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Les personnages trans dans les séries françaises


Karine Espineira / dimanche 31 octobre 2021

Pourquoi un tel retard ?

La représentation des personnes trans dans les séries françaises est récente et balbutiante. Je propose de revenir sur la médiatisation de cette thématique avec une mise en perspective entre la France et la référence incontournable que représentent les États-Unis. En 2014 et 2015, la presse française généraliste et communautaire parle d’une « vague transgenre dans les médias » symbolisée par l’usage récurrent de deux couvertures de magazines désormais célèbres : celle Time Magazine avec Laverne Cox (2014) et celle de Vanity Fair avec Caitlyn Jenner (2015). La thématique transgenre semble entrer dans la pop culture en France. Je vais présenter les principales étapes de la popularisation de la thématique transgenre dans la production audiovisuelle française. Dans une deuxième partie, je proposerai un tableau des typologies transgenres dans les fictions audiovisuelles françaises, à partir d’une étude menée entre 2008 et 2012 dans les archives de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), enrichies par des analyses de productions récentes. Dans la troisième partie j’analyserai, avec une approche intersectionnelle, les modèles de représentations qui semblent opposer une transidentité consensuelle, acceptable et montrable, et une transidentité plus authentique mais plus subversive que la création française peine à représenter.

À notre avis, les médiatisations de Laverne Cox et Caitlyn Jenner ne marquent pas le début de l’inscription culturelle des trans dans la culture populaire occidentale. Dans nos recherches sur les modélisations médiatiques des personnes trans, nous avons pris pour critère le « changement de genre » (que nous préférons à « changement de sexe » qui oblitère l’expérience de vie au profit d’une approche strictement médicale). Ainsi, nous pourrions faire débuter la « vague médiatique » avec le documentaire consacré à Jazz Jennings, qui a l’âge de 6 ans, répond aux questions de Barbara Walters sur ABC (2007). Cette émission amorce une importante médiatisation des enfants et adoslecent·e·s trans dans plusieurs pays du monde, ainsi que celle d’enfants trans de stars comme Chaz Bono, le fils de Sonny et Cher. Cependant, on peut remonter plus loin. Dans les années 1920 et 1930 comme les années 1940 et 1950, des expériences de vie trans ont donné lieu à des autobiographies ou à des récits, souvent dans la presse populaire. Ces récits forgent les modèles des représentations trans dans les séries.

Les premières représentations de personnes trans connues ont mis en lumière l’intérêt du public et des médias, le « changement de sexe » suscite beaucoup de curiosité, surtout celui des femmes trans, dont les parcours sont perçus comme plus spectaculaires que ceux des hommes trans. Le médecin Alan L. Hart (1890-1962) passe, pour ainsi dire, sous les radars de la presse populaire, tout comme Dora Richter (1891-1933), l’une des domestiques de l’Institut de sexologie de Magnus Hirschfeld à Berlin. À l’opposé, les artistes peintres Lili Elbe (ou Lili Ilse Elvenes, 1882-1931) et Michel-Marie Poulain (1906-1991) voient leur histoire déborder les écrits médicaux pour influencer la littérature (biographie) et la presse populaire. L’histoire de Lili inspira à Niels Hoyer – pseudonyme du journaliste Ernst Ludwig Harthern Jacobsen, un ami de Lili – la première biographie d’une personne trans, parue en allemand en 1932 : Lili Elbe : Ein Mensch wechselt sein Geschlecht. Eine Lebensbeichte, Aus Hinterlassenen, traduite en anglais sous le titre Man into Woman : an Authentic Record of a Change of Sex, préfacé par le sexologue britannique Norman Haire, en 1933. En 1934, le magazine français Voilà (n° 185-189), s’intéresse durant plusieurs semaines à l’histoire de Lili Elbe, sous le titre « Un homme change de sexe : d’après les documents authentiques et scientifiques réunis par Niels Hoyer ».

Claude Marais écrira l’histoire de Michel-Marie Poulain, publiée en 1954 sous le titre J’ai choisi mon sexe. Confidences du peintre Michel-Marie Poulain. L’artiste va orchestrer sa médiatisation dans la presse populaire avec des titres comme : « Le Matisse d’Èze-village a changé de sexe » ; « Cette élégante brune n’est autre que Michel-Marie Poulain, ancien dragon, peintre et père de famille ».

Les années 1950 et 1960 marquent une nouvelle étape, avec les actualités cinématographiques et télévisuelles. Deux documents illustrent les nouvelles façons de parler des femmes trans d’un côté et de l’autre de l’Atlantique : « Christine Comes Home » diffusé en 1953 par Universal International News et « Reflets de Cannes » en 1962 par l’ORTF. Le premier clip, issu des informations cinématographiques internationales relate le « retour au pays » de Christine Jorgensen (1926-1989) :

– Voix off : « Christine Jorgensen qui répondait avant au nom de Georges, fait sensation à New York en revenant de Copenhague. Christine a fait les gros titres après une série d’opérations au Danemark, qui l’a transformée d’homme en femme ».
– Journalistes : « Là, une photo ! Une photo ! »
– Christine Jorgensen : « Je suis impressionnée que tant de gens soient venus. »

Cette couverture médiatique est celle d’une célébrité. Rien à l’image ne suggère un accueil malveillant (le biopic d’Irvin Rapper, The Christine Jorgensen Story (1970), relate cette même scène tout en faisant état de moqueries. Jorgensen a participé au film comme consultante). Elle a été longtemps considérée comme « la première transsexuelle opérée », mais elle a été détrônée en 2015 par Lili Elbe avec le film The Danish Girl de Tom Hooper.

Dans les années 1960, Coccinelle (1931-2006) était accueillie comme Jorgensen quand elle voyageait à l’étranger. Nous avons retrouvé une séquence dans les archives de l’Institut National de l’audiovisuel français (INA) qui montre Coccinelle, mondialement connue comme star de cabaret, lors de sa descente d’avion à Milan en Italie en 1959 (ce document des actualités est classé comme « non-utilisé »). Le deuxième document sur Coccinelle est un extrait de « Reflets de Cannes », une émission prestigieuse de la télévision française :

Voix off : « Encore un coup d’œil sur la plage. Que donc regarde cette foule apparemment inspirée ? Une femme naturellement. Quelle question ? Naturellement de la meilleure espèce. Il n’y a qu’un ennui. En effet, cette femme est un homme. Il paraît même qu’elle s’est mariée à l’église. Qui donc pourrait songer à mal ? Pas elle ou lui, comme il vous plaira. Mais cela vous plaît-il tellement ? Pas à nous. »

Cette mise en perspective, montre que la médiatisation des personnes trans en France a été négative dès le début. Des émissions de télévision ont moqué Coccinelle à d’autres reprises dans des journaux télévisés, à l’occasion de reportages consacrés au Festival de Cannes 1973. Mes recherches menées dans les archives de l’INA [1] sur un corpus couvrant la période 1946-2010, montrent que la personne trans a été longtemps cantonnée à la marge et au monde de la nuit, ou encore comme figure tragicomique. Les séries comme le cinéma en gardent la trace : une personne trans, c’est avant tout un « travesti » à qui il « arrive malheur », souvent assassiné·e ou meurtrier·e dans les séries policières (Les Enquêtes du commissaire Maigret : « Maigret et l’homme dans la rue », Jean Kerchbron, 1988 ; Navarro : « Graine de macadam », José Pinheiro, 2001).

Dans les années 1970 et 1980 la thématique transgenre se déplace vers des émissions de débat sur la prostitution et la pègre mais aussi vers des reportages sur la révolution sexuelle, vers des émissions de l’après-midi ou de prime time culturelles, musicales ou littéraires, s’intéressant à des autobiographies trans ou dans le cadre de courts débats regroupant des personnes trans, des philosophes, des médecins généralistes ou des urologues. Dans le contexte français, le recours à des spécialistes va se renforcer avec l’invitation de psychiatres dans les émissions de débat. La question « transsexualisme / transsexualité » est perçue et exposée d’une façon de plus en plus complexe, si bien que le recours aux experts psychiatres se généralise.

La thématique s’inscrit aussi dans le divertissement avec la popularisation du cabaret à la télévision dans les émissions de variétés. Outre la multiplication des chaînes et des supports de diffusion, les genres télévisuels se diversifient et de nouveaux genres apparaissent avec les talk-shows ou encore la téléréalité dans les années 1990 et 2000. Ces nouveaux genres télévisuels n’ignorent pas les personnes trans, comme au Royaume-Uni avec Nadia Almeda dans Big Brother en 2004 ou en France avec Erwan Heneaux (2007) et Thomas Beatie (2018) dans Secret Story.

Depuis 2012, les médias français s’intéressent à des personnalités trans américaines, de Laverne Cox à Lana et Lilly Wachowski, en passant par Caitlyn Jenner, Carmen Carrera, Janet Mock, Kyle Allums, Chaz Bono, Shiloh Jolie-Pittt et Jazz Jennings, entre autres. Les séries US s’y intéressent aussi : Hit&Miss (2012), Orange is the New Black (2013-2019), Transparent (2014-2019), Sense8 (2015-2018), Pose (2018-en production), The OA (2016-en production), ainsi que les webséries : Eden’s Garden (2015), Her Story (2016), Crave (2015) et Brothers (2016-2018), ou encore les films : The Danish Girl (2015), Tangerine (2015), Girl (2018). On peut aussi recenser des programmes hybridant documentaire et téléréalité : Becoming Us (2015), I’m Jazz (All That Jazz, 2015), I Am Cait (2015-2016). Ces productions venues de l’étranger jouent un grand rôle dans ce qui semble être un tournant en France, en soulevant des débats dans les groupes trans. Par exemple, Girl a été très bien accueilli par la critique cinéphilique mais a été très critiqué par les personnes trans. Dans les séries, des acteurs et actrices trans font partie de la distribution : Candis Cayne (Dirty Sexy Money, 2007), Laverne Cox (Orange is the New Black, 2013), Jamie Clayton (Sense8, 2015), Alex Blue Davis (Grey’s Anatomy, 2018), Ian Alexander (The OA, 2016), Angelica Ross, Mj Rodriguez, Dominique Jackson et Indya Moore (Pose, depuis 2018), pour s’en tenir aux séries diffusées en France.

La comparaison avec l’histoire de la médiatisation de la transidentité dans la presse, à la télévision, au cinéma et dans les séries aux États-Unis, nous permet de mesurer l’évolution en France, qui nous semble plus laborieuse. Nous allons remonter le fil du temps pour décrire les typologies transgenres des années 1980 à 2000 dans les fictions et les séries françaises, tout en proposant des mises en perspective avec des exemples états-uniens.

Dans les fictions et les séries des années 1980, 1990 et de la première partie des années 2000, les intrigues policières privilégient la figure du « travesti », comme réduction de la figure « transgenre » opposable ainsi à la « transsexualité » [2] , appréhendée comme « changement de sexe authentique » et réduisant l’expérience trans à une technique médicale. S’il y a choc (des émotions et des images), il passe par le « trouble du genre » (Judith Butler, [1990] 2005) et par un trouble à l’ordre public [3], par les dérèglements des relations de couple, de parentalité, de filiation au sens large.

Quand la transsexualité devient pathologie, le portrait est plus noir. En 1989, l’épisode « Portrait du jeune homme en jeune fille », de la série Drôles d’histoires, met en scène un tueur en série (de jeunes femmes) face à la journaliste qui écrit à son sujet. Le résumé parle d’un jeu « du chat et de la souris » pour décrire ce huis clos et des « pulsions ambivalentes ». Une scène montre les deux personnages échangeant leurs vêtements, séparés par un store qui devient le symbole d’une frontière des genres. Dans les tout derniers instants, l’assassin dit : « Quand je les vois, je voudrais être elles », en orchestrant sa propre mort par la main de la journaliste (changée elle-même, un instant, en jeune homme…). Le thème du refoulement semble donc s’imposer : tuer ce qu’on ne peut devenir ou qu’on n’accepte pas d’être. La « chose » dite, la paix ne se trouve que dans la mort. Choisir de mourir « en jeune fille » par la main d’une jeune femme devenue symboliquement un jeune homme.

Dans le champ des représentations de personnes trans, nombreuses sont les scènes de commissariat peuplé de prostitué·es, dont des personnages trans désignés comme travestis et suspectés d’une homosexualité non assumée, comme dans « Les habitudes de la victime » (Renseignements généraux, 1989), Le Destin du docteur Calvet (1992-1993), « Dernière Réunion » (Eurocops Euroflics, 1994), « Comme il vous plaira » (Placé en garde à vue, 1994), « Mac Macadam » (Groupe Flag, 2002), « Confusion des genres » (La Crim’, 2004). Le motif du bois (de Boulogne ou de Vincennes) est omniprésent dans les archives de l’audiovisuel. Le cadre comprend aussi les bars de Pigalle et les trottoirs de La Madeleine à Paris, pour mettre en scène les prostituées autour des héros policiers : Antoine Bourrel (« Impasse des brouillards », Les Cinq Dernières Minutes, 1982), le commissaire Maigret (« Maigret et l’homme dans la rue », Les Enquêtes du commissaire Maigret, 1988), Navarro (« Folie de flic », 1989), Nestor Burma (« Fièvre au Marais », 1992). La plupart des épisodes cités ont été rediffusés dans le courant des années 1990 et au milieu des années 2000. Le personnage travesti est souvent le « marginal de service ». Il est au cœur du dispositif du fait divers. Attachant ou inquiétant, le personnage est toujours haut en couleur : il est facilement identifiable par ses vêtements colorés et/ou une personnalité pittoresque. Parfois, l’implication du policier est forte. Soit de façon négative, comme chez Pepe Carvalho (« Les Girls », Le Privé, 1986) : Dominique est amoureuse de Pepe Carvalho et lui révèle son identité sur la plage. Il lui met la main à l’entrejambe et la frappe. Elle tombe, ôte sa perruque et s’en va. Soit de façon positive, comme dans l’épisode « La Reine de la jungle » de Ludovic Sanders en 1987 : « La rocambolesque histoire d’un travesti brésilien du Bois nommé Tarzan qui va rendre l’inspiration à l’écrivain enquêteur » (résumé producteur).

Les décors des séries ont pour théâtre les milieux de la nuit comme le quartier de Pigalle, le bois de Boulogne, les boîtes des « quartiers chauds » de la capitale ou des villes de province, dans un contexte de réputations sulfureuses, de banditisme, de prostitution dans les lieux de vie nocturne : cabarets, boîtes de nuit et maisons d’abattage. En 1984, le commissaire Maigret (présent depuis 1964 sur le petit écran) se confronte à cette terra incognita qu’est le bois de Boulogne la nuit. Additionnant marginalité, fait divers et fait de société, la rencontre tisse en un même filet fiction et questions de société. La pandémie du Sida s’ajoute au contexte de réception durant les années qui vont suivre. Les activistes trans des années 1990 et 2000 vont se défendre contre leur assignation à la prostitution, à la pègre et à des fins toujours tragiques [4].

Les exemples tirés des séries policières peuvent être considérés comme des cas particuliers, les personnages transgenres n’y sont pas récurrents. Ils ne produisent pas à eux seuls des stéréotypes mais ils participent à l’inscription culturelle d’un certain type de personnages trans dans la culture populaire et les imaginaires. Par exemple, « Maryline », un épisode de la série La Mondaine (1997) met en scène un réseau de prostitution international « spécialisé dans les transsexuels ». Lola, étranglée au Bois, s’apprêtait à subir l’opération qui aurait achevé sa « métamorphose », tandis qu’elle vendait ses « charmes ambiguës » (résumé producteur, fiche INA). Un commissaire rencontre Maryline, une amie de Lola, au cours de son enquête. On apprend qu’elle est en réalité « le fils d’une prostituée » que l’enquêteur a précisément fait incarcérer après avoir eu une liaison avec elle. Ce mélodrame semble bénéficier d’une documentation sérieuse sur les étapes du parcours trans. La fiche de l’INA a relevé aussi ce point : « Ce téléfilm insiste sur les démarches à effectuer pour les transsexuels pour changer de sexe » (résumé producteur). Dans la même veine, « Les Voleuses » (Au cœur de la loi, 1998) intègre lui aussi le motif du financement de l’opération.

Le titre « Vice-versa » (Disparition, 1984) nous oriente déjà sur l’intrigue : deux enquêteurs travaillent respectivement sur les disparitions d’un décorateur à la mode et d’une jeune mondaine – avant de s’apercevoir qu’il s’agit de la même personne. La « transsexualité » est qualifiée de « milieu trouble », au même titre que l’échangisme. Un chirurgien surnommé Pygmalion (il a pratiqué la dernière opération du personnage transsexe), s’explique : « L’espérance de vie des transsexuelles est très courte. Quatre à cinq ans en général. Après, c’est le suicide. … J’ai parfait mon œuvre à coups d’hormones pendant deux ans ». Les deux personnages gays du feuilleton sont caricaturés en « folles », quoiqu’assez loin de la « Zaza » de La Cage aux folles (1978). La jeune mondaine disparue (et retrouvée) explique quant à elle : « J’étais un homme, j’aimais ma femme mais j’étais incapable de… Je ne pouvais pas. Au début, je n’ai fait qu’adopter la parure d’une femme. J’étais un travesti. Et puis, j’ai voulu aller plus loin, je me suis fait opérer ». À propos du chirurgien : « J’étais devenue sa créature malgré moi. Il fallait que je poursuive le traitement, il me tenait comme ça ». On retrouve des éléments biographiques connus des trans. Les rapports entre trans et chirurgien sont ici de pouvoir et de soumission, dont le personnage trans se libère par la fuite et la disparition. La scène de conclusion mérite que l’on s’y arrête. Pia et sa compagne, riant et s’enlaçant : « – Ils ont bien failli rester à dîner. – Qu’est-ce que tu m’as fait de bon ? – Mais enfin Simone ! Je suis toujours ton mari, non ? ». Empreint de dérision et d’humour, l’ensemble façonne un univers de jeu avec les codes, dans un schéma de couple renégocié, comme on le verra avec le téléfilm Une autre femme (2002).

Quand le personnage trans n’est pas défini comme transsexuel, il est qualifié de travesti. On en trouve aussi dans les séries érotiques sous l’intitulé « séries roses ». Elles prennent la forme d’anthologie d’histoires libertines adaptées d’œuvres littéraires et qui jouent aussi sur le ressort du travestissement de nécessité (pour échapper à des assaillant ou infiltrer un lieu), de jeux libertins et amoureux. Dans la collection érotique Série rose, produite par Pierre Grimblat (1986), un marivaudage dans l’épisode « Elle et lui », occasionne le travestissement croisé de deux amoureux voulant passer inaperçus. Difficultés et déconvenues inhérentes à « l’autre sexe » jalonnent le récit (lui, se voit convoité par une « lesbienne » ; elle, par un « pédéraste »), pour une leçon de morale étonnante dans un tel cadre : « L’état de femme ou d’homme n’est pas forcément enviable, que chacun reste donc dans son sexe d’origine ».

Les séries de comédie jouent aussi la carte du travestissement de nécessité et/ou d’opportunité que l’on retrouve au cinéma : Certains l’aiment chaud (1959), Tootsie (1982), Victor Victoria (1982), Madame Doubtfire (1993), Madame Irma (2006), Albert Nobbs (2011). Dans l’épisode « Androgyne Tonic », de la série Tel père tel fils (1989), Olivier se travestit pour obtenir un poste de responsable d’une campagne de publicité pour le droit des femmes. Le parti pris ici est misogyne et sexiste : « Mais je ne sais pas comment ça pense une femme, ni même si ça pense une femme », « Il n’y en a que pour elles ». Le sexisme du personnage se corrige après une brève expérience du genre féminin. Dans l’épisode « Lettres roses » de la série Juliette en toutes lettres (1989), réalisé par Gérard Marx, l’accent est mis sur une figure peu ordinaire de « travestissement », inspiré du Pierrot de la commedia dell’arte, poète et rêveur. Une factrice mène l’enquête sur des lettres roses anonymes adressées aux femmes du quartier. Parallèlement, elle s’inquiète d’un certain monsieur « poète travesti » qui s’envoie des lettres à lui-même pour faire venir la factrice. Convoqué au commissariat, c’est un personnage naïf et rêveur, vêtu de blanc et le visage enfariné – qui se trouve face aux policiers chargés de l’interroger. Il s’exclame : « Vous voulez faire de moi un fou dangereux, un obsédé. Or j’ai le culte du beau. Je suis un esthète. Mais je ne pense pas que le Code civil y voit quelque chose de répréhensible ». La dimension peut-être trans du personnage tient au regard des autres protagonistes qui parlent d’un « poète travesti » – la fiche INA comporte le descripteur « travesti » sans en préciser le sens. Le réalisateur Gérard Marx avait déjà été remarqué par le court-métrage Nuit féline (1979), dans lequel on suit « un ancien travesti de Pigalle devenu gardien de refuge pour chats » (résumé producteur). Il s’agit certes d’une marginalité (intrinsèque à « l’état de travesti ») mais poétique et non menaçante. En France, les représentations trans sont nombreuses dans les intrigues policières mais l’on compte bien moins d’occurrences dans d’autres genres sériels. Les meilleures audiences sont d’ailleurs réalisées par les séries policières et le genre policier est « un programme malléable qui permet d’aborder des questions de société, par la bande, sans les gérer de front [5] ».

À défaut de marquer un vrai tournant, les productions des années 2000 proposent un certain renouvellement des représentations. 3 femmes… un soir d’été (2005, créé par Emmanuelle Rey Magnan et Pascal Fontanille)) est un feuilleton qui s’inscrit dans les diffusions estivales (« saga de l’été »). Il s’agit ici d’une intrigue policière mettant en scène une jeune capitaine de la SRPJ de Toulouse, Julie Leroy (Agathe de La Boulaye), qui est de retour dans son village natal du Gers pour élucider une série de meurtres. Au fil de l’histoire, elle doit résoudre des énigmes concernant ses propres origines. L’une des trois femmes est incarnée par Isabelle (Nathalie Richard), personnage qui se révèle être Ludovic, frère aîné « évanoui dans la nature », jeune homme « efféminé », violé par des joueurs de l’équipe de rugby locale bien des années auparavant. La « transsexualité » comme secret de famille n’est pas un ressort nouveau de l’intrigue policière. En revanche, ce qui l’est davantage, c’est une fin heureuse pour Isabelle.
En 2002, Jérôme Foulon a réalisé le téléfilm Une autre femme (sur un scénario de Jackye Fryszman). Le personnage trans est une femme prénommée Léa (Nathalie Mann) qui, après une longue absence de dix années, renoue avec sa famille. L’une des innovations de cette fiction réside dans le personnage d’Anne (Micky Sébastian), autrefois l’épouse d’un médecin l’ayant quittée pour transitionner. Malgré les remous causés par son retour, Anne se prend d’affection pour Léa, cette « autre femme ». Le thème des liens renoués, de la reconstruction familiale (revue, corrigée, ajustée) n’est pas seulement incarné par le personnage trans. Si Isabelle (3 femmes…) trouve son bonheur dans une relation affective hétérosexuelle, la situation de Léa (Une autre femme) est plus complexe dans le cadre d’une famille en recomposition. Léa est « un père devenu femme », Anne est l’ex-épouse « troublée », Pierre (Antoine Duléry) est le compagnon de cette dernière qui fait valoir « sa place d’homme » en tentant d’éloigner Léa. Nous conduit-on vers la thématique de l’homoparentalité et du couple homosexuel ? S’agit-il plutôt de l’affection entre deux personnes, sans présager de leur orientation sexuelle – dont l’une des conséquences serait en effet de poser avant tout une question de genre ? On retient l’hostilité du mari envers Léa, le rapprochement entre Anne et Léa, qui fait oublier la transidentité de cette dernière.

Dans un registre comique, « La Reine des connes » (Suite noire, 2009, réalisé par Guillaume Nicloux sur un scénario de Nathlie Leuthreau), marque une évolution qui mérite d’être signalée. Le téléfilm aborde la thématique du « changement de sexe » par la comédie : Emmanuelle (Clément Hervieu-Léger) accumule les échecs depuis son enfance et elle va jusqu’à rater son suicide. Elle finit par décider de se faire opérer à Bangkok, ce qui provoque de nouveaux embarras. Le résumé producteur est éloquent :

La première fois qu’Emmanuel(le) Cyprien a sauté dans le vide, il avait 7 ans. La seconde fois, c’était il y a quelques secondes… Pas vraiment un suicide, ce coup-ci, mais encore un ratage. Conséquence pathétique d’une malchance qui s’acharne contre lui depuis toujours. Tout ça parce qu’il voulait changer de sexe ! Pourtant, une fois en fille, la chance aurait pu tourner, et l’occasion paraissait bonne, un coup facile… Au revoir la dépendance aux parents bourgeois et coincés ! Grâce à son amoureux de cœur et à ses amis, il allait pouvoir doubler son capital, se payer l’aller-retour à Bangkok, s’offrir la pénectomie et le remodelage du fessier ! Quoiqu’en matière de saut comme ailleurs, jamais deux sans trois ! (Bulletin de presse de France 2, fiche INA).

Au-delà de la confusion dans le résumé entre « pénectomie » et « vaginoplastie », cette fiction présente un personnage inhabituel. Emmanuelle est une femme trans « de son temps » au sens d’actuelle. Elle n’est pas calquée sur le modèle des années 1950 ou 1960 ni sur celui des intrigues policières des séries noires. Le fait que le personnage soit affligé d’une malchance incroyable, attire le rire sur les situations et non sur Emmanuelle elle-même, qui est jeune, attachante et décidée, féminine mais jamais caricaturale.

L’évolution des représentations s’accorde aux mentalités avec plus ou moins de bonheur et ces dernières orientent les regards et participent au processus de construction des imaginaires depuis un point de vue non trans ou regard cis où le sujet trans est l’objet de voyeurisme, de rire et de fantasmes.

Dans le contexte américain, la série Sense8, avec ses dimensions queer et LGBT, peut être considérée comme une production culturelle située. Par exemple, dans l’épisode 2 de la saison 1, à travers le personnage de Nomi Marks, on note de nombreux aspects des expériences de vie transgenre qui sont familiers aux personnes concernées. Sachant que Lana et Lilly Wachowski, deux sœurs cinéastes trans, sont aux commandes, on peut considérer que l’épisode en question véhicule des « messages sur les trans ». Nomi – ce n’est pas anodin –, est une super-héroïne à dimension humaine. D’un côté, elle vit la transphobie ordinaire à travers le mégenrage (usage du mauvais pronom), l’usage du deadname (usage du prénom « d’avant »), forme de maltraitance familiale (bien que très maladroite, la mère aime son enfant), mais elle affronte aussi ses propres vulnérabilités et l’infantilisation de sa personne aussi bien par la famille que par le personnel médical tout au long de l’épisode. D’un autre côté, elle assume son corps et une sexualité lesbienne épanouie ; elle est une hackeuse de haut niveau, ainsi qu’une coéquipière compétente et dévouée tout au long de la série. Pour la décrire autrement, Nomi n’est pas âgée ; elle n’est pas hétérosexuelle ; elle n’a aucun passé de « père » ; sa transidentité n’est pas centrale ; elle n’est pas assignée à une vie de souffrance ; elle n’est pas dénuée d’agentivité, bien au contraire. Le personnage de Nomi est encore impensable dans la production culturelle française, comme nous allons le montrer avec la persistance d’un modèle hégémonique obsolète qui ne favorise pas l’évolution des représentations.

La minisérie 3 femmes… un soir d’été (2005) se distingue par une fin heureuse tout en évitant les cadres habituels de l’intrigue policière.

Pourtant, les représentations demeurent limitées à des schémas obsolètes si l’on considère l’évolution des mouvements trans : rajeunissement des personnes trans avec des parcours plus précoces, affirmation et visibilité des hommes trans, politisation des discours et des revendications, activisme féministe, activisme contre la pathologisation, affirmation de sexualités autres qu’hétérosexuelles, etc. La production française semble comme déconnectée de l’évolution du « mouvement transgenre ». Jusqu’en 2018, les rares personnages trans des séries et des fictions sont des femmes mûres, blanches, hétérosexuelles, apolitiques, « mari et père » avant leur transition. L’absence d’homme trans est ce que nous nommons une première « inégalité de la représentation ».

Il en existe d’autres que l’approche intersectionnelle permet de mettre à jour. La notion d’intersectionalité a été forgée par Kimberlé Crenshaw pour éclairer la condition des femmes afro-américaines dans la lignée du black feminism, en articulant les catégories de sexe/genre, race et classe. Ajustée à notre champ d’études, elle permet d’analyser des rapports de pouvoir plus complexes, en s’ouvrant à d’autres critères tel que l’âge ou la capacité d’agir. L’intersectionnalité nous permet de décrire des mécanismes croisés de valorisation et de dévalorisation, de visibilité et d’invisibilité du point de vue du genre, de la sexualité, de la classe et de la couleur de peau [6].

Les scénarios évoluent peu et se résument souvent à une femme trans qui disparaît pour faire sa transition ; elle revient des années plus tard pour renouer avec son ex-femme et ses enfants ; le retour se passe mal car elle sème le trouble dans la famille, dans le genre, et de fait, dans la société. Le scénario d’Une autre femme, semble avoir été transposé dans la première série diffusée en prime time impliquant une femme trans comme personnage principal : Louis(e), mini-série créé par Thomas Perrier et Fabienne Lesieur, diffusée le 6 mars 2017 sur TF1. Louise (Claire Nebout) est médecin, elle revient après sa transition et tente de renouer avec Agnès (Héléna Noguera), son ex-femme remariée et ses enfants. On retiendra parmi les dialogues de la bande-annonce, le mari d’Agnès (Jean-Michel Tinivelli) s’exclamant à propos de Louise : « alors c’est un travelo ». Parmi d’autres scènes, on retiendra celle de Louise manœuvrant une tondeuse à gazon en talons hauts rouges. Le vocabulaire (travelo, transsexuelle) et l’hyperféminité de Louise, ont ainsi donné lieu à des commentaires contrastés de la part d’activistes sur les réseaux sociaux mais aussi de la part de responsables d’associations. Notre propre visionnage des deux épisodes, nous conduit à des critiques similaires, car le personnage n’a rien de novateur, au contraire, il renforce des clichés. Cependant, il faut aller au-delà de la monstration de l’hyperféminité. La scène de la tondeuse à gazon peut être vue comme la mise en scène d’un rapport de pouvoir. En passant la tondeuse, Louise s’approprie la tâche du nouveau compagnon de son ex-femme tout en ne reniant pas son genre féminin. Lorsque Louise est montrée comme médecin, non seulement le jeu d’actrice est plus sobre mais le personnage est aussi présenté comme très compétent. Comment interpréter un tel contraste ? L’analyse féministe des productions audiovisuelles est définie par Geneviève Sellier dans le manifeste du site Le Genre & l’écran, comme : […] la prise en compte de la façon dont les fictions audiovisuelles construisent, avec les moyens formels qui sont les leurs, les identités genrées, les rapports de sexe et les sexualités, en prenant en compte les dynamiques de domination sociale dont ils sont le terrain et l’enjeu.

Le fait que l’hyperféminité de Louise s’efface quand elle est présentée comme médecin, doit-il être interprétée comme un retour à une féminité standard associée à la compétence professionnelle, aux restes supposés d’une certaine masculinité ou tout simplement à la représentation d’une professionnelle accomplie ? Louise ne cesse de se maquiller et de se recoiffer : on peut y voir le souci de ne pas se faire détecter comme personne trans dans l’espace public, au risque de se mettre en danger, ou comme l’adhésion à une certaine norme.

Le personnage de Louise correspond par ailleurs au schéma hégémonique (femme, blanche, occidentale, hyperféminine, non subversive (au sens qu’elle s’inscrit dans l’ordre des genres (elle n’est ni queer, ni militante, etc.) et dans le scénario le plus courant dont nous avons parlé précédemment (une femme mûre avec un passé de « père » qui revient après sa transition).

Elle est très éloignée de représentations plus innovantes telles que Marina Vidal dans le film chilien Una mujer fantástica de Sebastián Lelio (Chili, 2017) ou de Nomi Marks dans la série Sense8 (2015). Pour permettre une mise en perspective, prenons l’exemple de Marina. Elle est jeune et ne joue pas la carte de l’hyperféminité dans son quotidien. Malgré les difficultés et la violence qu’elle subit, elle ne cesse d’avancer et dispose de sa vie comme l’entend. En cela, elle se montre fantastique. Le scénario dit qu’elle est trans bien entendu, mais la thématique trans n’interroge pas la personnalité de Marina ni le trouble qu’elle créerait dans la famille, le genre et la société. Il s’agit plutôt d’interroger les violences sociales et familiales infligées aux personnes trans. Ce n’est pas la transidentité qui provoque le trouble mais plutôt le fonctionnement de la société patriarcale. Le prisme est inversé. C’est un retournement du regard que la création française n’a pas encore opéré.

Le cantonnement au médical, au juridique et au fait divers a des effets qui perdurent dans les imaginaires sociaux et médiatiques, comme l’illustrent les typologies trans dans les fictions audiovisuelles. On y voit la persistance d’imaginaires dépassés qui dessinent les contours de modèles hégémoniques en l’absence d’une valorisation de personnages plus subversifs et plus critiques envers la société.

En 2019, le feuilleton Demain nous appartient (2017, créé par Frédéric Chansel, Laure de Colbert, Nicolas Durand-Zouky, Éline Le Fur, Fabienne Lesieur et Jean-Marc Taba, en production) introduit Morgane (Marie Catrix), une femme trans d’âge mûr et « maman/papa de Gabriel ». Le personnage est certes récurrent mais pas innovant. Pourtant, un an plus tôt, un changement notable s’était produit, avec l’arrivée de l’acteur transgenre Jonas Ben Ahmed pour interpréter le personnage de Dimitri, un rôle positif. La représentation était nouvelle à plusieurs titres : un acteur trans interprète un rôle d’homme trans, jeune et positif. Il vient en aide à Clara (Enola Righi), laquelle souhaite réaliser sa transition en tant qu’Antoine. Dimitri se conduit comme un grand frère protecteur et avisé. L’acteur souligne lui-même cette évolution qu’il juge tardive :

Honnêtement, je me dis aussi : « c’est bien. T’as ouvert une porte. T’as ouvert une porte ok, mais en 2018. Et ça, honnêtement ça me choque un peu. Ça me choque un peu, car je me dis que cette porte, dans d’autres pays, elle a été ouverte bien avant. » (« Jonas Ben Ahmed », Brut, 2018).

Dans le cadre d’une enquête de terrain menée pour mon doctorat entre 2009 et 2010, j’avais déjà constaté que les personnes enquêtées recherchaient des personnages positifs dans des productions étrangères de trois types : séries, cinéma et mangas/dessins animés. Des références culturelles valorisantes sont toujours mobilisées par les personnes trans comme représentations positives et authentiques pour expliquer la (leur) transitude aux proches. L’exemple de Jonas Ben Ahmed est donc important par sa charge positive, notamment avec une médiatisation respectueuse de sa personne. Pour de jeunes personnes trans masculines, il est devenu un modèle d’homme trans sur lequel s’appuyer comme figure médiatrice mobilisable pour un coming out. Autre exemple, fin 2020, la médiatisation du coming out trans et non-binaire de l’acteur canadien Elliot Page, a été dans l’ensemble plutôt respectueuse et positive.

Conclusion

En France les études de genre s’intéressent aux fictions audiovisuelles depuis l’approche sociohistorique préconisée par Noël Burch et Geneviève Sellier :

[…] les études sociologiques concernent la réception différenciée des productions culturelles selon les publics, dans leur dimension sociale, sexuée, « ethnique », générationnelle (…) Le sens de l’œuvre varie selon le contexte socioculturel de réception, mais aussi selon l’identité sexuée des spectateurs (…) Ce courant a permis de réévaluer la culture populaire destinée aux femmes, en montrant les différents modes de production de l’identité sociosexuée face aux modèles proposés par les films [7].

Les études des représentations des personnes trans gagnent à être éclairées par ce type d’approche. Histoire de la transidentité et histoire de sa médiatisation se confondent. Les personnes trans des années 1950 et 1960 sont différentes des générations des années 2000 en termes de parcours, de recours ou non aux techniques médicales, de contexte culturel et politique, d’expression du genre ou encore d’inscription dans les mouvements d’égalité des droits et dans les mouvements féministes. Les modalités et les conditions de réception de la thématique trans ne sont pas les mêmes suivant que l’on s’intéresse aux années 1970 et aux années 2020. Le fait même qu’une partie du public cisgenre soit familiarisée aujourd’hui avec les questions de genre et les questions trans, change la donne. Émergent des pistes de réflexion inédites et originales, à explorer en termes de production, de diffusion comme de réception.
Les personnes trans font aussi partie des publics et des consommateur·rice·s de productions culturelles, dont elles sont aussi l’objet. Les regards associatifs et militants, tout comme la recherche, constatent que ces productions sont réalisées presque exclusivement par des personnes non-trans et qu’on peut, en outre, mesurer des différences de médiatisation. En effet, les hommes trans sont bien moins représentés que les femmes trans, et d’autres critères (ethnie, classe, âge notamment) participent à la valorisation ou la dévalorisation des personnes trans [8]. On dépasse les enjeux de représentation des personnes trans en rejoignant ceux d’autres groupes, publics et personnes (femmes, lesbiennes, gais, migrant·es, etc.). Rétrospectivement, comment analyser l’omniprésence du travesti [9]dans les fictions, qu’il soit prostitué ou Pierrot lunaire ? Comment analyser les violences récurrentes ou le modèle de représentation hégémonique qui a longtemps prévalu (une femme trans occidentale hétérosexuelle qui ne conteste pas le sexisme et aspire à l’anonymat) ? Comment se construire comme personne, comme individu, quand la culture est maltraitante ou oppressive avec le poids de normes binaires ?

On peut avoir le sentiment que le cinéma par exemple, ne propose que des destinées tragiques aux femmes trans, avec la mort très présente dans un climat où tout semble concourir à « décourager les transitions [10] ». Si des traitements positifs existent et « encouragent » la transition, les connotations négatives perdurent, par exemple dans Transamerica de Duncan Tucker (2005), 20 centimètres de Ramón Salazar (2005), Breakfast on Pluto de Neil Jordan (2005), y compris dans le controversé Girl de Lukas Dhont (2018). Tensions familiales, errances de tous ordres, drogue, prostitution, violences subies ou auto-infligées accompagnent des messages qui se veulent positifs, même maladroitement, par exemple sous la forme d’un sourire final face caméra, suggérant que la transition a été le chemin vers l’épanouissement.

De la même façon que beaucoup de personnes noires ont jubilé devant le film Black Panther (Ryan Coogler, 2018), des personnes trans ont jubilé devant Pose, Sense8 ou encore devant le jeu d’actrice d’Hunter Schafer dans Euphoria (2019-). En France, sur les réseaux sociaux et Twitter particulièrement, nous avons pu constater, de façon empirique, que le personnage incarné par Jonas Ben Ahmed (Plus belle la vie) a permis à de jeunes garçons trans d’expliquer leur transitude à leur famille. En revanche, dans les fictions françaises, la diversité des représentations se fait attendre, du point de vue du genre (non-binarité, refus du système sexe-genre), de la couleur de peau (les représentations trans non-blanches sont rares), de la sexualité (toutes les personnes trans ne sont pas hétérosexuelles ou asexuelles), voire de l’âge et de la capacité d’agir.
Les personnes trans connues du début du XXe siècle, ou des années 1950 et 1960 n’ont pas « bénéficié de médiations socioculturelles, symboliques et imaginaires [11] », mais elles sont devenues les points de repère, les références ou encore les figures médiatrices des générations suivantes. Nous sommes à ce point précis et l’initiative Représentrans (representrans.fr) est un signe du temps, en cherchant à œuvrer « pour une meilleure représentation des personnes transgenres et non-binaires ». Associer les concerné·es qui prennent leur destin en main, et faire preuve de davantage d’audace et d’authenticité du côté des créateurs·rice·s pourrait permettre de combler le retard.

Polémiquons.

  • Merci pour ce article très documenté même si
    J’ai bien compris que le sujet était centré sur le modèle de la femme trans :
    ( homme adoptant le genre féminin) "celui qui disparaît pour faire sa transition ; elle revient des années plus tard pour renouer avec son ex-femme et ses enfants ; le retour se passe mal car elle sème le trouble dans la famille, dans le genre, et de fait, dans la société."
    quant est-il pour les hommes trans (femme adoptant le genre masculin) ?
    J’ai vu un film chilien sur le sujet et où la mutation est tres longue et difficile, même quand la famille accompagne affectueusement la démarche.
    Merci
    Jackie.

  • N’oublions pas le soap américain Amour, Gloire et Beauté, plus comparable à Plus belle la vie et Demain nous appartient en terme de genre télévisuel et de public visé. Le personnage de Maya (Kara Mosley) révèle être trans en 2014.

  • Bonjour Jackie,

    En effet, c’est le désert côté homme trans. J’aurais aimé aller au-delà de l’exemple de Jonas dans Plus belle la vie, et nommer d’autres médiatisations d’homme trans dans les séries françaises, mais c’est le vide. C’est pourquoi, j’ai insisté sur cette idée d’inégalité de la représentation.

    Par exemple, dans les émissions que j’ai regroupé dans les archives, un homme trans belge apparaît (dans les archives INA) seulement dans un documentaire français de 1983, et il ne parle que 5 minutes. Emmanuel Beaubatie et Julie Guillot ont publié un article sur l’invisibilisation des hommes trans : « L’invisibilité FtM (female-to-male) : aspects sociaux et politiques » (2011).

    Les parcours des hommes trans ou personnes trans masculines, sont aussi divers et pluriels que ceux des femmes trans. Des différences existent suivant le recours aux techniques chirurgicales. Sans être spécialiste, une phalloplastie reste une chirurgie lourde par exemple. Socialement parlant, suivant le milieu, la culture, les personnes sont plus ou moins moins bien acceptées et doivent souvent affronter des discriminations qui tiennent du sexisme comme de l’homophobie. Pour les parents soutenant leur enfant trans, les inquiétudes sont légitimes car l’ensemble de la société n’est pas toujours très accueillante et la peur de l’erreur reste présente malgré les rapports de confiance. D’une certaine façon, on peut dire que d’une certaine façon, les parents transitionnent aussi avec leur enfant, puisque beaucoup de choses changent dans leur univers familial et rapports à la société.

    Dans le monde anglo-saxon, les représentations trans masculines, sont plus fréquentes, dans les documentaires notamment.

    J’espère que ces modestes lignes sont utiles.

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[1cf. Karine Espineira, Transidentités, Ordre et panique de genre, L’Harmattan, 2015 et Médiacultures, L’Harmattan, 2015.

[2cf. Karine Espineira, « Un exemple de glissement du lexique médiatique : le sujet trans dans les productions audiovisuelles », Essais, n° 7, 2016, pp. 47-63.

[3cf. Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique : discours et limites d’un appareil de légitimation », Le sujet dans la cité, vol. 1, n° 2, 2011, pp. 189-201.

[4cf. Espineira, La Transidentité de l’espace médiatique à l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2008

[5Augros, Joël. « Économie du genre policier », Raphaëlle Moine, Brigitte Rolle et Geneviève Sellier (dir.). Policiers et criminels, un genre européen sur grands et petits écrans. L’Harmattan, 2009, p.30.

[6cf. Karine Espineira, « Transgender and Transsexual Sexuality in the Media » Parallax, n° 80, 2016, pp. 323-329 ; et « La médiatisation des politiques transgenres : du statut de contre-public à l’inégalité de la représentation » Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication, n° 4, 2014.

[7Noël Burch & Geneviève Sellier, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, Vrin, 2009.

[8Cf. Karine Espineira, « La médiatisation des politiques transgenres… » op.cit.

[9Cf. le film La Triche analysé par Brigitte Rollet dans « Mauvais genre/s ? Les réalisatrices françaises et le polar », in Policiers et criminels, op.cit. pp. 181-191.

[11Thomas Maud-Yeuse et Espineira, Karine, « Qu’est-ce qu’un corps ? », Recherches en psychanalyse, vol. 1, n° 29, 2020, pp. 9-20.