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Kareen Janselme, dans l’Humanité Magazine du 9 janvier

Dans le cinéma français, le pouvoir masculin est toujours en place



Professeure émérite en études ci­nématographiques, Geneviève Sellier a cofondé le site collectif le Genre et l’écran, qui propose « à un large public des analyses féministes des fictions audiovisuelles (cinéma et télévision) ». Après avoir écrit de nombreux ouvrages sur le cinéma et la télévision au prisme des rapports de sexe, l’autrice signe aujourd’hui « le Culte de l’auteur » (la Fabrique). Elle y démonte les rapports de pouvoir dans le cinéma français et le mythe du génie, qui favorise les violences de genre.
Laffaire Godrèche a permis de bousculer le milieu du septième art et de lever l’omerta sur les violences sexuelles et les rapports de pouvoir qui les favorisent. Dans un ouvrage synthétisant trente ans de recherches, Geneviève Sellier dénonce le culte de l’auteur tout-puissant en France et les dérapages qu’il a entraînés.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Avec l’arrivée de Metoo en France, mes travaux ont commencé à sortir de leur placard. Mes livres sont traduits en anglais, lus en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, jusqu’en Nouvelle-Zélande, mais en France ça ne passe pas. J’ai eu quelques alliées quand même, des historiennes féministes comme Michelle Perrot, qui a signé la préface de « la Drôle de guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956 » , ou Christine Bard dans la jeune génération. La situation est devenue un peu plus ouverte depuis 2017, et surtout depuis la deuxième vague Metoo, en 2024. C’est donc très récent. Après avoir rédigé des ouvrages universitaires, je me suis dit qu’il fallait absolument ajouter ma pierre à l’édifice, sur un mode de vulgarisation. « Le Culte de l’auteur » est le résultat de trente années de recherches, actualisées bien sûr et adaptées au grand public. Mais la réception de mon livre est extrêmement clivée, parce que j’attaque le cœur de la forteresse, c’est-à-dire la cinéphilie institutionnelle. Je mets en cause le cinéma d’auteur, qui est un objet sacré en France, et en particulier pour l’élite cultivée.

En quoi ce cinéma d’auteur et le statut d’auteur ont-ils pu autoriser de la violence sur les plateaux ?

C’est à cause de la sacralisation de la figure de l’artiste. La grande bataille de la nouvelle vague a été d’imposer dans le cinéma la figure de l’artiste. C’est-à-dire quelqu’un dont le génie le met au-dessus des lois. Mais cela a marché au-delà du cinéma d’auteur. Le cinéma français est devenu l’élément de prestige le plus important de la culture française aujourd’hui. On ne plaisante pas avec ça. Et le cinéma a de l’argent. Chaque année, avec les taxes, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) arrive à récolter 700 millions d’euros.

L’essentiel va à l’aide automatique, mais il reste tout de même beaucoup d’argent pour le cinéma d’auteur. C’est un système extrêmement efficace qui crée de l’entre-soi. La commission d’avance sur recettes concerne trois catégories : premier film, deuxième film et tous les autres filins. Le ministère de la Culture nomme les membres de la commission dans le milieu du cinéma. Et tout le monde se renvoie l’ascenseur.

Ensuite, il y a le problème de la sacralisation de la figure de l’auteur, partagée par toute l’élite cultivée du pays. Si on considère que certains réalisateurs sont des auteurs, c’est-à-dire des artistes, il va de soi qu’on ne discute pas leurs décisions. Ces pratiques étaient déjà courantes dans la nouvelle vague. À partir du moment où ce cinéma d’auteur se prévalait d’être autobiographique et de parler de désir - de désir masculin évidemment -, le système était en marche. La révolution sexuelle des années 1970-1980 a aggravé la situation. Une révolution détournée par la domination masculine en une injonction faite aux femmes et aux filles de se mettre à la disposition du désir des hommes. C’est là où on a eu la génération des Jacquot, Doillon et compagnie. Désormais, ceux qui avaient une tendance incestueuse, qui jetaient leur dévolu sur des ados tout en ayant la quarantaine, mettaient leur prestige au service de leurs fantasmes les plus problématiques. Personne ne faisait la moindre remarque, parce que ça leur permettait de faire des films « tellement sublimes ». Dans mon livre, je discute effectivement la sublimité de ces films.

Pourquoi ne parle-t-on jamais de « cinéma d’autrice » ?

D’abord parce que rien n’est plus étranger à ce milieu que l’évolution féministe de la langue. La langue est sacrée, l’artiste est sacré, la culture est sacrée. Tout au long de mes études de littérature, on m’a toujours présenté les auteurs comme des monuments sacrés, incritiquables. Donc, il n’est pas question de mettre l’art au féminin. Michelle Coquillat, dans « la Poétique du mâle » (Gallimard, 1982), montre comment, dans l’histoire de la littérature, la création se revendique comme masculine. Depuis le romantisme, l’artiste engendre son œuvre par sa seule inspiration et ne doit rien à personne. Les femmes étant destinées à la procréation, elles sont incapables de créer, au contraire des hommes. Beaucoup d’écrivaines remarquables et prolifiques, comme George Sand, ont été enterrées par l’histoire littéraire. Ce mythe continue à imprégner la société française.

Quelle est la place des femmes dans ce cinéma d’auteur ?

Elle a été longtemps nulle. Dans le cinéma français, une femme émerge par décennie, mais toutes disparaissent des histoires du cinéma, même quand elles ont réalisé des œuvres remarquables. Par exemple Jacqueline Audry, qui a fait une quinzaine de films grand public entre1946 et 1967, est inconnue de la cinéphilie dominante. Ses films sont absolument délicieux et, en plus, féministes.

Les femmes émergent grâce au mouvement féministe des années 1970, se saisissant de la vidéo, puis de la caméra. Coline Serreau est l’une des premières à avoir du succès. Les réalisatrices commencent à faire leur trou très difficilement grâce à l’avance sur recettes, qui permet de faire des films à petit budget. Le CNC avance une somme qui per­met aux producteurs de trouver ensuite de l’argent ailleurs. Ce système a permis l’émergence en France d’un cinéma de femmes en nombre plus important qu’ailleurs, mais il n’y a pas eu de volonté de les promouvoir. Elles présentaient simplement des projets jugés suffisamment intéressants par la commission. Dans les années 1990, 20 % des films vont être tournés par des réalisatrices chaque année. Ça ne bougera plus jusqu’à Metoo. Pendant quasiment trente ans, elles n’arriveront pas à percer le plafond de verre.

Quel rôle jouent les institutions culturelles dans l’effacement des femmes ?

Elles les invisibilisent. Ou les excluent quand les réalisatrices se mettent à poser un regard critique sur les rapports hommes-femmes. Pour faire carrière, beaucoup mettent de l’eau dans leur vin et je les comprends. Il en résulte une production inégale. Il y a celles qui ont choisi de s’identifier au modèle dominant, comme Catherine Breillat ou Claire Denis, qui font des films où la question sociale de la domination masculine n’est jamais abordée. Chez Breillat, elle est abordée uniquement comme une domination sexuelle, mais jamais comme une domination sociale. Et puis il y a toutes celles qui essaient de se faufiler. Globalement, les films réalisés par des femmes cinéastes incluent plus de protagonistes féminines, avec des âges plus diversifiés. Leurs histoires sont socialement plus insérées et les personnages féminins ont un profil socioprofessionnel qui fait écho à la réalité contemporaine. Après Metoo, le Collectif 50/50 s’est créé et a obtenu du CNC un bonus de 15% pour les films avec des équipes technico-artistiques paritaires. Ce dispositif a été très efficace. Compte tenu de la façon dont le cinéma français est aidé et surprotégé par les pouvoirs publics, il serait très facile de prendre des mesures pour promouvoir la parité, maintenant inscrite dans notre Constitution. Mais nous nous heurtons à un autre mythe typiquement français : le génie n’a pas de sexe. Donc, on ne peut pas utiliser de critères genrés. La commission n’a jamais émis la moindre recommandation pour favoriser les projets des femmes. Je pense que, dans la pratique, la création en cinéma est collective. Mais, idéologiquement, cela est totalement occulté : chez nous, l’artiste génial est génial tout seul. Il faudrait pouvoir remettre en question ce mythe.

L’affaire Godrèche va-t-elle entraîner un point de non-retour ?

Ce qui se passe en ce moment est formidable. De l’affaire Depardieu à l’affaire Godrèche, nous avons passé une étape. C’est un point de non-retour qui a été franchi. Mais à quel niveau de radicalité va- t-il y avoir des changements ? Le pouvoir masculin est toujours en place. Tant que ne sera pas remis en question le fonctionnement général du cinéma en France, l’avance sur recettes, le Festival de Cannes, avec des directions inamovibles, rien n’évoluera. Mais les pratiques connues de tous et toutes comme celles concernant Depardieu, où on dit tranquillement « Ah !, mais c’est Gérard », ne sont plus admises. Le fait de choisir une adolescente et de la mettre dans son lit, ce n’est plus possible, y compris parce que les institutions judiciaires et policières sont plus attentives. Les producteurs sont obligés de suivre une formation contre les violences sexistes et sexuelles pour pouvoir monter leur film. On commence à mettre des limites, à installer des contre-pouvoirs, comme les coordinateurs et coordinatrices d’intimité, mais ce n’est pas encore obligatoire. Malheureusement, de nombreuses réalisatrices se revendiquent aussi comme des artistes non genrées. Elles n’ont pas de formation sur les questions de genre, elles n’ont pas forcément réfléchi aux stéréotypes genrés qu’elles peuvent reconduire. Elles aussi peuvent estimer ne pas avoir besoin d’aide extérieure pour interroger leur inspiration. Et les institutions cinéphiliques ne sont absolument pas prêtes à remettre en question la sacralisation de l’artiste.


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