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Gaël Morel / 2017

Prendre le large


>> Geneviève Sellier / mercredi 22 novembre 2017


Édith, ouvrière dans le textile (Sandrine Bonnaire), se retrouve sur le carreau à la cinquantaine, parce que son entreprise délocalise au Maroc. Veuve et seule (son fils habite Paris), elle décide, pour continuer à travailler, de suivre l’entreprise de l’autre côté de la Méditerranée, au lieu de percevoir ses indemnités de licenciement, malgré les avertissements inquiets de la DRH et de ses collègues. Elle va à Paris prévenir son fils de son départ, mais il lui a caché qu’il vit en couple avec un garçon, et elle repart sans lui avoir parlé.

Dès son arrivée à Tanger par bateau (!), les stéréotypes les plus anxiogènes s’enfilent comme des perles : elle est littéralement agressée par les porteurs sur le quai, puis le taxi qui la prend en charge manque de renverser une femme qui se jette sur la voiture (« les fous, il y en a autant que de chats, ici » commente le chauffeur de taxi). Elle arrive dans une pension où elle est reçue très sèchement par la patronne, Mina, bien qu’elle soit recommandée. Elle a toutes les peines du monde à se faire montrer le chemin de l’usine dans la zone franche, où elle doit aller travailler le lendemain matin. Quand elle arrive à l’usine, dans un immense espace où des femmes (et quelques hommes) cousent à la machine frénétiquement, elle est reçue très bien par la DRH occidentalisée, très mal par la contremaîtresse qui porte foulard et tunique, et ne parle pas français. Elle s’adapte tant bien que mal, mais va bientôt se faire voler son sac dans la rue, avec tout son argent et ses papiers. Désormais sans le sou, elle est très mal reçue par sa logeuse (à qui elle n’a pas expliqué le vol). Heureusement, le fils de la maison, Ali, lui, a compris sa détresse et va l’aider et convaincre sa mère de sa bonne foi.

Tout paraît s’arranger, y compris à l’usine, mais elle est bientôt licenciée parce qu’elle a commis l’erreur de dénoncer la négligence de la contremaîtresse qui ne fait pas réparer les machines vétustes pour se faire bien voir, alors que les ouvrières reçoivent des décharges électriques qui leur bousillent les doigts. L’aimable DRH est désolée, mais elle ne peut pas passer outre au pouvoir de la contremaîtresse !!!

De nouveau sans le sou, elle se fait embaucher pour cueillir des fraises, travail encore plus dur, que les femmes marocaines accomplissent en chantant (sans blague) alors qu’elle, de plus en plus épuisée, finit par s’évanouir… Elle doit rester la nuit dormir dans une étable (on est pas loin de Jésus obligé de naître dans la paille !) où elle vomit de dégoût, après avoir constaté qu’elle est enfermée. Quand elle revient de ce cauchemar agricole, elle est tellement épuisée qu’elle oublie de prendre sa paye, et on la retrouve inanimée dans la cour de la pension. Mina et Ali la font hospitaliser et préviennent son fils qui vient à son secours. Il la ramène en France et le dialogue reprend entre eux. Je passe sur le « happy end »…

Le personnage féminin est construit comme une sorte de Candide, ignorante de toutes les réalités du Maroc et incapable d’anticiper aucune des difficultés auxquelles elle va être confrontée. Elle est tour à tour la victime idéale de toutes les « exploitations » dont les Blancs peuvent être l’objet de la part d’une population « indigène » à l’affut… ou alors la révélatrice de toutes les exploitations dont souffre cette même population « indigène » sans réagir. Son séjour au Maroc est une sorte de chemin de croix que lui fait subir le scénario et la mise en scène, une descente aux enfers qui renverse terme à terme la réalité de l’exploitation néo-coloniale auquel est soumis le Maroc, y compris bien sûr, de la part de ses élites occidentalisées.

En tant que femme blanche seule, forcément vulnérable, elle est le vecteur d’un re-gard déshumanisant sur les Marocain·e·s qui ne sont valorisé·e·s que dans la mesure où ils/elles se comportent « gentiment » à son égard… Les seules Marocaines « gentilles » sont évidemment celles qui ne portent pas de foulard… Mais le seul personnage vraiment positif, c’est Ali, le fils de la propriétaire de la pension, c’est lui qui fait changer d’avis sa mère que Édith, c’est lui qui lui prête une mobylette pour aller à l’usine, pour lui éviter d’avoir à mettre un foulard pendant le trajet en bus (c’est effectivement une atteinte insupportable à son intégrité !), c’est lui qui vient à son secours quand elle s’évanouit, c’est lui qui appelle son fils à la rescousse, etc. Et c’est lui qu’Édith préfère évidemment !

Le réalisateur Gaël Morel dit s’être inspiré du traitement d’Ingrid Bergman dans Stromboli de Rossellini (1950) pour diriger Sandrine Bonnaire : on retrouve en effet le même sadisme dans la façon de faire vivre au personnage féminin un « chemin de croix » sous prétexte de rédemption (la référence chrétienne n’est pas fortuite) ! Dénuée de toute capacité d’agir, la pauvre Sandrine Bonnaire promène son visage tragique sur une réalité dont elle ne comprend rien, sinon qu’elle lui est hostile ! Qu’allait-elle faire dans cette galère !

Le scénario a été coécrit par le réalisateur avec un écrivain marocain francophone, Rachid O., auteur de plusieurs romans autobiographiques sur l’homosexualité masculine, que la presse française compare à Hervé Guibert. On peut y voir un témoignage parmi d’autres des ambivalences de la francophonie…

Entre instrumentalisation du personnage féminin et regard orientaliste sur le Maroc, Prendre le large ne dépare pas dans la collection de films français qui reconduisent les stéréotypes les plus discriminants et sur les femmes (blanches ou pas) et les ex-colonisé·e·s.

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