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Jane Campion


Par Hilary Radner / dimanche 19 décembre 2021

« L’autrice suprême » et son cinéma



Les spécialistes du vingtième siècle qui ont écrit sur les films de femmes (women’s films), comme Jeanine Basinger [1]., ont accordé peu d’attention aux réalisatrices et à leur statut « d’autrice », mais ont souligné la centralité d’une protagoniste féminine en tant que sujet (la sensibilité organisatrice) et objet (le thème) de l’histoire. En revanche, les discussions récentes sur le cinéma féminin contemporain, menées par des spécialistes comme Alison Butler [2] et Christina Lane [3], privilégient la femme réalisatrice. Pour ces chercheuses, ces films sont des films de femmes précisément parce qu’ils sont réalisés par des femmes, c’est-à-dire qu’ils sont définis en termes d’auteurité. Parce que l’œuvre de Jane Campion s’adresse clairement aux spectatrices tout en étant le travail d’une autrice, elle offre un contexte fertile pour explorer ces deux définitions concurrentes du cinéma de femmes - cinéma pour les femmes ou cinéma par les femmes.

Une femme seule

À première vue, les films de Campion – presque toujours organisés autour d’une seule protagoniste féminine, souvent ambivalente, déchirée entre ses désirs et ses aspirations – rappellent les caractéristiques qui, selon Basinger, définissent le film de femme (women’s film) du Hollywood classique, construisant une subjectivité qui pose l’héroïne comme le principal véhicule narratif de l’histoire. Cette subjectivité est cependant fragile, son intégrité étant menacée par l’intrusion d’autres points de vue – ceux d’autres subjectivités (concurrentes) sous la forme d’amies, de sœurs et d’amants – ou d’un antagoniste masculin. Ces autres peuvent être menaçants, comme dans le cas de Dawn (Genevieve Lemon) dans Sweetie (1989) et de Malloy (Mark Ruffalo) dans In the Cut (2003), ou ils peuvent remplir la fonction d’un double, comme dans le cas de Pauline (Jennifer Jason Leigh) dans In the Cut. Plus important, ces autres peuvent remplir une fonction de rédemption (par exemple Baines dans La Leçon de piano (1993), P.J. Waters dans Holy Smoke (1999), deux personnages incarnés par Harvey Keitel) ; pourtant cette rédemption est toujours coûteuse et s’accompagne d’une violation de cette subjectivité initiale. Ada (Holly Hunter) dans La Leçon de piano subit des agressions et des mutilations ; Ruth (Kate Winslet) dans Holy Smoke est emprisonnée par sa famille, dépouillée de ses vêtements, isolée psychologiquement et physiquement, harcelée et humiliée au point de s’enfuir seule dans la brousse. Le film biographique de Campion, Un ange à ma table (1990), qui raconte la vie de Janet Frame, interprétée par Genevieve Lemon, d’après les écrits autobiographiques de Frame, ne fait pas exception. Ici, « l’art » sous la forme de l’écriture prend la place de l’hétérosexualité pour permettre à Frame de trouver son chemin de vie ; cependant, le dévouement ultime de Frame à son art constitue également un retrait du monde. Le film se termine avec Frame écrivant seule, enfermée dans une caravane. Ces conséquences brutales et irrévocables pour l’héroïne suggèrent qu’elle sera à jamais changée et marquée par ces expériences.

Le caractère extrême du dilemme de l’héroïne dans sa confrontation avec l’autre et ses conséquences (souvent la mort de son double, comme Dawn dans Sweetie et Pauline dans In the Cut) font sortir le film de femme de l’arène du mélodrame familial ou de la comédie romantique pour l’amener vers d’autres genres - le biopic (Un ange à ma table), la romance gothique (La Leçon de piano) ou le thriller érotique (In the Cut).

Ainsi, la mise en scène fait écho à la subjectivité potentiellement fragmentée et violée de l’héroïne, dont l’univers n’est jamais complètement unifié. En ce sens, Campion propose une version contemporaine du film de femme qui met en avant le problème de la contradiction et de l’incapacité du film à résoudre cette contradiction – car le monde des adultes exige l’acceptation de la perte (dans le cinéma de Campion). Dans le cas de Kay (Karen Colston) dans Sweetie, elle perd sa sœur ; pour Ada dans La Leçon de piano, c’est le piano lui-même et ce qu’il signifie qui doivent être abandonnés. Isabel (Nicole Kidman) dans Portrait de femme (1996) reste (littéralement) sur le seuil de sa décision, une décision où elle risque de perdre, quelle qu’en soit l’issue, ayant déjà perdu ce qui lui était le plus cher, ce qui la rendait exceptionnelle, son enthousiasme innocent pour un univers de possibilités infinies.

L’histoire de la réalisatrice

En fin de compte, ce n’est pas le point de vue des personnages secondaires qui constitue la menace la plus constante dans l’univers narratif du film : c’est la cinéaste elle-même qui, en tant qu’autrice, affirme sa domination sur la narration en utilisant des procédés stylistiques qui perturbent l’histoire, comme les séquences animées surréalistes insérées dans Sweetie, La Leçon de piano, Portrait de femme, Holy Smoke et In the Cut, la chronologie inversée employée dans Two Friends (téléfilm, 1986) et la séquence controversée de style documentaire contemporain qui introduit Portrait de femme, pour n’en citer que quelques-unes. La nature de ces ruptures n’est pas stylistiquement cohérente ; c’est l’acte de rupture, le fait d’attirer l’attention sur le film en tant que tel et sur sa « création » et donc sur sa créatrice, l’autrice, qui est recherché, bien que pas toujours de la même manière.

Campion prend soin d’affirmer son rôle d’autrice dans de nombreux entretiens. Elle ne permet pas au public d’oublier qu’il s’agit de ses histoires, ou de son histoire, articulée comme un palimpseste de fils visuels et thématiques maintenus et développés de film en film, depuis ses premières œuvres. Parmi ces thèmes et dispositifs narratifs récurrents, évidents même dans les films d’étudiante de Campion, il y a la reformulation de ce que Sigmund Freud appelle le roman familial, la persistance de la dyade mère/fille, le thème de l’épanouissement artistique et sexuel (souvent entrelacé), et la mise en scène comme extériorisation de l’état d’esprit de l’héroïne.

Si les premiers films de Campion ont établi son statut de cinéaste autrice, en particulier Peel, pour lequel elle a remporté la Palme d’or du court métrage en 1986, A Girl’s Own Story (1984), que Kathleen McHugh [4] décrit comme « le premier récit assumé de Campion », a joué un rôle crucial pour établir la spécificité de Campion en tant que réalisatrice de films pour et sur les femmes. Bien que le film ait été réalisé dans les années 1980 en Australie, les Néo-Zélandaises nées à la fin des années 1940 et 1950 racontent fréquemment que le film transmet ce que cela signifiait de grandir en tant que femme en Nouvelle-Zélande, citant des détails triviaux tels que les uniformes des filles, les chauffages électriques omniprésents (qui réapparaissent dans Un Ange à ma table), ainsi que des questions sociales, telles que le stigmatisation des mères célibataires et la répression sexuelle générale de la fin des années 1950 et des années 1960. Sur le plan thématique et visuel, ce film offre donc une matrice narrative à travers laquelle le public peut identifier un ensemble de films comme étant de Campion. Kathleen McHugh, par exemple, met en évidence la relation entre A Girl’s Own Story et le plus récent In the Cut (2003), en soulignant comment Campion, par la manière dont elle revisite le roman original de Susannah Moore, élargit « le thème du double... le tout entrelacé dans le roman familial ajouté par l’adaptation ».

La mythologie qui entoure sa famille en Nouvelle-Zélande alimente la mythologie personnelle de Campion. McHugh note que « ses parents étaient tous deux des figures de proue du théâtre néo-zélandais et qu’elle a grandi dans un environnement saturé de théâtre, de performances et de films » et que son père, Richard Campion, est « décrit par les historiens comme un “géant du théâtre néo-zélandais” ». Les photographies de la famille Campion ainsi que divers documents appartenant à Edith Campion, la mère de Jane, ainsi qu’à ses deux filles, Jane et Anna, sont conservés à la bibliothèque Alexander Turnbull, l’une des principales institutions d’archives de Nouvelle-Zélande. La description de ces documents place la famille Campion comme le paradigme d’une catégorie plus large, « une famille talentueuse de la classe moyenne supérieure dans les dernières années du vingtième siècle ». Le fait que ces documents aient été mis à la disposition du public au Turnbull implique une certaine conscience de soi de la part de la famille Campion. Cette conscience de soi est soulignée par The Audition (1989), un film réalisé par la sœur aînée de Jane, Anna Campion. Dans ce film, Anna dirige Edith Campion et Jane dans une reconstitution de l’audition d’Edith pour le rôle qu’elle jouera dans Un ange à ma table.

Dans cette collection de photographies, on retrouve des échos des figures qui marquent l’œuvre de Campion : la jeune fille, le couple féminin, souvent deux sœurs mais quelquefois aussi deux amies, la dyade mère/fille, le chat. Des figures masculines sont présentes dans cette collection, en particulier dans des photographies de famille plus anciennes. Les femmes Campion dominent cependant, y compris la jeune fille de Jane Campion, Alice. On pourrait donc dire que les films de Jane Campion génèrent un album d’images similaire - des images qui non seulement rappellent celles de l’album de famille de sa mère, mais nous renvoient aussi à la réalisatrice elle-même.

Une réalisatrice en dialogue avec ses personnages et son public

La façon dont Campion fait ressortir ces relations personnelles dans ses films permet à la spectatrice, à l’échelle internationale, de ressentir ses préoccupations comme importantes, non pas en les sublimant par la création d’un lointain monde imaginaire, mais en dialoguant avec une réalisatrice très estimée qui autorise et légitime ces préoccupations en s’identifiant à elles et en les présentant par le biais de l’art. Par exemple, Campion explique sa relation avec l’héroïne Isabel Archer de Portrait de femme (1996) : « Isabel était comme moi-même – une accro au romantisme quand j’étais jeune et que je tombais amoureuse.

Je me suis trompée sur moi-même, parfois avec des personnes très inappropriées, et cela a été une grande révélation pour moi de faire connaissance avec Isabel de façon si proche et si personnelle que j’ai ressenti la permission d’entrer dans son monde, de jouer avec elle et d’être impliquée dans l’histoire racontée par Henry James. » Elle poursuit en commentant la réalisation de Portrait de femme : « Je ne vis pas vraiment ma vie, je vis mon film [5] » – rappelant l’invitation à « vivre son film » au moins temporairement, à s’impliquer dans l’art de la cinéaste, dans ce qu’elle offre au public de cinéma.

Les héroïnes de Campion sont souvent confrontées à la nécessité de choisir entre la vie et l’art. Dans Un ange à ma table (1990), Janet Frame est présentée comme ayant trouvé la rédemption à travers son écriture et son statut solitaire de femme artiste. En effet, l’écrivaine elle-même est réputée avoir confié à sa famille qu’elle rejetait les relations sexuelles car elles étaient trop dévorantes. Dans La Leçon de piano, l’art d’Ada, sa musique (et un doigt), est sacrifié pour trouver son épanouissement dans la parole ordinaire. Si ces conflits indiquent certains problèmes au cœur de l’expérience des femmes, les films eux-mêmes, en tant qu’expérience, résolvent le conflit entre la vie et l’art en présentant les deux simultanément, comme une occasion de « vivre son art », de la part de la réalisatrice.

Une femme au centre de son univers

Une importante controverse existe, notamment en Nouvelle-Zélande, autour de l’œuvre de Campion, en partie du fait qu’elle positionne à plusieurs reprises des femmes d’origine européenne, dont le regard est « blanc », dans le contexte d’une certaine violence politique. Par exemple, dans La Leçon de piano, le drame personnel d’Ada se déroule sur fond politique du viol colonial d’un pays, que Campion dépeint sans sentimentalité, sans emphase et sans commentaire. Dans Holy Smoke (1999), la famille de Ruth ne peut imaginer l’Inde que comme un interlude touristique ou la source d’une terrible menace indescriptible. À la fin du film, Ruth semble sortir de son obsession d’elle-même : elle travaille parmi les pauvres, quoique pour les droits des animaux. Néanmoins, le film propose un monde dans lequel les personnages s’investissent avant tout sur eux-mêmes et sur leur entourage intime. Dans le même ordre d’idées, malgré son dévouement en tant qu’enseignante, Frannie (Meg Ryan), la figure centrale de In the Cut, semble inconsciente des réalités politiques du monde de ses élèves, celui des jeunes Afro-Américains vivant dans une société profondément raciste dans un environnement urbain agressivement dangereux et fragmenté.

Ces géographies semblent avoir pour fonction première de dépeindre l’état psychique extrême de l’héroïne - dans le cas de Ruth, par exemple, son besoin désespéré d’échapper à l’aridité tour à tour claustrophobe et agoraphobe de la vie familiale australienne, et dans le cas de Frannie, son incapacité à concilier son imagination romantique avec la réalité sexuelle. Cette focalisation sur l’héroïne a été une source de controverse, non seulement à propos des films de Campion, mais aussi à propos du film de femme dans son ensemble ; néanmoins, le film de femme reste en grande partie implacablement égocentrique.

On pourrait dire que la subjectivité fissurée que Campion développe va à l’encontre de cet égocentrisme, car, comme de nombreuses héroïnes de films de femmes, les héroïnes de Campion sont punies pour leur incapacité à considérer les autres. Il est difficile, cependant, de considérer cette rupture avec l’univers narcissique de la protagoniste féminine comme politiquement motivée. Au contraire, la force qui permet à l’héroïne de Campion de parvenir à une résolution de sa vie intérieure, de survivre comme un moi intégré dans un monde hanté par la fragmentation, est généralement la bonne vieille hétérosexualité. Dans Sweetie, Kay perd sa sœur mais semble retrouver le sens de son identité avec Louie (Tom Lycos). Ada trouve, sinon le bonheur, du moins la paix avec Baines. Isabel Archer se retrouve seule à la fin du film.

Elle est seule mais aussi, d’une certaine manière, psychiquement entière grâce aux leçons qu’elle a apprises, même si c’est à grands frais, à travers l’hétérosexualité. Dans le cinéma de Campion, l’héroïne est prise dans un roman familial dans lequel l’hétérosexualité offre la seule échappatoire. Ou bien, elle est confrontée à une existence solitaire. Parfois, si elle a de la chance, elle peut trouver un réconfort dans cette solitude à travers l’art, comme dans le cas de Janet Frame.

Films d’art pour les femmes

En dernière analyse, les longs métrages de Campion, à commencer par Sweetie, sauvent leurs héroïnes, malgré les situations extrêmes où elles se retrouvent souvent – comme les films de femmes du Hollywood classique. Ainsi, alors que l’héroïne du roman In the Cut (1995) de Susanna Moore meurt, son meurtre concluant le roman, dans le film, Frannie triomphe de son agresseur et s’échappe pour rejoindre son amant. Il est vrai qu’une sorte d’atmosphère de grisaille et de douleur entoure ces retrouvailles attendues ; il s’agit d’un couple puni, expulsé de l’Eden, mais vivant et animé par l’espoir, qui préserve la possibilité de la féminité hétérosexuelle comme identité.

Il est probable que l’attrait qu’exerce Campion vient de ce qu’elle ne se démarque pas complètement des trente dernières années de culture féminine, qui a tenté de préserver les conventions de la féminité tout en interrogeant ses normes, vivant le féminisme sans nécessairement en adopter la bannière ni en rejeter la rhétorique. Elle devient alors une cinéaste difficile à classer car, si elle repousse les limites du « chick flick » (film de fille), elle ne s’en démarque jamais complètement. L’œuvre de Campion émerge du féminisme dans le cadre d’un mouvement que l’on pourrait appeler "l’après-féminisme", qui suppose, à tort ou à raison, que la « femme » représente une humanité qui transcende les frontières (nationales, ethniques, religieuses, de classe). Ses films témoignent non seulement des limites de cette perspective mais aussi de la nécessité d’imaginer ces figures unificatrices qui offrent la promesse, ne serait-ce que sous forme mythique, d’une compréhension qui respecte le sujet individuel tout en embrassant quelque chose que l’on pourrait appeler l’universel.

Lizzie Borden, une autre cinéaste de la même génération que Campion, déclare : « Jane Campion est l’autrice suprême. Même si La Leçon de piano est le fruit d’une collaboration, Campion laisse une empreinte indélébile et des moments qui vous restent en mémoire longtemps après avoir quitté la salle. » En tant qu’« autrice suprême », la carrière de Campion représente l’héritage paradoxal du féminisme de la deuxième vague, qui encourageait les femmes à avoir une vision singulière, tout en promouvant simultanément une perspective éthique qui valorisait le groupe plutôt que l’individu. Le génie de Jane Campion réside peut-être dans la manière dont elle a su incarner ces contradictions au sein d’une œuvre riche et complexe qui nourrit un certain type de conversation sur les femmes et leurs préoccupations, sans tomber dans le dogmatisme ni offrir d’excuses pour leurs échecs.

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[1Jeanine Basinger, A Woman’s View : How Hollywood Spoke to Women, 1930– 1960, New York : Knopf, 1993

[2Alison Butler, Women’s Cinema : The Contested Screen, Short Cuts 14, London, Wallflower, 2002.

[3Christina Lane, Feminist Hollywood : From Born in Flames to Point Break, Contemporary Film and Television Series, Detroit, Wayne State University Press, 2000.

[4Kathleen Anne McHugh, Jane Campion, Contemporary Film Directors, Urbana, University of Illinois Press, 2007.

[5Jane Campion, “Director’s Commentary,” The Portrait of a Lady, DVD, Universal Studios, 2001.