des émissions de radio annonçant une troisième guerre mondiale…), il est étonnant que le film ne questionne pas les spécificités du « Sud » qu’il met en scène. En effet, un imaginaire colonial y est remobilisé : celui d’un lointain désert, hostile mais majestueux, où l’Occident irait se perdre pour retrouver sa propre vérité, son sens du sacré ; celui d’espaces grandioses, non habités (ce qui est faux), propres à émerveiller l’Occident qui y trouve son terrain de jeu mais aussi sa perte.

Dès le début du film, en entendant cette histoire d’équipée vers le sud du Maroc, je me suis demandé si le film allait poser la question du conflit au Sahara occidental, un conflit qui oppose le Maroc aux Sahraouis du Front Polisario qui réclament l’indépendance. À la fin, les camions se retrouvent sur un champ de mines mais rien n’est précisé : qui a posé ces mines ? à qui sont-elles destinées ? n’est-ce pas étrange qu’elles soient là alors que, depuis le début, le film nous présente plutôt ce désert comme vide de toute humanité ? Dans Mad Max au moins, les personnages habitaient sur les lieux… et les enjeux politiques y étaient explicites.


générique


Polémiquons.

  • Merci pour cette analyse intéressante, même si je rejoins plutôt le camp des enthousiastes…
    Je tenais à signaler que les mines anti-personnels ne sont pas qu’un simple artifice de scénario. La zone du Sahara Occidental reste encore aujourd’hui truffée de ces engins de mort, résidus délétères d’un conflit oublié (une source parmi d’autres : https://www.avomm.com/Les-mines-antipersonnelles-font-encore-des-degats_a3169.html)
    Quant à l’accusation de colonialisme : je pense que le film est plus retors et plus dialectique que ça. On y évoque à plusieurs reprises une guerre mondiale qui vient d’éclater et que semblent tenter d’oublier les personnages. Elle finit pourtant par les rattraper allégoriquement, par le côté brutal et arbitraire qui réduit une vie à néant en un clignement d’yeux, jusque dans leur fuite intérieure (la musique, la danse, la transe) et géographique (le désert, l’errance). Les dernières images ne présentent-elles pas les Occidentaux-ales rescapé-es trouvant refuge sur un train parmi une cohorte de migrant-es, dont on peine désormais à les distinguer ?

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[1« Mystic deeper », Interview d’Olivier Laxe dans Trois Couleurs, par Margaux Baralon, n° 218, septembre 2025.