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Little Fires Everywhere


>> Marion Hallet / samedi 9 mai 2020

Une critique nuancée de la bonne conscience blanche


Mini-série télévisée (8 épisodes) créée par Liz Tigelaar, Hulu.
Amazon Prime Vidéo la diffusera à partir du 22 mai.


Dans Little Fires Everywhere, la plupart des gens disent souvent que leurs actions n’ont « jamais rien à voir avec la race », en adoptant un air d’indignation choquée, car ils « ne voient pas la couleur  » (!) – ils se considèrent être des bonnes personnes, des gens bien intentionnés.

Ce type de déclaration, est-il encore nécessaire de le préciser, est pourtant dangereux, et tout aussi néfaste, par exemple, est la démarche inverse : reprocher à quelqu’un de « mettre la race sur le tapis » quand cette personne souligne à juste titre la différence de privilège – nombreux sont ceux dans nos médias qui vont jusqu’à dire que la personne qui accuse de racisme serait aussi nuisible, si pas davantage, que la personne raciste. Le plus souvent, ces gens sont blancs, « confortables financièrement » (c’est mieux que de dire « riches ») et privilégiés. Ce sont eux que Little Fires Everywhere met en spectacle, et de ce qu’il advient quand leur monde soigneusement construit se fissure. Les blancs sont alors confrontés à l’idée qu’ils ne sont peut-être pas aussi progressistes et ouverts d’esprit qu’ils le pensent.

La force de la série est d’arriver à montrer de façon nuancée et avec empathie à quel point les blancs luttent pour comprendre et reconnaître l’existence de leurs privilèges (le privilège blanc peut parfois simplement être l’absence de discrimination), mais également d’entrecroiser ces problématiques liées à la race avec d’autres, telles que la maternité (y compris la dépression post-partum), les différences de classes sociales et économiques à l’œuvre dans les banlieues américaines cossues, les sexualités queer, l’agentivité artistique, l’avortement et le sexisme. Le résultat de brèves recherches sur Internet m’indique que le roman de Celeste Ng, que je n’ai hélas pas lu [1] et dont est adaptée la série, approche la notion de race de façon moins directe, la majorité des opinions présentées étant davantage enracinées dans la lutte des classes, la prédation et les privilèges. C’est le casting de Kerry Washington, une actrice noire-américaine [2] (la race de son rôle n’est pas précisée dans le roman, mais il est supposé qu’elle est blanche) qui a changé la donne (elle et Reese Witherspoon, l’autre rôle féminin principal, sont également productrices exécutives de la série et Ng en est l’une des productrices – les équipes créatrices et exécutives de la série sont à forte majorité féminine).

L’histoire se déroule à Shaker Heights, une banlieue tranquille de Cleveland dans l’Ohio, aux Etats-Unis, entre juillet et décembre 1997. On suit la famille Richardson, blanche, aisée et traditionnelle, et les événements qui mènent à l’incendie de leur maison – imposante sur sa butte verdoyante, elle représente la famille nucléaire, la perfection domestique, la stabilité et la réussite économique – que l’on voit au début du premier épisode. Dans le roman, les lecteurs apprennent tout de suite que c’est Izzy, la cadette de la famille et l’ado « difficile » (la vérité est bien sûr plus complexe et a, entre autres, à voir avec son identité sexuelle), qui a volontairement commis l’incendie en allumant des « petits feux partout » (d’où le titre, mais les « petits feux » sont également une métaphore) ; la série le sous-entend aussi au début mais réserve une part de mystère.

En huit chapitres, la série remonte le fil des évènements avant l’incendie. Tout commence par l’arrivée de Mia Warren (Washington) et de sa fille Pearl (Lexi Underwood), deux personnes qui se mêlent à la vie des Richardson, exposant par inadvertance leurs pires traits. Mia, une femme noire, artiste multidisciplinaire et mère célibataire, mène une vie itinérante et arrive à Shaker Heights avec sa fille et loue un appartement à Elena (Witherspoon), la mère à la tête de la famille Richardson et journaliste locale. Au fil des jours, Mia et Pearl, issues de la classe ouvrière et sans racine familiale (Pearl ne sait pas qui est son père), s’intègrent dans leur vie quotidienne : Pearl fréquente la même école que les quatre enfants Richardson, se liant d’amitié avec le second fils Moody (Gavin Lewis) et se languissant de son frère aîné Trip (Jordan Elsass). Pendant ce temps, Izzy (Megan Stott) commence à nouer une relation plus personnelle avec Mia, basée sur les instincts artistiques de l’adolescente. Mais Mia et Elena se méfient de plus en plus de l’influence que chacune a sur les enfants de l’autre.

Une fois le décor planté et ses pièces placées, chaque nouvelle rencontre et interaction révèle une nouvelle façon dont les personnages blancs et privilégiés se croient ouverts et magnanimes – ils ne remettent jamais en question leur prérogatives. Lexie (Jade Pettyjohn), la fille d’Elena, se flatte de sortir avec un camarade de classe noir, Brian (SteVonté Hart), bien qu’elle jure que sa race n’entre pas en ligne de compte et Elena n’a de cesse de répéter qu’elle a participé à telle ou telle marche pour les droits civiques dans sa jeunesse chaque fois que Brian est invité à dîner… Par la suite, Lexie s’approprie une histoire rédigée par Pearl à partir d’une expérience vécue par celle-ci pour sa candidature à la prestigieuse Université de Yale (où elle sera d’ailleurs acceptée) et utilise son nom à la clinique pour se faire avorter [3]. Elena engage Mia comme gouvernante, ignorant délibérément la dynamique de race et de classe en jeu en engageant quelqu’un qui lui paie un loyer, surtout une personne racisée (Mia accepte à contrecœur afin de garder un œil sur Pearl). Bill Richardson (Joshua Jackson), le mari d’Elena, la met en garde parce qu’elle n’a pas vérifié les antécédents de Mia avant de lui louer l’appartement, mais Elena, à plusieurs reprises, revendique sa « bonne action » en aidant les Warren. Maintes et maintes fois, ces dernières se heurtent au racisme implicite (aussi appelé racisme systémique [4]), de ceux qui se targuent de ne surtout pas être racistes, et ces petites collisions se transforment en drame lorsqu’un couple d’amis des Richardson adopte un bébé d’origine chinoise dont la mère Bebe Chow (Huang Lu), une nouvelle amie de Mia, refait soudainement surface, exigeant que sa fille lui soit rendue (un flashback nous montre que Bebe, immigrée et sans revenu, a été contrainte d’abandonner son enfant).

Cette crise force alors les personnages blancs impliqués à voir et s’avouer les inégalités dont ils sont les bénéficiaires, et les résultats sont loin d’être glorieux – Bill, avocat, défend ses amis dans l’affaire de l’adoption et finit par laisser échapper que « des gens comme ça » (comprenez, les personnes immigrées, racisées, issues des classes populaires et qui ont eu le malheur de commettre un jour une erreur pour laquelle ils payeront toute leur vie) n’obtiennent jamais gain de cause. Le système social et judiciaire est conçu pour défendre les privilèges des dominants, et non pour compenser la fragilité des dominés. Le procès permet également d’explorer brièvement l’adoption interraciale, la solidarité de classe et les liens entre mères. Mia aide Bebe à retrouver sa fille, mais cette relation est souvent inconfortable car Mia est un peu manipulatrice et l’on comprend mal au début où elle veut en venir et pourquoi elle s’implique tellement dans la cause de sa nouvelle amie.

Globalement, nous sommes amenés à nous ranger du côté des Warren, mais chaque acteur de l’histoire est dépeint dans toute sa complexité. Whiterspoon est excellente dans le rôle d’Elena (on est un peu dans le même registre que sa Madeline dans Big Little Lies – mère et épouse bosseuse, indiscrète, exigeante, un pilier de sa communauté) : chaque action passive-agressive est délivrée joyeusement, et chaque violation des limites formulée dans le langage des bonnes intentions. On voit vraiment qu’elle ne souhaite pas être malveillante (ni ses enfants d’ailleurs) et elle déploie sa « fragilité blanche [5] » de façon presque hilarante, maladroite, mais également sournoise et dévastatrice. Aussi habile que soit la caractérisation d’Elena, la série s’intéresse également aux forces qui l’ont construite : ses ambitions ont été étouffées par les pressions sociales (Elena souhaitait faire une brillante carrière dans le journalisme, elle ne voulait pas d’un quatrième enfant) et elle en vient à renforcer elle-même les barreaux de sa propre cage.

Cette attention portée à Elena s’étend également à Mia, une force de la nature silencieuse qui réalise progressivement qu’elle a assez d’influence pour bouleverser les mondes soigneusement ordonnés des gens qui ne savent pas le pouvoir qu’ils exercent sans discernement. A mesure que son mystérieux passé se dévoile, notamment dans l’épisode 5 qui se déroule dans les années 1980 (les actrices qui interprètent Mia et Elena plus jeunes sont étonnantes de ressemblance et adoptent parfaitement les maniérismes des jeux de Washington et Whiterspoon), nous comprenons mieux ses motivations dans l’affaire de l’adoption et pourquoi elle s’applique à exercer cette pression sur les gens qui l’entourent. Dans de remarquables scènes de confrontation et d’échange avec sa fille Pearl, le chagrin, la douleur et la clairvoyance de Mia éclatent lorsque l’on comprend que ses propres failles vont être révélées au grand jour. Une fois la fin dévoilée, les œuvres artistiques de Mia prennent elles aussi un sens plus profond et plus personnel en alliant un regard aigu et tranchant sur les problèmes sociaux (y compris la race) et un parcours familial, amoureux et maternel chaotique, moralement discutable même – afin de pouvoir continuer ses études artistiques à New-York, Mia avait accepté d’être mère porteuse pour un couple noir sans enfant, mais la mort de son frère et de sa compagne de l’époque, et le rejet de ses choix de vie par ses parents la poussèrent à prétexter une fausse couche et à garder sa fille avec qui elle a fui sur les routes du pays.

Si dans le roman Izzy déclenche l’incendie qui détruit la maison familiale, dans la série elle en donne l’idée à ses frères et sœur avant de fuguer brusquement – comme Mia l’a fait des années plus tôt en s’arrachant à son environnement toxique afin de vivre selon ses propres désirs (Mia avait compris depuis longtemps le mal-être d’Izzy, étant elle aussi queer et plus largement en rébellion contre les normes sociales). Les enfants Richardson réalisent donc brutalement, le prix du mode de vie privilégié que leurs parents leur ont construit (ils vivent de façon luxueuse, mais Lexie et Trip sont racistes ou du moins indifférents aux discriminations, Moody est sexiste – il pensait que Pearl lui était « due » romantiquement –, et Lexie est elle-même victime de la pression sexiste, surtout exercée par sa mère, d’être une « jeune femme parfaite »), et leur réaction de tout détruire sur un coup de tête est assez invraisemblable, ce qui est dommageable pour la conclusion de la série (l’histoire de l’avortement de Lexie est aussi un peu mise de côté et Brian, par exemple, n’en aura jamais connaissance). Sans doute faut-il y voir l’idée que personne n’est jamais condamné à devenir ses propres parents et que, parfois, faire littéralement table rase pour mieux reconstruire est vu comme la seule solution possible. Le fait qu’Elena endosse la responsabilité de l’incendie devant la police laisse aussi présager une ouverture pour son personnage (mais le fait-elle pour protéger ses enfants ou parce qu’elle réalise enfin que l’incendie est la conséquence tragique d’une succession d’erreurs et de frustrations – les fameux « petits feux » ?). La réaction de Pearl est également bâclée à la fin : alors que la révélation de l’identité de son père et de sa conception avait créé en elle une colère comme Mia n’en avait encore jamais vue, elle lui pardonne un peu trop facilement et rapidement.

Ce qu’il faut sans doute retenir de Little Fires Everywhere, au-delà du fait que l’on passe un bon moment de télévision, c’est qu’il n’existe ni réponses faciles, ni solutions simples à des problèmes de société profondément ancrés et qui, souvent malgré nous, forment et informent nos vies personnelles. Beaucoup de gens bénéficient d’un système où les inégalités restent inconscientes pour ceux qui en profitent. La plupart du temps, notre société espère que ces questions ne seront jamais posées, sous couvert des bonnes manières. Il n’est pas poli de rappeler aux blancs qu’ils bénéficient de leur blanchité et que les personnes racisées n’ont pas les mêmes opportunités.


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[1Traduit en français sous le titre La Saison des feux par Fabrice Pointeau, Paris, Sonatine Éditions, 2018, 377 p.

[2Elle est tête d’affiche dans la série Scandal, créée par Shonda Rhimes : https://www.genre-ecran.net/?Scandal

[3Il était plus facile d’exercer son droit à l’avortement en Ohio dans les années 1990 qu’aujourd’hui car, depuis 2010, l’accès à l’avortement aux Etats-Unis est de plus en plus restrictif, les Etats adoptant des lois hostiles à l’avortement, exigeant notamment que les cliniques respectent des normes très contraignantes liées à leur emplacement, leur équipement et leur personnel. L’Ohio comptait ainsi 45 cliniques d’avortement en 1992, et plus que 12 en 2014. En 2017, 93% des comtés de l’Ohio ne disposaient d’aucune clinique proposant des avortements alors que plus de la moitié (55%) des femmes de l’Ohio vivent dans ces régions. Les femmes racisées sont bien souvent les premières victimes de ces restrictions.

[4Terme utilisé pour la première fois par Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton dans Black Power : the Politics of Liberation in America (1967).

[5La notion de « fragilité blanche » (« white fragility ») est avancée pour la première fois en 2011 par Robin DiAngelo, aujourd’hui professeure à l’université de Washington, spécialisée dans l’analyse de discours critique et les critical whiteness studies (études de la blanchité ; à noter que les connaissances produites par des personnes non-blanches qui ont fait et font l’expérience de la blanchité existent depuis bien plus longtemps), dans un article publié dans l’International Journal of Critical Pedagogy (3:3, pp. 54-70). Elle a ensuite développée ses idées dans son livre White fragility : why it’s so hard for white people to talk about racism (La fragilité blanche : pourquoi il est si difficile pour les personnes blanches de parler de racisme), publié en 2018. Les thèses de DiAngelo et plus largement l’existence même des critical whiteness studies font l’objet de nombreux débats critiques qu’il serait trop long d’exposer ici (pour un premier aperçu, voir l’article de Lauren Michele Jackson traduit par Bérengère Viennot dans Slate fin 2019 : http://www.slate.fr/story/185459/etats-unis-sociologie-fragilite-blanche-robin-diangelo-racisme-progressisme-1).