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Etgar Keret / Shira Geffen / Arte

L’Agent immobilier


>> Geneviève Sellier / samedi 16 mai 2020

Valoriser sans en avoir l’air un anti-héros


Mini-série franco-belge d’Arte (4 épisodes) avec Mathieu Amalric et Eddy Michell


Très bien accueillie par la critique [1], cette mini-série d’Arte réalisée par les Israélien.ne.s Etgar Keret et Shira Geffen, d’après des nouvelles du premier, met en scène un personnage récurrent dans les fictions françaises de ces dernières années, un père attendrissant à force d’être défaillant, que l’on suit complaisamment d’échec en échec dans ses tentatives d’être à la hauteur de ses responsabilités parentales… et filiales.

Olivier Tronier (Mathieu Amalric) est un agent immobilier tellement fauché qu’il squatte les appartements qu’il essaye (vainement) de vendre… Divorcé et père d’une adolescente, il est incapable de tenir les promesses qu’il lui fait régulièrement. De plus, il a la charge d’un père joyeusement irresponsable incarné par Eddy Mitchell, dont il peine à payer la pension dans une maison de retraite à l’architecture futuriste improbable et aux tarifs rédhibitoires.

Quand l’histoire commence, sa mère vient de mourir (apparemment il n’avait plus de relation avec elle) et son meilleur ami, un notaire, lui annonce qu’elle lui a laissé un immeuble tellement délabré qu’il vaudrait mieux qu’il s’en débarrasse, dès que la dernière locataire aura vidé les lieux. Le principe dramatique de cette fiction, c’est l’accumulation des emmerdements, ou plutôt la capacité du héros à transformer les opportunités en catastrophes… Principe comique qui a une longue tradition au cinéma depuis Buster Keaton.

Par exemple, quand il tient enfin ses promesses à sa fille (lui offrir une caméra pour qu’elle réalise un film de fin d’études et venir assister à la projection publique), ça se transforme en catastrophe parce qu’il défend son film alors qu’elle s’y montre en train d’inhaler de la drogue, ce qui entraîne l’exclusion de l’adolescente de l’établissement…

Mais l’essentiel de l’histoire tourne autour de l’immeuble délabré légué par sa mère, sa dernière locataire récalcitrante, le promoteur véreux qui s’en porte acquéreur en utilisant des méthodes musclées, accompagné d’un fils pré-adolescent qui l’assiste et à qui il enseigne le métier en hébreu (c’est un des nombreux clins d’œil ironiques que les réalisateurs font à leur pays d’origine, y compris en affublant le promoteur dans sa dernière apparition d’un tee-shirt à la gloire de l’armée israélienne) ; à quoi il faut ajouter tous les personnages qui peuplent l’immeuble quand le héros se transporte en rêve quarante ans plus tôt, et qui se révèleront peu à peu, comme dans un puzzle, être les protagonistes de son enfance. J’allais oublier le poisson rouge qui parle, cerise sur ce gâteau à prétention poétique…

Les femmes adultes sont quasi absentes de la série, bien que son ex-femme au téléphone suggère que le héros saute sur tout ce qui bouge… Seule la vieille locataire et une petite fille dans les scènes au passé ont un peu d’épaisseur.

C’est une histoire qui se passe essentiellement entre hommes, la masculinité vulnérable du héros étant confrontée à différentes variantes de masculinité agressive, voire terrifiante… Mathieu Amalric est quasiment de tous les plans : âgé de 55 ans, fils d’un prestigieux journaliste du Monde, cet acteur au physique ingrat et à la persona d’intellectuel est un habitué du cinéma d’auteur (il est au centre de sept films d’Arnaud Desplechin [2]), sans pour autant négliger le cinéma grand public (Quantum of Solace (22e James Bond, 2008), Le Grand Bain (Gilles Lellouche, 2018) ; il a même récemment sacrifié aux séries de prestige, en incarnant le directeur du Bureau des légendes, dans la série éponyme de Canal+, pendant les saisons 4 et 5.

Comment expliquer l’omniprésence dans les fictions filmiques et télévisuelles françaises contemporaines de cet acteur sans charisme, sinon parce qu’il correspond à une figure particulièrement consensuelle du moment : le loser, comme une dénégation de la réalité sociale persistante du pouvoir masculin. « Qui perd gagne ! » Sous réserves d’incarner des pauvres types qui n’arrivent à rien dans la vie et qui sont d’autant plus sympathiques qu’ils sont pitoyables, vous ferez une brillante carrière !

Depuis la Nouvelle Vague, cette figure de « loser » pathétique s’est imposée comme un masque commode du pouvoir très réel de cette nouvelle génération de cinéastes : À bout de souffle, Le Petit Soldat, Les 400 coups, le Beau Serge, les Cousins, etc. racontent des histoires de jeunes gens (ou même de jeune garçon) qui échouent à se faire une place dans le monde [3]. Or le succès de ce cinéma a permis à ses auteurs d’évincer la génération précédente, stigmatisée sous le terme ironique de « cinéma de qualité ». Cette stratégie a si bien réussi que ce cinéma populaire d’avant la Nouvelle Vague a disparu des mémoires et des cursus d’études cinématographiques des universités françaises.

En incarnant cette figure de loser sympathique dans tant de « films d’auteur » héritiers proclamés de la Nouvelle Vague, Almaric, alter ego des Depleschin, Goupil, Podalydès, Assayas, Jacquot, Larrieu, Green, Bonello, Ruiz, Polanski (la liste est longue des « auteurs » qui l’ont fait tourner à plusieurs reprises) – lui-même devenu « auteur » à son tour de sept longs-métrages depuis 1997 – est la preuve de l’efficacité de cette stratégie qui vise à occuper le terrain en suscitant l’empathie pour des personnages de ratés.

On sait la négativité associée en France à la réussite matérielle, à l’argent en général… en dépit d’une réalité sociale de plus en plus inégalitaire qui a vu ces dernières décennies les écarts se creuser entre les détenteurs de patrimoine et les autres. La figure quasi exclusivement masculine du raté, sous la forme privilégiée du rêveur incapable de s’adapter aux dures réalités de la vie, semble avoir pris d’autant plus d’ampleur dans les fictions qu’il s’agit de faire oublier que les « bonnes places » restent très majoritairement occupées par des hommes

Dans cette stratégie de qui perd gagne, cette mini-série est exemplaire, parce qu’elle témoigne d’une part du succès international du modèle du cinéma d’auteur, d’autre part du rôle d’Arte dans la défense et illustration de ce modèle, enfin de la place de Mathieu Amalric en tant qu’acteur, immédiatement identifiable comme l’expression de cette nouvelle version de la « crise de la masculinité ».

Sur le plan esthétique, cette série exploite avec efficacité le registre « poétique » d’un burlesque légèrement fantastique qui permet d’échapper à un réalisme social et psychologique aussi ennuyeux que contraignant (le « mauvais objet » attitré de la critique cinéphilique).

Visiblement les auteurs se sont amusés à construire leur histoire sous la forme d’un rébus spatio-temporel qui se résout finalement en rassurant le héros sur l’amour de sa mère.

Ce point d’orgue narcissique s’inscrit dans la logique d’une histoire tout entière consacrée à valoriser sans en avoir l’air un anti-héros qui est censé devenir émouvant à force d’incompétence et de ratage…


>> générique


Polémiquons.

  • "physique ingrat" , " sans charisme" ... comme vous y allez !!!
    La série est originale, très bien interprétée, avec de piquantes pointes d’humour,
    pas vu l’ombre d’une " prétention poétique" ... mais assurément, pas une once d’aigreur .

  • Votre détestation d’Amalric semble avoir influencé votre critique de l’ensemble de la série

  • Hello,

    " fils d’un prestigieux journaliste du Monde, "
    Quelle tristesse que vous ne citiez la mère de MA qui était une toute aussi prestigieuse journaliste que son père ! Auriez-vous un biais d’analyse masculiniste ?

  • Dommage que vous ne donniez pas son nom, pour réparer ma coupable erreur : d’après sa fiche Wikipedia, il s’agit de Nicole Zand, qui, elle, contrairement à Jacques Amalric, n’a pas droit à sa propre fiche...

  • @Geneviève Sellier : comme vous le savez sans doute fort bien, il vous suffit de trouver des sources centrées (au moins deux) et ensuite de créer la notice de Nicole Zand : c’est très facile à faire, vous verrez, ça ne demande qu’un peu de temps, un peu de travail et beaucoup d’humilité. Et si vous ne trouvez pas ces sources, ce sera que cette journaliste, malgré toute sa valeur, n’est pas admissible au « droit » (sic) d’avoir une notice Wikipedia, en tout cas selon les normes de l’encyclopédie en ligne.

  • Il est vrai qu’il existe une certaine complaisance pour ce genre de personnages, très présents dans le cinéma d’auteur en effet. C’est le contrepoint du héros masculin qui réussit sur tous les plans (et qu’on retrouve dans le cinéma mainstream, le cinéma d’auteur étant un miroir inversé de celui-ci), une façon de critiquer une virilité conquérante et la pression de la réussite matérielle qui existe sur les hommes, assez différente de celle s’exerçant sur les femmes. On dira ainsi moins aisément d’une femme qu’elle est une ratée ou un loser, ce qui peut expliquer pourquoi cette figure est essentiellement incarnée par des hommes.
    Je ne comprends pas la critique adressée aux cinéastes de la Nouvelle vague qui aurait masqué leur pouvoir derrière des personnages de losers. Tout d’abord, à l’époque des films cités (Beau serge, 400 coups, A bout de souffle) leurs auteurs n’étaient pas, me semble-t-il en situation de pouvoir. En outre, les losers de ces films-ci ne sont pas du tout les mêmes que ceux que vous décrivez dans le cinéma contemporain. Ceux de la Nouvelle vague sont des marginaux, des mavericks qui rejettent un modèle, un société, pas des losers qui échouent (malgré eux) à se conformer à la norme. Chez le petit Doinel, il y a une puissance (une virilité même) très différente de la mollesse du quinquagénaire défaitiste que vous pointez du doigt.

  • en ce qui concerne les figures masculines de la Nouvelle Vague, la démonstration serait un peu longue... Je vous renvoie à mon ouvrage, La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, CNRS éditions, 2005.

  • Dommage que vous citiez Etgar Keret avant Shira Geffen comme auteur de la série. Il faut suivre l’ordre alphabétique, même si c’est une femme, il convient de la citer en premier.

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[1Le Monde parle d’« un conte furieusement noir et bruyamment comique. Un conte fantastique dans lequel un prince désargenté déambule dans sa vie plus qu’il ne l’habite. » https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/05/05/mathieu-amalric-tragiquement-drole-dans-l-agent-immobilier_6038733_3246.html

[2Voir la critique des Fantômes d’Ismaël sur le site : https://www.genre-ecran.net/?Les-Fantomes-d-Ismael

[3Voir G. Sellier, La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, CNRS éditions, 2005.