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Shonda Rhimes

La Chronique des Bridgerton


>> Marion Hallet / dimanche 7 mars 2021

La rencontre de Shonda Rhimes avec Jane Austen


Nous sommes à la cour d’Angleterre en 1813, sous la Régence : la série, produite par Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, Murder), est inspirée du cycle éponyme de romances historiques de l’Américaine Julia Quinn, écrites entre 2000 et 2013. Elle s’ouvre sur le lancement de la « social season », entre fin janvier et début juillet, avec la présentation à la reine Charlotte des « débutantes » (les jeunes filles de la noblesse nouvellement éligibles au mariage). L’histoire est narrée par une certaine lady Whistledown (voix de Julie Andrews), une mystérieuse chroniqueuse de potins publiant une gazette sous ce pseudonyme.

Après avoir obtenu les grâces de la reine (Golda Rosheuvel), Daphne Bridgerton (Phoebe Dynevor, qui correspond à l’image de l’« English rose » : pure et délicate) devient la débutante la plus en vue, mais la surveillance tyrannique de son frère éloigne les prétendants. Désespérant de trouver un mari convenable, elle s’entend avec le duc de Hastings, Simon Basset (Regé-Jean Page), célibataire endurci harcelé par les mères, pour qu’il fasse semblant de la courtiser, ce qui la rend immédiatement désirable. Daphne et Simon finissent bien sûr par tomber amoureux l’un de l’autre et leur union permet, à partir du 4e épisode, d’aborder, au-delà des intrigues matrimoniales, ce qu’il advient après l’échange des vœux. Bridgerton décrit alors les difficultés provoquées par l’inégalité de statut et d’éducation entre les époux.

Bridgerton est une série à gros budget et à grand spectacle : on ne plonge pas dans cet univers à l’esthétique pastel pour son respect de l’époque historique, mais bien parce que la série propose une transgression originale des codes du genre historique et des adaptations de Jane Austen en particulier – (il existe un sous-genre du roman sentimental consacré à la période de la Régence britannique, appelé Regency romance, et 1813 est l’année de la publication d’Orgueil et Préjugés) –, en y intégrant notamment des acteur/trices racisé·es dans des rôles d’aristocrates.

L’autre transgression du sous-genre concerne des scènes de sexe assez osées d’inspiration souvent féministe (certaines scènes de sexe sont à la limite du porno soft et se sont même retrouvées sur des plateformes de contenus pornographiques, au grand dam de Netflix et des acteur/trices). Par exemple, quand le duc encourage Daphne à découvrir son corps en se caressant, il s’agit d’une scène directement inspirée des développements actuels de la pensée féministe pro-sexe qui accorde une attention particulière au plaisir féminin, mais cette scène est complètement surréaliste sous la Régence anglaise. Le propos de Bridgerton n’est pas sa fidélité à une quelconque authenticité historique (tout débat à ce sujet est d’ailleurs futile tellement il paraît évident que le partis pris est délibérément anachronique), mais la réinterprétation joyeuse, amusante (décadente, diront certains) de celle-ci, à partir des problématiques contemporaines de genre, de sexualité, de classe et de race (dans une certaine mesure).

Par exemple, la série met en lumière l’hypocrisie du double standard genré de cette société, en montrant notamment que l’obsession collective des femmes pour le mariage n’est pas une bêtise féminine romantique, mais une vraie nécessité pour « réussir » dans le monde. Bridgerton expose aussi l’absurdité de l’éducation aristocratique des jeunes filles, qui les maintient dans l’ignorance absolue de la sexualité, ce qui joue un rôle important dans le développement de l’intrigue. Les notions de consentement et de trahison sont également au cœur de la série : Simon ne veut pas d’enfant et, profitant de l’ignorance de son épouse, il lui fait croire qu’il est stérile quand, en réalité, il se retire systématiquement pour qu’elle ne tombe pas enceinte.

Daphne a donc renoncé à son désir de maternité par amour, à cause de son ignorance de la physiologie. L’épisode 6 montre des rapports sexuels entre les jeunes mariés, mais, ayant finalement compris la supercherie, Daphne se positionne au-dessus de Simon, le forçant à éjaculer en elle alors qu’il lui demande explicitement, et par deux fois, d’« attendre ». La lecture de cette scène est unanime dans les presses anglophone et francophone (et je la partage), en se référant au roman : il s’agit d’un viol conjugal car Simon n’est pas consentant. La série est beaucoup plus ambiguë (le rapport est consenti au début, mais ne l’est plus à la fin) que le roman où le viol ne fait aucun doute puisque Simon est ivre et endormi et donc incapable de consentir : « Daphne l’avait excité dans son sommeil, avait profité de lui alors qu’il était légèrement ivre, et l’avait tenu contre elle pendant qu’il versait sa semence en elle. Ses yeux s’écarquillèrent et se fixèrent sur les siens. “Comment as-tu pu ?” murmura-t-il ».

Le traitement de ce moment par la série a déclenché un intense débat sur les réseaux sociaux : pour certaines, Simon a perdu la maîtrise de la situation et Daphne en a profité pour s’autonomiser dans une société où les femmes sont aussi soumises aux hommes sur le plan sexuel. Les créateur/trices de la série ont en tout cas volontairement modifié les circonstances de l’acte pour mettre davantage en avant l’abus de confiance dont Daphne est victime du fait de son ignorance sexuelle – choix très controversé, mais qui a au moins le mérite de (re)lancer le débat sur le consentement et le viol conjugal (dommage que ni la série, ni le roman ne laissent à ses propres personnages l’opportunité d’en parler).

Bridgerton reprend des personnages de Jane Austen dans une perspective contemporaine. En tant que sœur cadette d’une beauté virginale, Eloïse Bridgerton (Claudia Jessie), intelligente et cultivée, est la version modernisée de Lizzy Bennet dans Orgueil et Préjugés. Pourtant, alors que Lizzy est transgressive dans son époque simplement par son désir de se marier par amour, Eloïse – plus représentative de notre époque – aspire à ne pas à se marier du tout. Penelope Featherington est aussi une variation de Lizzie Bennet : elle essaie vainement de se marier par amour mais ne correspond pas aux standards de beauté féminine (Nicola Coughlan qui l’interprète est petite, ronde et rousse). La série montre bien les différences qui existent entre ces trois types de personnages, par son attention aux tensions liées à l’amitié entre femmes quand elle se confronte à la compétition sur le marché matrimonial.

Quant à Daphne, elle fait écho à l’aînée des sœurs Bennet, Jane. Mais, alors que Jane est un personnage assez passif, Bridgerton nous montre Daphne défiant sa famille qui la pousse à trouver un mari prestigieux, faisant le coup de poing contre un prétendant trop pressant. Son soupirant le duc de Hastings ressemble au fier et distant Monsieur Darcy, mais est paralysé par une enfance traumatique. Quant aux parents Featherington, avec leurs problèmes financiers, l’absence de fils pour hériter et leur position dans le bas de leur classe, ils rappellent Mme Bennet, idiote et désespérée, et Mr Bennet qui se garde bien de descendre de sa tour d’ivoire. Mais cette dynamique est également retravaillée pour susciter de l’empathie pour lady Featherington qui déploie d’énormes efforts pour « caser » ses filles alors que son mari a égoïstement joué et perdu leur dot.

Dans Bridgerton, la masculinité se porte mal. Elle est d’ailleurs symbolisée par l’absence du roi George III, atteint de troubles psychotiques. Tout comme cette figure patriarcale défaillante, les autres hommes de la haute société sont autant de portraits d’une masculinité névrosée ou tyrannique, qui ne parvient pas à assumer le poids des responsabilités qui lui sont imposées. Le père du duc était un tyran, tellement obnubilé par son statut et son héritage qu’il a vu avec indifférence sa femme mourir en couches puis a abandonné son fils qui ne trouvait pas grâce à ses yeux. Les jeunes hommes apprennent peu à peu (c’est souligné assez lourdement) à incarner des versions plus humaines de la masculinité. L’aîné des Bridgerton, Anthony, finit par respecter le jugement et les souhaits de sa mère et de sa sœur, après avoir commis pas mal de dégâts en leur imposant des choix irréfléchis, au lieu de penser rationnellement ou stratégiquement, comme le font les femmes autour de lui.

Quant au duc, il est aliéné à sa rancune contre un défunt père abusif, ce que Daphne qualifie (à juste titre) de ridiculement immature d’un point de vue émotionnel. Au lieu de parler avec Daphne des raisons pour lesquelles il ne veut pas d’enfant, il se barricade dans le silence et abuse de son ignorance. C’est ce qu’on appelle l’alexithymie masculine normative – ou l’incapacité que beaucoup d’hommes éprouvent à montrer et partager leurs émotions.

Dans Bridgerton les hommes occupent les postes les plus élevés du pouvoir institutionnel, mais les femmes sont secrètement à la manœuvre : certaines vantent leur indépendance (mariées et cependant séparées de leur époux), s’amusent (l’influente lady Danbury organise des soirées uniquement entre femmes mariées où celles-ci jouent aux cartes et boivent) et trouvent des moyens de parvenir à leurs fins au sein d’une société fondamentalement patriarcale. C’est peut-être ce que la série (la productrice Shonda Rhimes, l’une des femmes les plus puissantes d’Hollywood, signe avec Bridgerton un contrat de plusieurs années avec Netflix) dit de plus clair sur notre époque : les hommes se débattent avec le pouvoir et les femmes revendiquent de le partager, même si elles sont encore fortement contraintes par les normes imposées à leur genre.

La série Bridgerton (se distinguant sur ce point des romans qu’elle adapte) porte aussi l’utopie d’un monde débarrassé du racisme. La série n’est pas la première à pratiquer ce qu’on appelle le casting colourblind (daltonien, aveugle à la couleur), le fait d’attribuer à des acteur/rices racisé·es des rôles auparavant réservés aux acteur/trices blanc·hes (la comédie musicale Hamilton est sans doute l’exemple le plus connu, plus récemment la mini-série de la BBC Les Misérables et le film The Personal History of David Copperfield), mais elle se distingue dans le sens qu’elle n’est justement pas colourblind. Le terme colourblind est d’ailleurs largement critiqué car il fait écho à l’ignorance feinte de ceux qui prétendent ne pas « voir la couleur de peau », mais en réalité choisissent d’ignorer les conséquences du racisme. Bon nombre des principaux intéressés dénoncent la démarche condescendante du casting colourblind car elle manque souvent de repenser les expériences ethniques et raciales à la fois à l’écran et au sein des équipes de production. Il faudrait tendre vers la « colour-consciousness » (littéralement « conscientisation de la couleur »), terme qui désigne une approche consciente et réfléchie d’une narration inclusive. Bridgerton présente un monde où certaines personnes racisées ont atteint des positions de pouvoir éminentes – qu’il s’agisse du duc de Hastings et de la reine d’Angleterre, échos dans le monde réel d’un président des États-Unis ou d’une puissante productrice de séries. Pourtant, ces personnages sont montrés d’une façon ou d’une autre en marge, sensibles à la précarité d’une position récemment acquise. La cruauté du père de Simon dans sa quête de l’héritier parfait semble liée à la fragilité de son statut. Sa peur fait écho à la façon dont les personnes racisées sont amenées à penser leur succès comme exceptionnel et doivent constamment faire la preuve de leur légitimité à occuper leur place, contrairement aux personnes blanches.

Par contre, la série pratique le colourbaiting (littéralement « appâter par la couleur ») : il s’agit d’une stratégie marketing utilisée par les créateurs de fiction et de divertissement qui, dans le but d’attirer des publics racisés ou antiracistes, utilisent des personnages racisés,

mais « glamourisés » afin de ne pas s’aliéner les autres consommateurs. La stratégie marketing de Bridgerton est principalement construite autour de la diversité de son casting et de la subversion des rôles, donc on aurait pu penser que la série aborderait plus en profondeur les problématiques liées à la race, ce qui n’est pas le cas. Kristen J. Warner utilise le terme de « représentation esthétique », un mode de représentation qui évite de « développer les différences culturelles et historiques significatives des corps racisés » au profit de caractérisations glamour et colourblind.

La réalité historique alternative de Bridgerton est maladroitement expliquée à mi-chemin de la série : la société anglaise s’est transformée, presque comme par magie, lorsque le roi est tombé amoureux d’une reine d’ascendance noire. Bien que cette théorie n’ait jamais été formellement étayée, quelques historiens soutiennent en effet que la reine Charlotte était une descendante de la branche noire de la famille royale portugaise. Bridgerton utilise cette idée comme point de départ. Cependant, tout comme dans notre réalité, la majorité de la haute société de Bridgerton est blanche et le racisme est à l’œuvre dans un grand nombre de situations. Marina (la cousine pauvre de la famille Featherington), Simon (le duc de Hastings) et lady Danbury (sa protectrice) font souvent preuve d’une empathie plus grande envers les classes sociales inférieures – en partie en raison de leur propre statut d’outsider. Et même Marina (Ruby Barker), pourtant le seul personnage féminin important de ce casting racisé, est enfermée dans une intrigue qui l’isole littéralement, puisqu’elle passe une grande partie de l’histoire dans sa chambre, entre les murs de la résidence des Featherington.

Les débats concernant la question du colorisme offrent par ailleurs un point de vue édifiant sur la chosification des personnes racisées dans Bridgerton. Ce système de discrimination au sein des communautés noires valorise les peaux claires en raison de leur proximité avec la blanchité, associée à des valeurs supérieures comme l’intelligence, la beauté, la confiance, la richesse (un système issu du suprémacisme blanc et un outil qui le renforce). Le colorisme, bien qu’il se décline de façon très diverses à travers le monde, discrimine particulièrement les femmes, toujours contraintes de répondre à des standards de beauté occidentaux. Les personnes racisées à la peau claire, y compris celles issues de la mixité raciale, sont encore le plus souvent représentatives de la blackness

(l’expérience, le vécu, la culture d’être Noir·e), particulièrement dans les médias, le monde politique et le monde universitaire, offrant donc un regard biaisé et parcellaire qui nie la diversité des identités noires. Dans Bridgerton, La plupart des personnages à la peau plus foncée sont, soit relégués à l’arrière-plan en tant que figurants ou personnages sans dialogue (c’est également le cas des autres minorités raciales), soit associés à la méchanceté (le père du duc), soit stéréotypées (lady Danbury). Les personnes noires à la peau claire sont davantage mises en avant en tant qu’objets de désir, comme le duc, ou même Marina dont on loue la beauté mais qui, secrètement enceinte, se voit obliger de séduire/piéger un « homme bon » pour se faire épouser.

Bridgerton prouve qu’en élargissant les univers de nos histoires passées, en réinterprétant et mixant les genres, le potentiel de nos récits fictionnels est, pour ainsi dire, illimité. Voilà pourquoi il paraît étrange de reconduire certains éléments oppressifs (la couleur de peau) tout en dénonçant d’autres discriminations (la critique des normes de genres est au cœur de Bridgerton). On peut faire l’hypothèse que ces paresses d’écriture vont de pair avec la signature d’un juteux contrat entre Shondaland, la société de production de Shonda Rhimes, et le géant Netflix.
Ce potentiel fictionnel est d’autant plus grand quand on pense aux nombreuses et riches histoires des dynasties royales africaines qui sans nul doute offrent tout autant d’anecdotes croustillantes qui satisferaient les adeptes du genre, mais qui restent encore inexplorées. Au lieu d’utiliser les corps des personnes racisées « à la place des blancs », ne pourrions-nous pas raconter leurs histoires ?


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