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Maïmouna Doucouré

Mignonnes


Caroline A. Streeter / mercredi 14 avril 2021

Des pré-adolescentes rebelles qui font polémique


Le film Mignonnes réalisé par Maïmouna Doucouré qui vient de recevoir le prix Alice Guy , raconte le passage à l’âge adulte d’Aminatta (Amy), une jeune fille musulmane sénégalaise de onze ans, nouvellement arrivée dans un quartier populaire parisien où elle vit avec sa mère et ses deux jeunes frères. Le père d’Amy, qui va bientôt rejoindre la famille depuis le Sénégal, amène avec lui une femme dont il a l’intention de faire sa seconde épouse, un événement qui plonge Mariam, la mère d’Amy, dans un bouleversement émotionnel. Témoin secret de la détresse de Mariam, Amy souffre par empathie de la douleur de sa mère, mais, en tant qu’enfant, elle ne peut rien faire pour l’atténuer.

Une voisine dans l’immeuble, la charismatique Angelica, fréquente la nouvelle école d’Amy, où elle est à la tête d’un groupe d’amies extraverties. Angelica, Yasmine, Coumba et Jess forment une bande multiraciale de collégiennes parisiennes, à l’aube de la puberté et désireuses de grandir plus vite. Dans le but de s’exprimer, elles s’entraînent pour participer à un concours de danse local et se sont baptisées "les Mignonnes". Attirée par l’énergie de ses camarades de classe et par la musique sur laquelle elles chorégraphient leurs mouvements, Amy décide de danser elle aussi.

Le film de Doucouré oscille habilement entre la vie familiale ordonnée d’Amy, marquée par la responsabilité de ses jeunes frères et l’enseignement des règles de la féminité musulmane, et l’attraction de la culture laïque, représentée par ses amies d’école, la musique populaire et les réseaux sociaux. Mignonnes a été projeté au Festival du film de Sundance en janvier 2020, où il a été nommé pour le Grand Prix du Jury dans la catégorie "World Cinema", et Doucouré a remporté le prix de la mise en scène dans cette catégorie. Mignonnes est le premier long métrage de Doucouré. Il fait suite à Maman(s), son court métrage primé en 2015. Maman(s) met en avant un élément essentiel de l’intrigue de Mignonnes : les effets de la polygamie sur les femmes et les petites filles.

Un film, deux images

En octobre 2020, un grand jury du comté de Tyler, au Texas, a inculpé Netflix - la plateforme de streaming - pour avoir fait la promotion de Mignonnes, qui a été mise en ligne le 9 septembre. Netflix est accusé de faire la promotion de matériel visuel obscène représentant un enfant, un crime d’État. Parmi les législateurs qui ont condamné le film avec véhémence figurent le sénateur du Texas, Ted Cruz, et le représentant du Texas, Brian Babin. Cruz a officiellement demandé au ministère de la Justice des États-Unis de poursuivre Netflix, et Babin a publiquement dénoncé le film comme étant de la pornographie enfantine. (Le procureur du comté de Tyler, Lucas Babin, est le fils de Brian Babin). Le dossier judiciaire affirme que Netflix a sciemment fait la promotion d’une œuvre qui "montre l’exhibition obscène des organes génitaux ou de la région pubienne d’une enfant habillée ou partiellement habillée de moins de 18 ans au moment où le matériel visuel a été créé, et qui fait appel à l’intérêt sexuel lubrique".

L’inculpation au Texas a été le point culminant d’un tollé public contre MIgnonnes aux États-Unis, qui a commencé sur les réseaux sociaux et s’est manifesté dans tout le spectre idéologique plusieurs semaines avant le début de la diffusion du film.

désapprobation a d’abord été déclenchée par l’image promotionnelle choisie par Netflix pour le film, ainsi que par la description de l’intrigue, qui met en scène une protagoniste préadolescente qui "est fascinée par un groupe de danse twerking". (Le"twerking", un mouvement de danse focalisé sur les fesses et les hanches, est associé à la culture hip-hop et aux danseuses des clubs de strip-tease). La publicité de Netflix montre quatre filles figées dans des poses provocantes et des costumes légers sur une scène, ce qui correspond à l’avant-dernière séquence de Mignonnes - le concours de danse. L’image, associée au terme twerking, a touché une corde sensible. Les créateurs de la plateforme de partage de vidéos YouTube ont pris la parole pour dénoncer Mignonnes. L’indignation du public a alimenté le hashtag #CancelNetflix sur Twitter et la plateforme a perdu des abonnés.

Il y a un monde de différences entre l’image promotionnelle de Netflix et l’image dynamique qui figurait sur l’affiche du film lors de sa sortie en salles en France et lors de sa projection dans les festivals de cinéma. Sur l’affiche, les quatre mêmes filles sont représentées dans un paysage urbain parisien, capturées en plein mouvement dans une rue pavée. Les filles portent des grands sacs. Des confettis multicolores tombent en pluie. Il y a un sentiment de jubilation et de fête. Le gouffre entre la publicité Netflix et l’affiche française du film est illustré par la distinction établie par John Berger, qui explore les relations entre le genre et le regard. Dans Ways of Seeing (Voir le voir, 1972), Berger a analysé comment, dans l’histoire de la peinture à l’huile occidentale, les figures féminines étaient représentées comme des objets du regard, et donc de la consommation. Berger écrit : « Les hommes agissent et les femmes apparaissent. Les hommes regardent les femmes. Les femmes se regardent elles-mêmes être regardées. Cela détermine non seulement la plupart des relations entre les hommes et les femmes, mais aussi la relation des femmes à elles-mêmes. L’observateur de la femme est un homme : la femme observée est une femme.

Ainsi, elle se transforme en objet - et plus particulièrement en objet de vision : une vue. » L’image promotionnelle de Netflix pour Mignonnes est caractéristique du regard objectifiant et de la conscience subjective que Berger impute aux femmes. Les quatre filles posent de manière calculée : Amy est assise sur ses talons, les genoux écartés, Angelica est semi-accroupie, Jess est debout, le dos arqué et la poitrine en avant, et Coumba est à quatre pattes, une main sur son propre postérieur. Elles sont disposées de manière à maximiser l’exposition de leurs corps pour le spectateur. Elles semblent hyper conscientes d’être regardées - elles rencontrent et anticipent les regards.

Maïmouna Doucouré n’a pas été impliquée dans la création du matériel promotionnel de Netflix, et n’en était pas consciente jusqu’à ce qu’elle commence à recevoir des messages de menace. Netflix a rapidement reconnu que son image associée au twerking donnaient une idée fausse de Mignonnes, et a présenté ses excuses. La plateforme a remplacé l’image fixe des filles sur la scène par un gros plan d’Amy et ses trois amies derrière elle, toutes en tenue de ville. Netflix a supprimé l’allusion au twerking ; à la place, le personnage "est fasciné par un groupe de danse à l’esprit libre". La publicité originale de Netflix a surdéterminé la réponse américaine à Mignonnes, car l’image fixe évoque le spectre d’une sexualité pré-adolescente. Cela dit, l’image corrigée de Netflix représentant les quatre filles en gros plan avec des moues invite également à un regard objectifiant, bien que sans la valeur de choc de l’image qui a déclenché le hashtag #CancelNetflix. Les moues des filles semblent calculées pour susciter une réponse, et font écho aux mots de John Berger : "Les femmes se regardent en train d’être regardées". Les images sélectionnées par Netflix pour promouvoir Mignonnes - tant l’original que le correctif - sont des compositions statiques qui mettent l’accent sur la séduction.

L’affiche française du film au contraire représente les personnages en mouvement, se faisant plaisir. L’image est aussi tirée d’un épisode du film. Au début, nous apprenons l’existence des "Sweety Swags", un groupe de filles plus âgées qui fréquentent le collège d’Amy et dansent ensemble. Elles sont plus matures physiquement que le groupe d’Angelica, avec des mouvements de danse sexy et assurés. Au cours d’une bagarre dans la cour de l’école entre les membres des Sweety Swags et les Mignonnes, elles "déculottent" Amy, c’est-à-dire qu’elles lui enlèvent son pantalon pour exposer ses sous-vêtements. Elle est terriblement humiliée, notamment parce que ses sous-vêtements sont usés et ont une allure enfantine. Par la suite, Amy vole de l’argent à sa mère et offre à ses amies une virée pour acheter de la lingerie.

La photo utilisée pour l’affiche du film est tirée de cette séquence de shopping en ville : on voit au ralenti Amy, Angelica, Jess et Coumba émerger progressivement dans une rue pavée, le sommet de leur tête en premier. Elles sautillent énergiquement et lancent des confettis et des vêtements en l’air. Elles portent des sacs et ont enfilé des soutiens-gorge et des culottes en dentelle de couleur vive par-dessus leurs vêtements de ville. La mention "Culotté et Émouvant", éloge des Mignonnes tiré de du Journal du Dimanche, figure sur l’affiche du film. Au moment où Amy est "déculottée" par les Sweety Swags, elle a rejoint le groupe de danse d’Angelica et a enseigné aux filles une chorégraphie sexuellement évocatrice qu’elle a découverte sur les réseaux sociaux.

La sexualité féminine pré-adolescente est au cœur des préoccupations de Doucouré. La réalisatrice a expliqué que la sous-intrigue du concours de danse de Mignonnes vient du groupe de pré-adolescentes qu’elle a vu se produire lors d’une fête de quartier à Paris où elle a grandi. Doucouré raconte avoir été choquée par la sexualité évocatrice des mouvements de danse des filles, par l’incongruité des costumes révélateurs et de la chorégraphie osée dans le contexte d’une fête de quartier, et par sa curiosité face au décalage apparent entre l’âge des filles et leur performance. Par la suite, Doucouré a fait des entretiens avec des pré-adolescentes une partie essentielle de la recherche qu’elle a menée pour le film.

Ces entretiens l’ont convaincue que la recherche d’approbation sur les réseaux sociaux est un facteur clé du type de performance dont elle a été témoin. Selon Doucouré, les adultes ne se rendent pas compte à quel point la représentation d’un comportement sexuel précoce chez les préadolescentes est liée à l’importance des réseaux sociaux dans leur monde, où la construction de l’estime de soi dépend fortement des "likes" et des "follows". Doucouré espère que son film "lancera un débat sur la sexualisation des enfants" en montrant comment le désir d’être populaire sur les réseaux sociaux a, pour beaucoup de filles, rendu nécessaire, voire impératif, l’adoption de comportements sexuels précoces.

En France, la sexualisation des enfants est une préoccupation de l’État, explicitement liée au problème de l’inégalité des sexes. En 2012, le Sénat français a commandé une étude sur "l’hyper-sexualisation", un phénomène social décrit comme ayant "pris naissance outre-Atlantique (aux États-Unis) dans les années 2000", consistant en "des stratégies qui sexualisent délibérément le corps des enfants" (en particulier des filles) afin "de réussir à séduire". Selon ce rapport, l’hyper-sexualisation peut se manifester sur les enfants eux-mêmes ou par le biais de représentations visuelles telles que la publicité, la vidéo et les réseaux sociaux.

La fureur suscitée par Mignonnes aux États-Unis ne s’est pas calmée. Au fur et à mesure que les gens regardaient le film et continuaient à exprimer leurs opinions, il est devenu évident que la bévue marketing de Netflix n’était que la première étape de la controverse. Pour certains spectateurs, la fictionnalisation par Doucouré de ce dont elle avait été témoin dans un quartier parisien - des préadolescentes se livrant à une chorégraphie sexuelle - est en soi une forme d’exploitation. Pour beaucoup, la décision de Doucouré de confier les rôles à des pré-adolescentes a exacerbé le problème, faisant du film un exercice de sexualisation des enfants dans la réalité.

En entendant parler de la "campagne d’annulation" en ligne contre Mignonnes, j’ai pensé au succès de l’émission de téléréalité Toddlers and Tiaras (Tous-petits et diadèmes), diffusée sur The Learning Channel (TLC) entre 2007et 2016, qui emmenait les téléspectateurs dans les coulisses du monde impitoyable des concours de beauté pour enfants, dont les plus compétitifs et les plus clinquants mettent en scène des filles - parfois littéralement des toutes-petites, comme le suggère le titre - transformées en version miniature de candidates adultes : bronzage par pulvérisation, maquillage complet, coiffure élaborée et chorégraphie qui s’appuie fortement sur le désir de séduire : moue, baisers, déhanchements, clins d’œil, etc. Alors les politiciens du Texas ont déclenché les hostilités en qualifiant Mignonnes de pornographie enfantine, le Texas est le terrain d’origine de ces concours et des franchises dérivées de Toddlers and Tiaras telles que Here Comes Honey Boo Boo (2012-2017). (En 2013, le Sénat français a adopté une mesure visant à mettre fin aux concours de beauté pour les enfants de moins de 16 ans et à imposer des amendes importantes à toute personne cherchant à les organiser.)

La sexualisation des enfants pré-pubères dans le monde des concours de beauté a été parodiée par la série animée South Park dans l’épisode "Dead Celebrities" (saison 13, épisode 8, 2009)). (South Park se déroule dans le Colorado, où se trouve la maison de JonBenét Ramsey, candidate à un concours de beauté assassinée). Dans "Dead Celebrities", les scènes du concours de beauté montrent des juges masculins adultes se masturbant devant le spectacle de petites filles imitant les mouvements séducteurs de femmes adultes.

Cette scène, à mon avis, interroge la logique qui sous-tend l’acceptation sociale des performances de séduction des enfants dans des lieux tels que les concours de beauté : l’innocence sexuelle des enfants neutralise en quelque sorte leur comportement séducteur. Un tel comportement est "mignon" plutôt que provocateur ; il serait pervers pour un adulte de trouver un enfant sexuellement attirant. Les juges masturbateurs de South Park illustrent le comportement pervers du pédocriminel.

Les objections des consommateurs américains vis-à-vis de Mignonnes reviennent sans cesse sur ce sujet : la pédocriminalité. Les commentaires imprimés et en ligne sur le film ont eu tendance à passer rapidement d’un malaise face à des images représentant une sexualité précoce à des accusations d’exploitation d’enfants et d’attrait pour les pédocriminels. Ce phénomène était évident dès avant le lancement de Mignonnes sur Netflix comme après sa mise en ligne.

La controverse autour de Mignonnes et l’accent mis sur la pédocriminalité au cours des mois précédant l’élection présidentielle américaine de 2020, a coïncidé avec la persistance de rumeurs diffusées par des groupes conspirationnistes d’extrême droite, tels que Q Anon, sur le trafic d’enfants parmi des personnalités démocrates. Les conditions et le moment de la sortie de Mignonnes aux États-Unis - sur une plateforme pendant le confinement provoqué par la pandémie - ont fait que les réceptions critique et populaire du film ont été simultanées. Les critiques ont été quelque peu déconcertés par la vague véhémente de réactions négatives, surtout lorsqu’il est apparu que le visionnage du film ne faisait pas systématiquement changer les gens d’avis.

Pourquoi les représentations d’une sexualité précoce chez des pré-adolescentes suscitent-elles autant d’inquiétude et de réprobation - en particulier chez un public américain qui tolère couramment la séduction suggestive des jeunes enfants ? Je pense que la question de l’âge est l’enjeu central pour le public choqué par le film. Le comportement séducteur des petites filles dans les concours de beauté peut être considéré comme bénin parce que leur sexualité est impensable. Les filles de Mignonnes touchent une corde sensible précisément parce qu’elles sont au début de l’adolescence. Sur le point d’avoir leurs premières règles, de développer leurs hanches et leurs seins, leur sexualité est émergente. Et Maïmouna Doucouré a donné à ses personnages pré-adolescents une capacité d’action et de désir. Elles ont envie de grandir car elles savent que l’âge adulte apporte le pouvoir, et elles ont l’intuition que le bien le plus précieux d’une femme est sa sexualité.

Un film, deux mondes féminins

Comme son personnage principal Amy, Doucouré a grandi entre deux mondes : la culture sénégalaise immigrée et la société laïque française, dans une famille polygame. Bien que Mignonnes soit couramment décrit comme un film qui présente de profonds contrastes entre l’héritage sénégalais d’Amy et la vie laïque française, l’histoire dessine un parallèle frappant en ce qui concerne la sexualité féminine. Dans Mignonnes, les leçons d’Amy sur la féminité proviennent de deux sources : les femmes sénégalaises de la communauté d’immigrantes guidées par leur foi musulmane, et les réseaux sociaux de la société laïque française. Le groupe de prière non-mixte auquel Amy participe prône la chasteté et la vertu. Grâce aux réseaux sociaux, Amy apprend que les performances de séduction explicite sont populaires. Que l’objectif soit de rester en retrait - comme l’enseigne sa foi - ou de s’exposer – attitude encouragée sur les réseaux sociaux - les deux discours montrent clairement que la sexualité d’une femme est son capital le plus précieux.

La première scène de Mignonnes se déroule avant le titre : il s’agit d’un flash-forward en gros plan sur Amy en train de sangloter. On retrouve ce moment annoncé à la fin du film, lorsque Amy se produit sur scène avec l’objectif de mener ses amies à la victoire dans le concours de danse : brusquement submergée par la perspective du remariage de son père, qui a brisé le cœur de sa mère, elle quitte la scène, abandonnant ses amies.

Après ce flash-forward et le titre Mignonnes, le film commence avec Amy dans l’appartement familial, dans la chambre de ses parents, faisant un dessin pour sa mère. Il s’agit d’un portrait de la famille : la mère, le père, la fille, le fils et le bébé. Le père d’Amy est au Sénégal, son pays natal ; il va bientôt revenir, la famille sera à nouveau réunie, au complet. Amy est heureuse de ces retrouvailles et a l’intention de surprendre sa mère avec ce portrait de famille. Par la suite, Amy apprend une nouvelle étrange et malvenue : son père va rentrer à la maison avec une autre femme, destinée à être sa seconde épouse, qu’il a l’intention d’épouser en grande pompe. Toute la communauté va faire la fête. Une pièce de l’appartement est redécorée pour accueillir les nouveaux mariés. Elle est claire, blanche, digne d’une princesse. Plus tôt, Amy a vu sa mère marcher jusqu’au seuil de la pièce, à moitié habillée, les cheveux ébouriffés, debout et fixant la porte.

Mariam, qui prépare le lit de mariage pour la nouvelle épouse, fait son devoir mais souffre. Amy et son frère Ismaël ne doivent pas entrer dans la chambre. Elle est interdite, spéciale, sanctifiée. Le père d’Amy envoie des cadeaux en prévision de son arrivée : de nouveaux vêtements d’apparat pour les enfants. Ismaël enfile ses vêtements en jubilant : "Regarde comme je suis beau ! » Mariam tient la robe contre sa fille et lui dit qu’elle sera très belle au mariage de son père. À ces mots, Amy est dépitée, on sent qu’elle ne veut plus jamais porter cette robe.

Dans la communauté immigrée d’Amy, le personnage de "la Tante" est une femme âgée garante des règles du patriarcat. Elle joue un rôle important dans la famille d’Amy, en dirigeant la réaction de Mariam au second mariage de son mari. L’une des scènes les plus émouvantes de Mignonnes est filmée du point de vue d’Amy, sous le lit de sa mère où elle se cache. Nous voyons les pieds chaussés de sandales de Mariam et de la Tante pendant qu’elles discutent. La femme âgée demande à Mariam d’appeler ses amis et sa famille pour leur annoncer la bonne nouvelle du second mariage de son mari. À contrecœur, Mariam passe le premier appel. Puis la connexion est coupée et elle éclate en sanglots, assise lourdement sur le lit. En entendant sa mère pleurer, Amy a les yeux remplis de larmes.

Bien que la polygamie soit interdite en France depuis 1993, cette pratique persiste au sein des communautés immigrées. Mignonnes et Maman(s) traitent tous deux des effets de la polygamie sur une famille à travers les yeux d’une petite fille, en décrivant sa rébellion. Les deux films révèlent la façon dont l’immaturité d’une enfant peut la rendre aveugle aux répercussions potentiellement graves de ses actes. Aïda jette littéralement le bébé de son père à la poubelle, et Amy noie presque sa rivale Yasmine pour prendre sa place dans le groupe de danse d’Angelica.

Le fait qu’Amy soit en possession d’un smartphone lui donne accès à un monde laïc dans lequel Internet apprend aux filles à devenir des femmes. L’accès d’Amy aux réseaux sociaux lui offre un espace crucial pour se construire une identité indépendante. La première fois qu’elle publie un message, Amy prend un selfie de son visage reflété par la fenêtre de sa chambre, baigné par le clair de lune et la lumière de la rue.

Elle trouve des amies en ligne. Une fois qu’elle a posté, l’expression de son visage s’illumine lorsqu’elle reçoit le premier "like". Avec le smartphone, Amy s’assure également une place dans le groupe de danse d’Angelica en devenant la vidéaste des séances d’entraînement. Le smartphone est donc un moyen d’expression personnelle, un outil de recherche et un instrument documentaire.

Lorsque Amy quitte la scène vers la fin du film, elle rentre chez elle en courant, non pas par sens du devoir envers son père, mais par loyauté envers sa mère. Lorsqu’elle arrive, réclamant Mariam, la Tante est là. Choquée par la tenue légère d’Amy, elle s’exclame : "Qu’est-ce que tu portes ? Une prostituée porterait ça. Où étais-tu passée ? Va mettre la robe que ton père a envoyée." Mariam prend la défense d’Amy en disant : "Tante, laisse ma fille maintenant". Exaspérée, la Tante les quitte. Alors que celle-ci est horrifiée par la tenue de danse évocatrice, Mariam semble comprendre intuitivement ce qui est à l’origine de la rébellion d’Amy : le second mariage de son père et les bouleversements qu’il entraîne dans la famille. Amy lève les yeux vers sa mère et la supplie : "S’il te plait, Maman. Je peux pas." Comprenant que le mariage qui lui a brisé le cœur a également brisé celui de sa fille, Mariam exerce enfin son autorité en donnant à Amy la permission de ne pas y assister. Elle lui répond : "Moi, je suis obligée d’y aller ; mais toi tu n’es pas obligée. »

Amy regarde Mariam qui, résolument, redresse les épaules et quitte l’appartement. Alors qu’Amy reste seule, nous entendons les sons d’un instrument à corde unique, la kora d’Afrique de l’Ouest, et la voix du célèbre griot et musicien sénégalais Ablaye Cissoko. Alors que la chanson "Amanké Dionti" retentit, la caméra passe à la chambre à coucher d’Amy, où deux tenues abandonnées reposent côte à côte sur son lit - la robe pour le mariage de son père et le costume pour le concours de danse. Amy abandonne les deux pour enfiler sa tenue préférée, un jean et un t-shirt, et sort pour sauter à la corde. Dans la scène finale - un dernier moment de cinéma surréaliste et spectaculaire - Amy saute de plus en plus haut au ralenti tandis que nous nous élevons avec elle au-dessus de Paris. Elle sourit, ravie. Nous regardons son visage souriant, ses cheveux lâchés qui s’agitent de haut en bas. (La scène au ralenti d’Amy dans la rue à Paris avec Angelica, Jess et Coumba célébrant leurs achats, anticipe la joie qu’Amy exprime dans les dernières images au ralenti du film).
La chanson "Amanké Dionti" (en wolof : "Elle n’est pas ton esclave") est tirée d’un album de 2012 du même nom, une collaboration entre Ablaye Cissoko et le trompettiste de jazz Volker Goetze. "La chanson s’attaque à l’un des problèmes de société les plus méconnus auxquels sont confrontés les Sénégalais (...) : les milliers de jeunes femmes des régions reculées les plus pauvres sont envoyées par leurs familles pour servir de domestiques à des familles urbaines plus prospères. Ces jeunes femmes espèrent travailler en échange de nourriture, d’un abri, d’une éducation et certainement de plus d’argent qu’elles n’auraient jamais pu en gagner si elles étaient restées chez elles, mais au lieu de cela, beaucoup sont exploitées et traitées comme des esclaves. En abordant ouvertement cette question, Cissoko viole un tabou dans son pays... devant un public international ."

L’aspect le plus fascinant du film, est l’exploration par Doucouré de la rencontre dans la vie d’une jeune fille entre la culture laïque et la culture traditionnelle dont les normes de féminité et la loi patriarcale stipulent qu’un homme est en droit de prendre plus d’une épouse et que les femmes et les petites filles en assument les conséquences.

Ce que j’aime dans la description des réactions des femmes et des filles à la polygamie dans Maman(s) et Mignonnes, c’est la démystification de la réponse féminine. Alors que la critique occidentale de la polygamie tend à se concentrer sur le problème de l’(in)égalité des sexes, les deux films montrent l’impact émotionnel de cette pratique, et c’est important parce qu’on a tendance à penser que les femmes musulmanes acceptent cet état de fait sans réagir. En fait, c’est peut-être simplement que nous n’entendons pas beaucoup le point de vue des femmes. Elles réagissent avec le même sentiment de trahison et de déchirement que l’on attendrait d’une femme non musulmane. Doucouré démystifie la polygamie en décrivant sa dimension humaine plutôt que le débat politique.


générique



Polémiquons.

  • Très bonne critique d’un point de vue "macro"-social. L’intérêt énorme de ce film est de montrer que les femmes, musulmanes ou non, adultes ou non, sont... des humains. Qu’elles ont des idées, qui les font agir, et qui ne sont pas celles que les hommes leur prêtent. Ou ne leur prêtent pas, les hommes appréciant qu’une fille soit manipulable, donc moins intelligente qu’eux (le culte des jeunes filles, des "teens" des porno, qui est celui, en réalité, des filles manipulables).
    Le film essaye de faire prendre conscience, à ceux qui ne l’aurait pas, que même les femmes sexualisées par un regard masculin ont leur propres raisons d’agir, qui peut, bien souvent, être différent que celui de faire plaisir aux dominants.
    Il rappelle que les femmes sont obligées de composer avec la société patriarcale, et qu’elles vont chercher à tirer le meilleur parti de leur triste condition, et ce, dès l’enfance malheureusement. La réalisatrice casse ce mythe confortable pour les hommes, en montrant que le patriarcat pourri les jeux des enfants, leurs imaginaires, interfère avec. C’est sûrement cela que les tartuffes d’Outre-Atlantique n’ont pas supporté. Les préados du film ne dansent pas "innocemment" (sans arrière-pensées). Mais leurs arrière-pensées ne sont pas celle que les hommes aimeraient leur prêter (des idées sexuelles). Et ça, c’est insupportable pour les hommes aimeraient s’imaginer que les femmes n’ont pas conscience de leur état dominées, parce qu’il doit être difficile pour un homme d’apprécier le spectacle d’une streap teaseuse si, en même temps, il se figure que, probablement, elle réfléchit elle aussi au spectacle qu’il lui offre, par exemple qu’elle le trouve laid, ou ridicule, ou qu’elle pense, tout simplement, bref qu’elle n’est pas qu’un objet. Le film montre que le patriarcat pousse les femmes à déshumaniser, à désinvestir la sexualité en tant qu’activité plaisante, pour en faire un outil de réussite. Les hommes n’aiment pas qu’on leur rappelle les conséquences de leur pouvoir, les conséquences du patriarcat, et que le sexe partagé n’existe pas réellement, dans un monde inégalitaire : la classe des femmes est une classe hostile, inquiétante, comme pouvait l’être aux yeux des blancs les groupes d’esclaves noirs : à surveiller attentivement, pour éviter les retours de bâton. Comme peuvent l’être les ouvriers vis-à-vis des patrons.
    L’intérêt de ce film, c’est qu’il refuse d’adopter le point de vue objectifiant, réifiant, que quasi toute la société orchestre pour le confort des hommes.

    Quelques trucs sur le "micro" :
     le personnage de la mère, dans le film, est à mon avis un peu différent d’une maman dévastée, puis protectrice.
    Il y a aussi, de la part de la mère, de la manipulation, une revanche sur le père par enfant interposé. Elle autorise sa fille Ami à ne pas assister au mariage du père. Quel est le message ? On peut se dire que c’est pour protéger sa fille, comme le dit cette critique. Mais on peut aussi se dire que c’est une menace voilée à l’endroit du mari : un mari qui met en colère sa femme (ici en niant son humanité et ses sentiments), risque de voir la mère monter les enfants contre lui. La petite Ami aujourd’hui, le fils demain.
    En affirmant son autorité sur la tante quand il est question de sa fille, le film montre que la mère érige sa fille en émissaire officieux de sa colère, aux yeux de la société qui va assister au mariage. Officiellement la première épouse est présente, elle montre son approbation officielle. Mais officieusement, personne ne va manquer de remarquer l’absence de la fille aînée, futur bâton de vieillesse du point de vue des sociétés sans système de retraite collectif, mode de pensée qui sont lents à oublier. La tante ne s’y trompe pas : elle réagit fortement quand Ami, puis sa mère, décident de ce mode d’action. Elle voit que l’absence d’Ami est une menace, pour la paix du foyer à court terme, pour la bonne survie du patriarche à plus long terme. La rébellion contre le système patriarcal est ici le fait de la mère qui s’appuie sur l’empathie de son enfant. Là aussi, le film montre que le système patriarcal produit des femmes obligées d’en venir à la manipulation (ici, des enfants) pour pouvoir agir (dans la mesure du possible pour la mère). En quoi le film montre le résultat de l’éducation patriarcale, une fois la femme devenue adulte, et la violence qui touchera tous les humains en jeu, d’une manière différente (même si il est évident qu’agir par manipulation de ses enfants ne sera pas aussi efficace que d’agir directement soi-même).
    La scène de fin, où Ami a l’air très heureuse, et acquiert une part de liberté, peut aussi s’interpréter comme un soutien conscient d’Ami à sa mère. Il n’y a plus de manipulation inconsciente, car l’action est acceptée par la petite complice, qui s’y prête volontiers (qu’elle a elle-même inspiré). Mais la mère prive malgré tout sa fille d’un bon repas, l’oblige, pour le futur, à endosser le rôle de "la fille qui n’était pas au mariage", et donc l’expose à la colère de la nouvelle femme, qui pourrait chercher à faire payer à Ami son insolence, plus tard, une fois installée. Pour Ami, cela lui donne l’occasion de soutenir sa mère, alors qu’avant elle ne pouvait rien faire. Les deux femmes se liguent pour résister au pouvoir du patriarche, dans la mesure de leur possible : la menace, qu’Ami n’évalue pas aussi bien que ne pourrait le faire une adulte, qui sait mieux ce que vieillir veut dire.

     dans le film, on voit bien que ce qui pousse les enfants à danser "comme les grandes", c’est pour certaines la recherche de la réussite (ou ce qui en tient lieu de nos jours, captiver un public), mais pour Ami, c’est de construire une amitié avec l’une des membres du groupe de danse. Pas tous le groupe. Le groupe n’est pas si important pour elle, ce qui l’intéresse c’est l’estime et l’amitié de la jeune fille brune si assurée.
    Il y a donc, dans ce film, une réflexion sur les mouvements de groupe, sur la construction de l’amitié "toxique". Car cette amitié est basée sur l’intérêt économique pour Ami : elle est rejetée dans un premier temps par les membres de la bande (sauf la cheffe, qui doit garder son aura, sait-on jamais), puis acceptée parce qu’elle a un outil technologique désirable : de quoi filmer. Là, elle est acceptée par le groupe. C’est un lien d’intérêt trop direct pour passer pour de l’amitié sincère (même si les amis peuvent s’aider les unes les autres, ça n’est pas en général un moteur premier et essentiel). Cela se confirme avec la scène de l’après-midi d’achats, quand Ami paye les sous-vêtements de toute la bande avec l’argent dérobé : ce qui est présenté comme une virée shopping entre amies est, en réalité, un groupe d’amies qui profite de la détresse d’une étrangère au groupe, qui monnaye littéralement leurs amitiés.
    Très vite, Ami est repoussée à nouveau, dès qu’elle montre des signes de fragilité sociale (quand elle "va trop loin" dans la provocation, par maladresse et méconnaissance des codes sociaux ados, en photographiant sa vulve).

    Dans le film, il y a bien, à mon avis, une critique du système patriarcal libéral, pas seulement du système patriarcal.

  • Bonjour. Petite précision par rapport à la très belle chanson "Amanké Dionti". Chantée par un artiste sénégalais, Ablaye Cissoko, elle n’en est pas pour autant wolof mais sarakholé / soninké d’après ce qu’une amie sénégalaise m’en dit.

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