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Jean Grémillon

Le ciel est à vous


par Geneviève Sellier / vendredi 8 octobre 2021

Réinventer l'amour

À l’occasion de la reprise sur les écrans du film de Jean Grémillon, Le ciel est à vous, voici l’analyse que j’en proposais dans l’ouvrage publié en 1989 et réédité en 2012 chez Klincksieck.


Le ciel est à vous sort en février 1944, alors que les restrictions de toutes sortes sont de plus en plus draconiennes, interrompant les séances de cinéma pour cause de panne d’électricité, sans parler bien sûr de la situation politique et militaire… Une nouvelle sortie aura lieu dans de meilleures conditions après la Libération.

La production de ce film relatant les exploits aériens d’une aviatrice française, fut, on s’en doute, une course d’obstacles… Mais les retrouvailles de Grémillon avec Raoul Ploquin, démissionnaire du COIC, l’organisme créé par Vichy pour encadrer le cinéma français, mettent l’entreprise sous une bonne étoile :

curieusement, cet ancien directeur de production à la UFA, nommé par Vichy à la tête du COIC, l’organisme corporatif créé par l’État vichyste, va se heurter à Laval, parce que Ploquin entend faire appliquer les règlements du COIC à la société allemande Continental installée à Paris par l’occupant ; suite à cette divergence, Laval place le 30 mai 1942 le cinéma sous son autorité directe, et Raoul Ploquin raconte : « Nous nous retrouvâmes en 1942, sans autre occupation que celle qui opprimait Paris, et dont nous décidâmes (avec Grémillon) de nous libérer à notre manière, vingt-sept mois avant la lettre. C’est ainsi que, fidèles au principe de Guillaume d’Orange, nous nous lançâmes dans une entreprise sans espoir, où nous devions persévérer sans réussir jusqu’au moment où, venant à bout d’obstacles réputés insurmontables, Le ciel est à vous s’acheva sur l’aérodrome de Lyon-Bron, après huit mois de défis à la guerre, aux hommes et aux éléments [1]. »

Et Raoul Ploquin va créer une société de production pour permettre à Grémillon de tourner son film. La pugnacité du réalisateur est renforcée par une équipe très soudée formée lors du tournage de Lumière d’été, qui reste à peu près inchangée.

Madeleine Renaud et Charles Vanel, des "anti-stars"

De plus, Grémillon retrouve pour la quatrième fois consécutive Madeleine Renaud dont la personnalité singulière mérite qu’on s’y arrête. Cette actrice, pensionnaire de la Comédie française de 1921 à 1946, tourne douze films entre 1931 et 1936, avant de rencontrer Jean-Louis Barrault sur le tournage d’Hélène (Jean Benoit-Lévy et Marrie Epstein, 1936), où elle incarne une étudiante qui se retrouve fille-mère, alors que son fiancé (Jean-Louis Barrault) s’est suicidé.

Après cette rencontre, Madeleine Renaud cesse de s’intéresser au cinéma, sauf pour tourner avec Grémillon ! On comprend d’ailleurs sa désaffection, car l’écran l’a cantonnée à des rôles assez ternes d’amoureuse abandonnée ou de jeune femme mal mariée. Son physique discret, qui lui interdit de jouer aussi bien les jeunes premières que les femmes fatales, trouve difficilement à s’employer dans un cinéma qui voue les actrices à des rôles stéréotypés (et souvent misogynes).

Avec Grémillon, la subtilité de l’actrice peut donner toute sa mesure, à travers des rôles inédits pour le cinéma français de l’époque : ni jeune première, ni femme fatale, ni vieille fille, elle est une femme confrontée au temps qui passe, aux relations de couple qui s’usent, au besoin de bonheur qui l’arrache à sa résignation d’épouse et de mère, au désir d’épanouissement personnel qui se heurte aux contraintes sociales. Ce « portrait-robot » des personnages joués par Madeleine Renaud dans les quatre films de Grémillon, met en évidence leur profonde parenté, au-delà des différences anecdotiques entre Madeleine dans L’Étrange Monsieur Victor, Yvonne dans Remorques, Christiane dans Lumière d’été, et Thérèse dans Le ciel est à vous. À travers cette actrice hors normes, le cinéaste explore les contradictions auxquelles sont confrontées les femmes de son époque, dans leurs relations avec les hommes et avec une société patriarcale. Tous les cas de figures peuvent se retrouver dans ces quatre rôles ; mais qu’elle soit une épouse trompée, une épouse infidèle, une épouse heureuse en ménage, ou une amante passionnée, de telles « étiquettes » conviennent mal à la complexité des personnages grémillonniens.

En fait le cinéaste utilise Madeleine Renaud pour substituer aux images de femme que le public attend un miroir de la réalité quotidienne : j’en veux pour preuve les confrontations qu’il met en scène dans les deux premiers films de la série : L’Étrange Monsieur Victor utilise Viviane Romance, image de la garce séductrice, comme faire valoir de Madeleine Renaud, figure de mère qui va peu à peu se transformer en amoureuse, au mépris de toutes les conventions. Remorques ensuite oppose sa silhouette fragile de femme malade et usée, à la force dévastatrice d’une jeune beauté sculpturale, Michèle Morgan. La première confrontation est plutôt de type moral alors que la deuxième met en évidence l’usure du temps. Mais dans les deux cas, Madeleine Renaud a pour fonction de mettre en évidence le clivage entre une image mythique de la femme, telle que le cinéma dominant en produit, et une image quasi-documentaire qui échappe aux stéréotypes et aux fantasmes. Confrontation symbolique puisque les personnages féminins ne se rencontrent pas.

Dans Lumière d’été en revanche, Christiane (Madeleine Renaud) et Michèle (Madeleine Robinson) font connaissance dès le début du film et leurs relations ont une grande importance psychologique et dramatique ; si l’on retrouve l’opposition entre la jeunesse et l’âge mûr, chacune des deux femmes renvoient surtout à deux types de rapport au monde : le regard jaloux et possessif de Renaud s’oppose au regard attentif mais distant de Madeleine Robinson.

Madeleine Renaud arrive dans Le ciel est à vous avec ce riche bagage qu’elle va utiliser pour incarner à elle toute seule les multiples facettes d’un personnage féminin complexe. Comme si le cinéaste avait modelé peu à peu ses contours pour la lancer dans un film qu’elle porte vaillamment sur ses épaules, avec la seule aide de Charles Vanel. Cette gageure, car c’en est une, dans le paysage du cinéma français de l’époque, dont les figures de proue s’appellent Arletty, Edwige Feuillère, Viviane Romance, Gaby Morlay ou Danielle Darrieux, est consolidée par le choix de l’interprète masculin.

Charles Vanel en effet, a lui aussi une place à part dans les configurations d’acteurs qui ont la faveur des producteurs et du public dans le cinéma de l’époque. Bien qu’il soit dans le peloton de tête des rôles masculins pendant les années 1930, on ne peut le classer ni parmi les figures de père à cause de son âge (né en 1892, il a douze ans de moins qu’Harry Baur et neuf de moins que Raimu), ni parmi les séducteurs qu’il n’a jamais joués. D’une certaine manière, il est l’homologue de Madeleine Renaud dans le registre masculin, mais joue souvent avec succès les représentants de la Loi. Il tournera 54 films de 1930 à 1945, exclusivement dans un registre dramatique. Il a déjà travaillé avec Grémillon en 1931, sur Daïnah la métisse, et malgré le sabotage du film, sa composition d’ouvrier mécanicien sur un paquebot se jetant sur une passagère un peu trop belle et familière, témoigne de la diversité de son registre.

Le même Grémillon lui demande de composer douze ans plus tard un personnage fort différent, si ce n’est dans son rapport à la mécanique ! Dans Le ciel est à vous, Pierre Gauthier est garagiste de métier et son habileté s’exerce aussi bien sur les avions que sur les voitures. Il compose avec Madeleine Renaud un couple d’époux amoureux l’un de l’autre, figure centrale du récit, ce qui est très rare dans le cinéma de cette époque.

Une histoire de gens ordinaires

Malgré la célébrité du film, essayons d’abord d’en résumer l’histoire : dans une petite ville de province, la famille Gauthier déménage pour laisser la place à un aéroclub, et se réinstalle au centre-ville où Gauthier ouvre un nouveau garage. Jacqueline, la fille aînée, qui se passionne pour le piano, obtient bientôt que son père lui achète un nouvel instrument pour remplacer celui qui a été cassé dans le déménagement ; les affaires marchent si bien qu’un industriel leur propose la gestion d’un gros garage à Limoges ; Thérèse Gauthier accepte d’y partir seule, malgré les réticences de son mari, qui resté avec les enfants et la belle-mère, se reprend de passion pour l’aviation dont il a tâté pendant la guerre de 1914, comme mécanicien de Guynemer.

Quand Thérèse s’en aperçoit, elle renonce à son travail à Limoges pour retrouver sa famille et l’amour de son mari, qui renonce de son côté à l’aviation.

Mais un jour, Thérèse, mise au défi de monter en avion, contracte à son tour le « virus », et se lance dans le pilotage avec l’aide de son mari ; ils sont bientôt capables, avec l’avion qu’ils ont acheté, de gagner des trophées dans les réunions d’amateurs. Pourtant Pierre, suite à un bras cassé, songe à renoncer à ce sport dangereux, tandis que Thérèse le convainc de continuer, pour qu’il l’aide à battre les records féminins. Désormais, ils vont tout sacrifier à ce but, non seulement leur métier de garagiste, mais aussi l’intérêt de leurs enfants (ils revendent le piano de leur fille) et tous leurs revenus.

Montrés du doigt par leurs concitoyens, ils partent pour Marseille d’où Thérèse doit s’envoler pour tenter le record de distance féminin. Ils s’aperçoivent alors qu’une aviatrice professionnelle les a devancés, et ils s’apprêtent à rentrer chez eux, presque soulagés d’échapper aux dangers d’une telle épreuve ; mais la médiocrité relative du nouveau record établi par sa rivale, décide Thérèse à tenter sa chance ; son mari la laisse partir, le cœur serré. Commence alors une attente interminable : plus aucune trace de Thérèse ni de son avion ; Pierre doit finalement rentrer seul chez lui, où l’attendent ses enfants et sa belle-mère soutenue par quelques voisins bien-pensants, prêts à faire passer le mari coupable devant le tribunal des « honnêtes gens » ; Pierre désespéré croit sa maison assiégée par une foule hostile qu’il décide d’affronter : mais entretemps, la nouvelle est arrivée que Thérèse, saine et sauve, a battu le record féminin, ce que Pierre ignore encore, et la foule qui l’entoure est en fait venue l’acclamer…
Quelques jours plus tard, la petite ville pavoisée s’apprête à fêter dignement le retour de l’héroïne. Pierre, nouveau président de l’aéroclub, l’accueille avec un discours bientôt interrompu par des larmes et des baisers, dans les vivats de la foule.

Le film s’inspire de l’aventure authentique d’Andrée Dupeyron, qui, en 1938, battit le record féminin de distance (puis s’engagea comme pilote dans les Forces Françaises Libres). Le cadre de cet exploit est celui de l’aviation populaire (le terme même est employé à plusieurs reprises dans le film), ce qui renvoie explicitement à la politique de Pierre Cot pendant le Front Populaire et constitue en 1943 une audace de taille.

Le scénario d’Albert Valentin laisse de côté les aspects spectaculaires de ces aventures aériennes qui passionnèrent les foules dans les années 30. L’ellipse est totale sur toute la période où le couple accumule les trophées ; et on ne verra pas Thérèse dans les airs quand elle accomplit le record (contrairement à Annabella dans Anne-Marie de Raymond Bernard).

On ne peut non plus réduire le film, comme beaucoup de critiques de l’époque l’ont fait, à une défense et illustration des « vertus françaises » ; outre que c’est bien évidemment lié à la situation politique, et recouvre des idéologies contradictoires, cela cadre assez mal avec l’histoire d’un couple qui sacrifie son travail professionnel et l’avenir de ses enfants à une passion commune pour l’aviation, présentée avant tout comme une source de plaisirs.
Le thème central du film, la relation amoureuse entre un homme et une femme, est traité ici de façon si inhabituelle que l’on a du mal à lui donner le même nom que celle qui est racontée dans Gueule d’amour (1937) du même Grémillon. Comme un critique perspicace le notait déjà en 1944, « Le ciel est à vous constitue un vaste poème d’amour, d’amour réciproque, humble et total, mais sans la moindre parcelle d’érotisme, cet érotisme dont l’écran a tant abusé . »

Le sujet du film prend toute sa cohérence à la lumière de l’ensemble de l’œuvre de Grémillon, qui se construit d’une part sur une critique de l’aliénation du public par le cinéma dominant, d’autre part sur une exploration « documentaire » des relations entre hommes et femmes dans le temps et l’espace social. Le ciel est à vous marque l’aboutissement de cette problématique en s’appuyant sur deux acteurs totalement étrangers au « star système » à la française, ou plus précisément inassimilables à des images de séduction ; le film ne comporte en effet aucune image de type érotique ou fétichiste : en particulier le baiser sur la bouche, autour duquel s’est codifié l’érotisme au cinéma, est absent de ce film, pourtant peu avare d’effusions sentimentales. Par ailleurs, le thème des relations amoureuses est abordé frontalement, sans aucune péripétie dramatique qui mette en jeu quelqu’un ou quelque chose d’extérieur au couple lui-même : la passion pour l’aviation est présentée comme la concrétisation de l’amour du couple, et ne sera traitée que sous cet angle.

Le schéma narratif du film se distingue par son extrême simplicité ; à partir d’une figure de couple, toujours la même, le récit se développe grâce à des mouvements successifs de disjonction qui affectent celui-ci, au contact de l’environnement social et familial. Dans un premier temps, le couple s’investit dans la réussite professionnelle (le garage), ce qui amène leur séparation ; ils se retrouvent en renonçant à cette forme d’ambition sociale, pour préserver leur amour. Puis Thérèse découvre l’aviation, qui devient leur passion commune. Cela amène encore une séparation qu’on croit d’abord définitive (la mort de Thérèse), mais qui se transforme finalement en une double réunion, celle des deux époux et celle du couple avec la société. Ce schéma narratif est construit sur l’interdépendance des relations amoureuses et de l’insertion sociale de chacun, et prend le contrepied du stéréotype romanesque de l’amour qui évacue les contradictions sociales, ou l’inverse.

Une célébration de la famille ?

Le plan d’ouverture cadre en plongée un berger conduisant son troupeau de moutons, puis panoramique vers un groupe d’enfants en uniforme noir, qui font une ronde, sous la surveillance d’un prêtre, avant de se mettre en rang au coup de sifflet ; le plan se termine par le cadrage d’une pancarte : « Terrain réservé à l’orphelinat de Villeneuve ». Ce plan inaugural suggère une comparaison entre un groupe animal (une masse blanche) et un groupe humain (une masse noire), tous deux menés par un pasteur. Mais quand on comprend que ces enfants sont des orphelins, l’ordre esthétiquement harmonieux auquel ils sont soumis (d’abord en rond, puis en rang), devient l’expression d’une contrainte collective contre nature, le symbole d’un manque, celui de la cellule familiale individuelle qui nous est présentée juste après, à travers le joyeux désordre du déménagement des Gauthier.

Ce motif à la fois visuel et symbolique des orphelins est utilisé quatre fois dans le film : il devient, à travers le regard des deux enfants Gauthier, « abandonnés » par leurs parents partis pour Marseille, l’expression d’une prémonition sinistre ; puis ; quand ils reviennent de la gare avec leur père seul, la rencontre avec les orphelins est comme le signe de sa réalisation ; enfin, alors que le cauchemar paraît s’être changé en un rêve merveilleux avec le retour triomphal de Thérèse, le départ des orphelins en rang qui termine le film fonctionne comme un contrepoint à l’atmosphère de liesse, pour rappeler au public l’arbitraire du « happy end ».

Introduite par ces images un peu inquiétantes, l’histoire de la famille Gauthier est donc d’emblée positivée. La première séquence s’ordonne sur le point de vue du père (Charles Vanel), d’abord présenté professionnellement (son apprenti décroche la plaque qui indique « Pierre Gauthier, mécanicien en tous genres »), puis dans ses fonctions familiales ; il donne des ordres ou fait des recommandations, successivement à son employé, à sa fille, à sa belle-mère puis à sa femme ; enfin, après leur départ, il emmène son fils dans le garage pour un dernier adieu. Image de famille « normale » et rassurante : le père-patron règne sans partage mais dans l’harmonie ; son autorité n’est contestée par personne, sinon par sa belle-mère, personnage caricatural et donc sans poids. Cette première séquence inscrit la division des sexes, avec les trois femmes qui partent ensemble, pendant que les deux hommes disent adieu au vieux garage.
Le montage alterné a l’air de confirmer cet ordre fortement hiérarchisé, puisque dans le nouveau domicile où les trois femmes s’affairent, les difficultés surgissent sous la forme du piano (de Jacqueline) qui ne rentre pas par l’escalier et qu’il faut monter par la fenêtre ; la grand-mère dirige les opérations et Pierre arrive pour constater la catastrophe : le piano, trop lourd, s’est fracassé sur le sol. On pourrait voir dans cette péripétie une confirmation a contrario de l’indispensable autorité paternelle, si ce n’était le dernier plan : Pierre, après avoir éloigné tout le monde, s’approche du piano en disant d’un air décidé : « Et que personne ne touche à ce qui reste du piano ! j’verrai moi-même là-dedans c’qui peut encore servir ! » Il se baisse pour prendre dans le tas une touche qu’il regarde d’un air dubitatif, pendant qu’un fondu au noir vient clore la séquence. L’impression d’autorité et d’harmonie que donne le début de la séquence a fait place à un sentiment d’impuissance, lié à la disjonction du masculin et du féminin, et à la prise du pouvoir par la belle-mère, qui incarne dans le film le poids de la tradition.

Ainsi cette première séquence met en doute le schéma qu’elle propose, celui d’une cellule familiale soumise à l’autorité paternelle, relayée par celle des anciens. Ce schéma, tout à fait conforme à l’idéologie de Vichy, va être abandonné dans la séquence suivante au profit d’une figure de couple où le féminin prend l’initiative. Nous découvrons d’abord Thérèse, descendant l’escalier intérieur pour aller rejoindre son mari dans le nouveau garage encore encombré par le déménagement ; elle s’emploie à calmer les inquiétudes de Pierre sur la réussite de leur nouvelle entreprise ; tout à coup, la sonnette retentit : « Et si c’était un client ? » dit Thérèse. Elle pousse son mari dubitatif à relever le rideau de fer et c’est à travers son regard que nous assistons à la conversation entre Gauthier et son premier client. La séquence se clôt sur elle en train de débarrasser le garage pour faire de la place à la voiture. Après un fondu au noir, le jour se lève sur le client qui vient chercher sa voiture réparée.

Ainsi, tout concourt à nous donner l’impression que le dynamisme de la petite entreprise familiale dépend en réalité de Thérèse, dont le rôle maternel est évoqué dans la séquence suivante, s’ajoutant à celui d’épouse et de gestionnaire, alors que le rôle de Pierre est ramené à celui d’un bon technicien. La hiérarchie suggérée au début se trouve inversée, et la belle-mère a disparu, comme si son absence était nécessaire pour que la cellule familiale puisse fonctionner efficacement !

La consécration de cet ordre harmonieux se fait lors de l’achat du piano, qui par une ellipse remarquable, est associé à la réussite professionnelle du nouveau garage Gauthier : le couple contemple d’un air ravi, à travers la vitrine du marchand de pianos, l’enseigne lumineuse du garage, juste en face. Un peu plus tard, M. Larcher – le bien nommé – (Jean Debucourt), professeur de piano de Jacqueline, va leur faire écouter la mélodie de leurs fiançailles « Des lilas et des roses », associant ainsi leur réussite professionnelle, leur amour et la musique, symbole de l’art dans le film. Pendant cette séquence, la belle-mère acariâtre est « remise à sa place » par les deux époux d’abord, puis par M. Larcher qui fait figure dans le film d’instance légitimante. Un premier mouvement du récit s’achève ici, sur une fusion des différentes composantes du bonheur humain : la relation amoureuse réciproque, la réussite professionnelle et le plaisir de l’art.

La réussite professionnelle et ses contradictions

Mais cet équilibre est rompu une première fois dans la séquence suivante, l’inauguration de l’aéroclub de Villeneuve. L’événement est d’abord présenté dans sa dimension sociale : le président de l’aéroclub, le docteur Maulette (Léonce Corne), surveille les préparatifs du banquet ; et le couple Gauthier regarde un peu ébahi ce déploiement de fastes à l’emplacement de ce qui fut leur maison. Cet épisode correspond à la confrontation du couple avec un environnement socioprofessionnel plus large que l’atelier familial : Thérèse va être sollicitée par M. Noblet, le propriétaire d’un garage à Limoges, pour en prendre la gérance, pendant que Pierre est appelé par le président de l’aéroclub pour vérifier l’avion de Lucienne Ivry, la jeune aviatrice qui doit assurer le spectacle aérien. Chacun est donc requis pour ses capacités propres, et le couple se trouve séparé. Le regard de Thérèse sur Pierre qui s’éloigne exprime l’inquiétude de cette séparation, qui n’est encore que symbolique : Pierre lui échappe ; elle perd l’initiative et devient l’espace de quelques plans une épouse jalouse qui regarde son mari partir avec une autre femme (l’aviatrice), plus belle et plus jeune. Cette direction ne sera pas davantage exploitée, mais elle permet d’associer la passion de Pierre pour l’aviation à la possibilité d’une autre relation féminine.

En effet, la scène suivant nous permet de découvrir un aspect de la personnalité de Pierre que nous ignorions : le dialogue complice avec l’aviatrice se développe autour de leur admiration commune pour Guynemer, dont nous apprenons que Pierre a été le mécanicien pendant la Grande Guerre. Un peu plus tard, quand Gauthier retrouve sa femme, il lui fait remarquer naïvement, à propos de l’aviatrice : « Tu as remarqué ses mains ? Comme elles sont fines ! Et pourtant, c’est merveilleux ce qu’elle fait là-haut ! » Par son regard enthousiaste sur l’avion qui évolue dans le ciel, il désigne alors une place à son désir que Thérèse elle-même finira par occuper. Le découpage isole chacun des deux époux, et préfigure la séparation physique qu’ils subissent à la séquence suivante : Thérèse a accepté de partir pour Limoges « à l’essai », pendant que Pierre reste avec les enfants à Villeneuve.

Ce nouvel épisode qui met en évidence la compétence professionnelle de Thérèse (vendre des voitures), s’accompagne de la disparition de Pierre, dans le dialogue, dans l’image et dans le scénario même, si bien qu’on en vient à se demander si le mari peut exister en l’absence de sa femme ;

il a littéralement quitté la terre et « se promène dans le ciel comme dans un jardin », selon sa propre expression ; mais nous ne le verrons pas, sinon par le truchement de sa femme, quand elle va le chercher sur le terrain d’aviation et assiste, éberluée, à ses évolutions acrobatiques. Cette disparition de Pierre sera expliquée un peu plus tard quand il avoue à sa femme : « Tu es partie pour des raisons que j’ai bien comprises, mais tout le monde ici s’est mis à s’ennuyer terriblement. Et chacun a trouvé un remède à son ennui. » Thérèse a le pouvoir de faire exister les autres (son mari et ses enfants) : elle est le pôle autour duquel tout s’ordonne. Et Pierre ne fait qu’exprimer ce que le découpage de l’épisode nous a fait sentir.

Cependant, un grain de sable s’est glissé dans ce mécanisme : Thérèse a surgi chez elle comme une force castratrice qui réprime tout ce qui bouge : chacun « en prend pour son grade », depuis l’apprenti jusqu’au professeur de piano de Jacqueline, en passant par son mari et ses enfants. Son refus catégorique de faire faire le Conservatoire à Jacqueline, comme le propose M. Larcher, sonne à nos oreilles comme la réaction obscurantiste d’une petite bourgeoise uniquement préoccupée de réussite matérielle. A ce moment-là, Thérèse ressemble à s’y méprendre à sa propre mère, vieille femme geignarde et vindicative. La réconciliation pourtant très émouvante entre les deux époux, est lourde de cette dissonance.

Dans ce deuxième mouvement, les contradictions ne sont résolues que par le renoncement : Thérèse renonce à gagner de l’argent à Limoges, Pierre renonce à sa passion pour l’aviation, Jacqueline au piano. C’est au prix de ce triple sacrifice que se rétablit l’harmonie familiale. En même temps, l’abandon émotionnel entre les deux époux dans l’intimité retrouvée de la chambre conjugale (marqué par le passage aux gros plans) contraste fortement avec le comportement répressif de Thérèse dans les scènes qui précèdent. Ainsi, la direction d’acteurs met en valeur les contradictions internes du personnage, capable de passer de l’assurance la plus rédhibitoire aux larmes d’abandon. La contradiction reste ouverte à la fin de ce deuxième mouvement qui se clôt par un fondu au noir.

Le retour à l’ordre familial est aussi une remise en route du travail dans le garage, sous la houlette de Thérèse. Ce troisième mouvement s’ouvre sur une image de la forge où s’active un employé, pendant que la « patronne » sort de son bureau pour donner des ordres. Mais le bruit d’un avion vient perturber Thérèse qui soupçonne aussitôt son mari, et retrouve tout à coup un comportement répressif pour aller surprendre Pierre sur le terrain d’aviation. Comme dans une scène précédente, le regard de Thérèse sur l’avion exprime une angoisse de perte ; mais cette fois-ci, elle trouve à la descente de l’avion non pas son mari mais le président de l’aéroclub ; cette substitution modifie sensiblement les rapports de pouvoir : le docteur Maulette incarne une instance socialement supérieure à Thérèse, si bien qu’elle ne peut refuser le défi qu’il lui lance de faire son baptême de l’air.
A ce moment-là, Pierre arrive à son tour à l’aéroclub pour récupérer sa boîte à outils. Il découvre la voiture de sa femme et apprend qu’elle est dans le ciel avec Maulette ; aussitôt son regard se charge d’angoisse ; il se retrouve exactement à la place de sa femme dans l’épisode précédent, accourant vers l’avion, bouleversé, pour demander des explications à Thérèse. Mais l’analogie s’arrête là : c’est une Thérèse métamorphosée qui sort de l’avion : hébétée et ravie, elle tombe dans les bras de Pierre en lui disant : « Jamais plus je ne t’empêcherai de voler ! » et les baisers remplacent les explications.

Cette effusion en plein soleil succède et se substitue à la réconciliation précédente, dans la pénombre de la chambre et suivie d’un fondu au noir. La fausse résolution des contradictions par le renoncement fait place à une vraie dialectique : Thérèse a découvert le plaisir de voler et sous nos yeux s’opère un changement de valeurs : le discours du plaisir se substitue au discours du devoir, dominant dans toute la première partie du film et toujours tenu par Thérèse :

« Et si un jour, plus tard, Claude avait plus d’ambition que toi ? Ce serait tout de même bête qu’il rate sa vie parce qu’on n’aurait pas fait l’effort qu’il fallait. » (séquence 4)
« Nous n’avons pas eu la vie assez dure, non ? Tu ne te souviens pas d’où nous sommes partis ? Moi je ne me suis jamais plainte... Est-ce que j’ai jamais demandé quelque chose pour moi ? Mais rien, rien ! Toujours tout pour les enfants, pour la maison ! (…) Chaque semaine, j’ai voulu mettre de l’argent de côté. Les trente mille francs que nous avons, eh bien, ils représentent bien des petites choses que j’aurais aimées… D’abord pour que les enfants ne connaissent pas ce que nous avons vécu, j’ai accepté d’être séparée d’eux, d’être séparée de toi !... » (séquence 6)

Depuis le début du récit, elle reste l’élément moteur du changement, mais la place qu’elle occupe maintenant correspond au désir de Pierre, que nous avions vu s’exprimer face aux performances de l’aviatrice Lucienne Ivry. Les valeurs de plaisir (opposées ici aux valeurs socialement utiles) sont introduites par Pierre, mais elles deviennent dominantes quand Thérèse s’y rallie.

Le plaisir plus fort que le devoir

L’épopée aérienne qui commence dans cette deuxième partie seulement, est donc montrée comme la recherche d’un plaisir, et non pas comme le résultat d’une volonté héroïque. Le couple regarde amoureusement son avion, comme dans un épisode précédent, chez le professeur de piano, il regardait l’enseigne lumineuse du garage. La même ellipse temporelle exprime la rapidité avec laquelle ils parviennent à concrétiser leurs désirs. Et la dimension symbolique de l’avion par rapport à la voiture connote le passage d’un objet « terre à terre », socialement utile, à un autre beaucoup plus marqué (à l’époque et dans le film) du côté du jeu et du risque.

Mais le nouveau but qu’ils se sont fixé (gagner des concours d’amateurs), est porteur à son tour de contradictions : la mère de Thérèse l’accuse de négliger ses enfants, sa maison et le garage (ses « devoirs »). Ce faisant, elle reprend à son compte le discours que Thérèse a tenu à Pierre à son retour de Limoges. Mais cette fois-ci, Thérèse est à la place de Pierre, et ce discours du devoir perd beaucoup de sa force à être prononcé par la belle-mère acariâtre.

Pendant ce temps, Pierre est chez le docteur Maulette pour se faire enlever un plâtre, suite à un bras cassé dans un accident d’avion. Leur conversation porte à la fois sur la légitimité de leur passion commune et sur les buts qu’elle peut donner : Maulette se fait le défenseur des simples amateurs (« les obscurs, les sans-grade »), que la répétition du même plaisir suffit à satisfaire (les cinéphiles en quelque sorte) face à Gauthier qui a besoin de se dépasser à travers cette passion (le créatif).
Thérèse lui apporte sans le savoir une réponse dans la scène suivante : elle lui propose de l’aider à battre le record féminin de distance, c’est-à-dire qu’elle fixe un nouveau but à leur passion commune. Ainsi la contradiction entre le plaisir narcissique et l’utilité sociale est dépassée, d’une manière qui ressemble beaucoup au processus de la création artistique. Interprétation suggérée aussi par la scène précédente, où Jacqueline s’introduit en cachette dans la boutique de M. Larcher pour le supplier de la laisser jouer, malgré l’interdiction de sa mère. Par rapport à sa fille, Thérèse a une fonction répressive, alors que Jacqueline exprime avec les mêmes mots que sa mère (« Est-ce que c’est mal ? ») la crainte que sa passion soit contraire à la Loi ; comme M. Larcher rassure Jacqueline, Gauthier rassure sa femme, et les deux hommes jouent un rôle de légitimation de ces deux passions, face à une instance répressive, représentée pour chacune des deux par sa propre mère. L’ironie du film est de faire jouer à Thérèse deux rôles parfaitement contradictoires. Mais seul le public s’en rend compte, à travers la forme répétitive du dialogue, qui désigne ainsi la place identique que Thérèse et sa fille occupent désormais sur le terrain de la créativité, en dépit de leur opposition personnelle.

La relation amoureuse des époux Gauthier prend alors une valeur nouvelle que Pierre exprime en se référant à sa camaraderie de guerre avec Guynemer : « Alors, Thérèse, l’idée qu’il pourrait y avoir entre nous, en dehors de notre amour, une amitié comme celle-là, eh bien… j’peux pas t’expliquer… Je t’aime encore plus que le jour où Claude est né !... » La naïveté émouvante de cet aveu ne doit pas en masquer l’enjeu : une fusion s’opère entre deux types de relations qui, dans le cinéma des années 1930, sont toujours montrées comme radicalement antagonistes : les amitiés viriles et les relations amoureuses ou conjugales. L’aveu de Pierre signifie donc un dépassement de cette contradiction liée à la peur du féminin dans un cinéma dominé par le masculin.

Mais, par là-même, la relation entre les deux époux sort d’un cadre strictement conjugal et/ou familial, et se met en marge des normes sociales : en haussant sa femme à la dignité de co-équipier, Pierre transgresse un tabou majeur que le conseil municipal se charge de rappeler un peu plus loin : « La place des femmes est au foyer.

Il y a de mauvais exemples qu’il ne faut pas donner. Au lieu d’encourager des extravagances, notre devoir est plutôt de les empêcher… » Telles sont les fortes paroles du conseiller municipal Dubois chaudement approuvé par ses collègues.
La mort de Maulette, le président de l’aéroclub, dans un accident d’avion, est venue concrétiser le nouvel isolement social des Gauthier et le danger de leur entreprise. Enfin, leur passion les pousse à vendre le piano de leur fille, contre son gré, parce qu’ils ont besoin d’argent pour leur avion ; mais l’affrontement n’est pas montré d’un point de vue moral : personne n’est bon ni mauvais, mais chacun défend sa passion avec acharnement. L’autorité parentale apparaît ici comme un abus de pouvoir. Dans un raccourci saisissant, un plan de la place vide du piano que la belle-mère balaie, est suivi d’un plan de l’emplacement vide dans le garage où l’avion n’a laissé que la trace de ses roues et une tache d’huile : pour que l’avion s’envole, il a fallu sacrifier le piano. Le groupe des orphelins qui passe à ce moment-là sous les yeux des deux enfants, fonctionne à la fois comme une métaphore et comme une prémonition : leurs parents les ont « abandonnés » pour aller tenter un record, et leur mère risque sa vie dans cette entreprise, comme on le verra effectivement quelques séquences plus loin.

Le couple est maintenant soudé par une même passion, mais cela entre en contradiction avec les normes sociales concernant le statut des femmes et la famille, ainsi que la définition du travail socialement utile : l’affrontement est global. L’isolement total des époux Gauthier se manifeste par leur départ pour Marseille, où personne ne les connaît, mais qui est l’étape nécessaire pour tenter le record. Isolement géographique dans une ville inconnue, isolement social des amateurs face aux professionnels.

La plus grande preuve d’amour

La première séquence sur l’aérodrome de Marseille est filmée dans le même style de reportage que l’inauguration de l’aéroclub de Villeneuve : plans larges de la foule et des avions, puis la caméra suite une « autorité » qui va nous amener jusqu’au couple Gauthier. Mais cette fois-ci la jonction ne se fait pas : l’ingénieur qui présente l’avion de Lucienne Ivry à la presse, passe devant eux sans les voir ; ils n’existent plus socialement dans ce lieu étranger ; leur préparation s’est faite en marge des institutions qui ne les (re)connaissent pas. Alors que Lucienne Ivry est à l’honneur, avec discours et champagne, dans le bar de l’aérodrome, entourée de toutes les autorités civiles et militaires, le couple Gauthier, resté à l’extérieur, regarde la scène à travers les vitres. Leur sentiment d’exclusion est accentué par la présence de Lucienne Ivry (l’aviatrice rencontrée lors de l’inauguration de l’aéroclub) qui, cette fois, n’aura pas besoin de faire appel aux compétences de Gauthier. Le couple est réduit à l’état de spectateurs anonymes, perdus dans la foule venue assister au départ de l’aviatrice.

Puis ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel d’un quartier populaire de Marseille ; Thérèse entre dans la chambre où elle retrouve Pierre accoudé à la fenêtre, perdu dans ses réflexions. Il tente de la convaincre que cet échec est une chance pour leur couple ; Pierre marche de long en large dans la chambre, faisant de grands gestes, pendant que sa femme assise sur le lit comme une spectatrice assistant à une « performance » ; finalement, elle se lève, va le rejoindre en riant, et se laisse enlacer. Comme dans l’épisode de Limoges, il positive leur renoncement à ce record au nom de la sauvegarde de leur couple. Et encore une fois, elle se laisse convaincre, émue par la force de son amour.

Mais cela confirme le rapport de forces dans le couple : Thérèse en est le moteur, jusqu’à le mettre en danger, alors que Pierre se soucie d’abord de sa sauvegarde, et fonctionne donc plutôt dans une logique conservatrice. Audacieuse répartition des rôles dans le contexte d’un cinéma qui propose plus souvent le schéma inverse, comme dans Mollenard (R. Siodmak, 1937) ou dans Les Hommes nouveaux (M. L’Herbier, 1936) ; quand une femme prend des initiatives, il s’agit le plus souvent d’adultère, comme dans Le Dernier Tournant (P. Chenal, 1939) ou Samson (M. Tourneur, 1936) ; et dans le cas contraire, les initiatives de l’épouse sont de toute façon malheureuses, et le mari devra prendre des risques pour en annuler les conséquences, comme dans J’étais une aventurière (R. Bernard, 1938) ou Les Pirates du rail (Christian-Jaque, 1937).

Le film de Grémillon va très loin dans le non-conformisme, puisque les initiatives de Thérèse sont présentées comme discutables tant qu’elle reste dans le champ des activités socialement utiles (la gestion du garage à Limoges), mais sa tentative de battre un record aérien ne se heurte plus qu’à des obstacles matériels ; et le renoncement suggéré par son mari paraît davantage une adaptation aux circonstances qu’une nécessité intérieure.

Il tente de la consoler en évoquant tous les dangers auxquels elle a échappé et les conséquences tragiques de sa possible disparition au cours du raid. En fait, l’accent est mis dans cette scène sur la force de leur amour plus que sur la validité de leur renoncement : le dernier plan les saisit dans le cadre de la fenêtre, enlacés, photo-souvenir que le public devra garder en mémoire… L’effet est accentué par un fondu au noir.
Quant à leur renoncement, il est remis en cause par Thérèse dès le lendemain matin, quand ils apprennent que le nouveau record établi par Lucienne Ivry est inférieur à celui que Thérèse espérait atteindre. Face au désir de sa femme, Pierre s’interroge : « La plus grande preuve d’amour, c’est de te dire oui ou c’est de te dire non ? » Et Thérèse répond par l’affirmative. On retrouve la problématique développée dans Lumière d’été (1942), mais dans une interprétation beaucoup plus ouverte : en laissant partir sa femme, Pierre suggère la possibilité d’un amour respectueux jusqu’au bout de la liberté de l’autre.

Le décollage de Thérèse dans un matin ordinaire, contraste avec l’attroupement de la veille pour le départ de Lucienne Ivry. Pierre est le seul à regarder partir Thérèse, et les autorités de l’aérodrome, persuadées d’avoir affaire à de dangereux amateurs, lui battent froid. Il se retrouve donc seul pour attendre des nouvelles de l’avion, seul dans la nuit qui tombe, puis dans l’aube qui se lève. Aucun montage alterné ne viendra faire diversion, pour permettre au public de suivre Thérèse dans son odyssée.

La scène du retour solitaire à Villeneuve est d’autant plus pathétique que la veille, Pierre en a évoqué la possibilité tragique devant sa femme : la réalité est alors perçue comme un cauchemar. La pluie et la grisaille sont de la partie, après le grand soleil marseillais, et la rencontre de Pierre et ses deux enfants avec les orphelins sur le chemin du retour a la cruauté d’un miroir.

Le cauchemar continue avec le « comité d’accueil » qui attend Pierre chez lui, la belle-mère en tête ; face à la douleur de Gauthier, ce triomphe des bien-pensants est proprement insupportable ; les champs-contrechamps l’isolent face aux dignes représentants de la société de Villeneuve, jusqu’à ce qu’une voix hors-champ s’élève pour prendre la défense de Pierre : M. Larcher, le professeur de piano, intervient comme l’instance légitimante qui justifie leur folle entreprise au nom de leur amour, face au redoutable « bon sens » de la belle-mère. La scène se termine par le tintement du carillon Westminster, symbole du confort petit-bourgeois que Thérèse et Pierre ont voulu dépasser.

Après un fondu au noir, nous entendons avec Pierre qui relève la tête des cris qui viennent de la place : une foule s’est rassemblée devant chez lui et crie son nom ; la lumière nocturne très contrastée et une musique aux accents dramatiques nous incitent à donner une interprétation agressive à ces cris ; nous voyons la foule à travers le point de vue de Pierre, persuadé que tous les « honnêtes gens » de Villeneuve se sont ligués contre lui. Il baisse le store dont les lames dessinent sur son visage les barreaux d’une prison. La musique augmente, de plus en plus inquiétante ; le petit Claude réveillé par les cris, se réfugie dans les bras de sa grand-mère. Pierre décide alors d’affronter la foule ; armé d’un outil, il ouvre le rideau de fer du garage et se plante sur le seuil, prêt au pire.

À ce moment-là seulement le point de vue change : on suit un personnage qui traverse la place en courant jusqu’à Gauthier, hébété sur son seuil ; la musique devient triomphante, et on comprend que les cris de la foule sont des acclamations : Thérèse a gagné ! L’employé de l’aéroclub a vainement essayé de le prévenir : mais Gauthier avait décroché son téléphone pour couper court à ce qu’il croyait être des manifestations d’hostilité ; il est donc le dernier à apprendre la victoire de sa femme face à la foule qui s’est rassemblée pour le féliciter. La caméra s’approche alors de Gauthier qui ne sait plus que dire : « Laissez-moi ! Laissez-moi ! », jusqu’à le cadrer seul en plan rapproché, murmurant dans ses larmes le nom de Thérèse : il se réveille enfin de son cauchemar…

Tout cet épisode du retour solitaire de Pierre a donc été raconté strictement de son point de vue, comme si le public devait mesurer dans toute sa rigueur, le risque que Gauthier a pris en laissant partir sa femme : l’amour qui se refuse à exercer un droit de propriété sur l’objet aimé, s’expose à le perdre.

Ainsi, avant que ne s’ouvre la scène du « happy end », une autre fin a été proposée qui, dans une certaine mesure, est plus réaliste : dans les conditions d’amateurisme et de gêne financière où s’est préparé ce record, l’hypothèse d’un accident est plus vraisemblable que celle de la réussite finale, et la désapprobation des autorités de l’aérodrome de Marseille sert à le rappeler. Cette première fin tragique n’amène aucune modification du point de vue du public qui continue à s’identifier au couple Gauthier (ou ce qu’il en reste !), mais elle nous remet en mémoire les risques qu’encourt le non-conformiste dans notre société. On pense au destin de l’artiste ou aux résistants, plus encore qu’aux héros de l’aviation… Malgré le démenti final, on garde un souvenir pénible de tout cet épisode qui a été vécu uniquement à travers la subjectivité angoissée et culpabilisée de Pierre.

Le grand soleil et l’atmosphère de liesse populaire qui donnent le ton de la dernière séquence, ont d’abord pour fonction de chasser les « miasmes morbides » de l’épisode précédent. L’hostilité bien réelle du « comité d’accueil » a disparu avec le succès de Thérèse, et les clivages à la fois psychologiques et sociaux qui ont éclaté lors du retour solitaire de Pierre ont laissé la place à une unanimité (de façade ?) de tous les habitants de Villeneuve venus accueillir la triomphatrice. La caméra retrouve un style de reportage pour filmer en plans larges les rues de la petite ville puis l’aéroclub pavoisé : de grandes banderoles célèbrent Thérèse Gauthier qui prend ainsi la place que Lucienne Ivry occupait au début du film, lors de l’inauguration : la foule se précipite vers son avion qui atterrit.

La réintégration sociale des époux Gauthier se marque aussi par la dignité nouvelle dont Pierre se trouve investi : désigné président de l’aéroclub à la place du défunt Maulette, il est chargé de prononcer le discours de bienvenue pour l’héroïne du jour : « Tous les jours de votre vie, vous avez gagné le ciel des honnêtes gens… Mais c’était pas assez. Aujourd’hui vous avez gagné le ciel des héros… » Mais ce discours émouvant (qui explique le titre) dissimule ce que le film s’est employé à montrer : d’une part la rupture qui s’opère quand on passe du monde des « honnêtes gens » au monde des « héros » ; mais aussi la vraie nature de ce que la société nomme après coup « l’héroïsme » : la découverte de plaisirs plus forts que ceux que peut donner la vie de tous les jours, et que cette même société s’emploie d’abord à interdire parce qu’elle y voit une menace pour son équilibre.

Un film de son époque et bien au-delà

Le film construit une critique de l’immobilisme et de l’enfermement et associe paradoxalement l’évolution du couple à une conquête de la mobilité et de l’ouverture, qui correspondent sociologiquement à une tendance inverse de celle de la cellule familiale : le couple de Grémillon trouve son dynamisme à partir du moment où il tourne le dos aux valeurs familiales…
Le ciel est à vous tente de construire l’articulation du sentiment amoureux et de la passion créatrice, comme deux formes de désir qui se projettent à la fois sur autrui et sur le monde. Construction fragile et toujours recommencée, mais que le film donne comme la clé du bonheur. Le titre Le ciel est à vous (et non « à nous ») est une adresse au public : jamais en effet, le cinéaste n’a mené aussi loin, dans le choix des acteurs, de l’histoire, et du style même du film, la recherche d’une image valorisante de la réalité quotidienne.

Vécu par ses auteurs comme un acte de résistance, ce film sera encensé par les deux « camps », malgré les mises en garde du cinéaste qui déclare en février 1944 : « Ceux qui penseraient que ce film glorifie l’esprit d’aventure naissant au sein d’une honnête famille d’artisans se tromperaient tout autant que ceux qui, regardant vivre ce couple habile et laborieux, attendent qu’au prix de tant de vertus providentielles, ils reçoivent la récompense méritée et s’élèvent du même coup dans la hiérarchie sociale [2]. » Il faut sans doute attribuer ce phénomène paradoxal à l’honnêteté artistique de Grémillon : refusant de faire œuvre de circonstance, il traite son sujet avec une subtilité qui rend compte de toute l’ambiguïté du réel. Ainsi, en sélectionnant certains aspects seulement, les critiques « collabos » et pétainistes peuvent y voir une apologie du travail et de la famille, tandis que la presse clandestine en fait un modèle de l’esprit de résistance. Tel ou tel moment du film pris isolément peut en effet donner de l’eau au moulin des uns ou des autres ; mais Le ciel est à vous, dans sa tentative de montrer les aspects contradictoires de la réalité, est forcément étranger à tout esprit de propagande. Comme beaucoup de grandes œuvres, il doit son succès critique à un malentendu qui se dissipera peu à peu, quand les circonstances historiques qui ont imposé une certaine grille de lecture, changeront.

Film sans star, sans effet spectaculaire (malgré son sujet), basé sur une intrigue simple, Le ciel est à vous incarne la liberté paradoxale du cinéma français pendant l’Occupation, puisque l’interdiction des films anglophones le mettait à l’abri de la concurrence effrénée qu’il subissait avant-guerre, et le climat de censure stimulait l’imagination tout en dotant le cinéma d’enjeux politiques et sociaux sans précédent.


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[1Cité par Henri Agel in Jean Grémillon, éditions L’Herminier, 1982

[2Propos cités dans la Fiche filmographie n°98 de l’IDHEC sur Le ciel est à vous.