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Franck Gilroy / 1976

C’est arrivé entre midi et trois heures


>> Noël Burch / dimanche 25 juin 2017

From noon till three


Et voici, grâce à la table d’hôte [1] du câble, un petit western très original des années 1970, quand Hollywood revisitait ses grands genres, souvent dans un esprit de satire sociale... Mais contrairement à ce que pense de manière typiquement “neutralisante” un collaborateur de Télé-Cable satellite, le propos de ce film n’est pas de « démythifier les légendes du Far-West », son ambition est plus large : il dénonce l’emprise de la culture et des médias de masse sur une foule moutonnière… et en particulier sur les femmes. Le roman de Frank Gilroy, scénariste prolifique pour le grand et surtout le petit écran, et le film qu’il en tire, reprend le schéma idéologique de Madame Bovary de Flaubert [2] : l’aliénation et l’inculture des femmes seraient dues à leur soumission à la culture de masse. Le film se situe d’ailleurs peu après la Guerre de Sécession, à l’époque même de Flaubert... et de l’engouement pour la lecture chez les femmes de la petite bourgeoise que son roman dénigre.

Cela commence par une scène étrange, un rêve, comme nous allons bientôt le comprendre : un groupe de cinq braqueurs de banque pénètrent dans une ville de l’Ouest de taille moyenne, architecturalement typique mais bâtie en dur... et absolument déserte. Plus personne dans la banque ouverte aux quatre vents, avec des billets partout. Les malfaiteurs, surexcités, remplissent leurs sacs et leurs poches, reviennent enfourcher leur monture et remontent la grande rue comme ils sont venus. Des fusils apparaissent entre les rideaux tirés de toutes les fenêtres… et un massacre s’ensuit… Le canon d’une arme vise la caméra… et le rêveur se réveille en hurlant. Celui qui fait ce rêve – lequel aura son importance pour la suite – , est l’anti-héros du film, Graham Dorsey (Charles Bronson, dans un rôle à contre-emploi). C’est un aristocrate sudiste déclassé, fuyant la justice après avoir tué le carpet bagger [3] responsable de la mort de sa femme. Il fait partie d’une petite bande de hors-la-loi qui bivouaquent dans une forêt ; son hurlement les a tous réveillés.

Le lendemain ils reprennent leur marche vers Grover City et soudain, à ce rêve endormi succède un rêve éveillé, évocateur de Dali : sous le soleil du matin, se dresse au milieu du paysage vallonné et désertique, une seule et unique habitation, un splendide manoir bostonien à deux étages. Le cheval de Dorsey s’étant cassé une patte et ayant dû être abattu, Graham et le plus jeune de la bande ont enfourché le même cheval mais espèrent trouver ici une monture de remplacement. Ils frappent à la porte et une belle jeune femme, à l’aristocratique accent bostonien, Amanda Starbucks (Jill Ireland) leur ouvre. Elle n’a pas de cheval à leur vendre, ses domestiques sont partis en ville avec les seuls qu’elle ait. « Et dans le grange là-bas, il y à quoi ? » demande Buck, le chef de la bande (Douglas Fowley) qui vient d’entendre une ruade suspecte. « Une vache » répond Amanda, impassible. « Je vais voir » annonce Graham. Il y va et trouve un beau cheval... Mais de retour auprès de la bande : « Il n’y a pas de cheval » leur annonce-t-il. Un des malfrats a des doutes et il s’ensuit un moment tendu de rivalité phallique… dont Graham sort vainqueur, montrant que c’est peut-être lui le « vrai chef » de la bande. Ce mensonge peut paraître comme un signe d’attirance pour cette belle veuve –, mais plus tard, lorsqu’Amanda le remerciera d’avoir sauvé ce cheval qu’elle adore, il lui expliquera plus prosaïquement qu’il était motivé par ce rêve prémonitoire, par le souci de sauver sa peau.

Car finalement, les autres s’en vont accomplir leur forfait... sans Graham Dorsey. Ayant été reçu dans cet intérieur d’une splendeur surréelle – si le manoir est posé sur le désert comme dans un collage, cet intérieur est une figuration onirique du paradis bourgeois –, Dorsey demande aussitôt à la maîtresse de céans de lui faire faire le tour de la propriétaire. Elle s’en acquitte avec grâce et l’homme apprécie en connaisseur cette demeure parfaitement citadine, sa richesse, son raffinement et son étendue (Amanda dit n’avoir jamais compté le nombre de chambres !).

Il est midi, les autres doivent être de retour dans trois heures, et donc Graham fait une cour pressante à la dame, qui débouche bientôt sur une sorte de match de catch désopilant à même le tapis d’un long balcon intérieur (Bronson et Ireland étaient mariés dans la vie, ce qui confère une grande complicité à leur prestation, me semble-t-il). Quand finalement ils se retrouvent sur le lit et que la femme s’est amadouée… le curé frappe à la porte d’en bas pour une petite visite. Craignant le sort que pourrait réserver à l’innocent ministre du culte ce dangereux bandit, Amanda lui demande de revenir un autre jour. Mais quand elle revient auprès de Graham, celui-ci se tord sur le lit en se lamentant. « Je n’arrive plus à bander ! » (il est obligé de lui expliquer le mot...) « Depuis la mort de ma femme, je n’y arrive plus. » Etant donné le caractère peu scrupuleux du personnage et compte tenu des conséquences de ce petit spectacle (il va jusqu’à esquisser le suicide avec son pistolet), on peut penser qu’il donne le change. Mais plus tard il va faire allusion à son impuissance comme à une réalité dont il a honte. Toujours est-il que cet aveu émeut profondément notre héroïne : voilà un drame qui mérite toute son attention, car c’est une grande romantique en mal d’aventure. « Je peux peut-être vous aider ? » dit-elle, et elle se met... à le stimuler.

Quelques temps plus tard (il se passe vraiment beaucoup de choses dans ces trois heures !) nous les retrouvons nus dans le lit, heureux dans les bras l’un de l’autre, sous des draps en désordre. Amanda, de toute évidence n’a pas été gâtée sur le plan sexuel, étant donné que le regretté Monsieur Starbucks (dont elle a entretenu pieusement les derniers vêtements étalés sur le lit conjugal) avait trente ans de plus qu’elle, avouera-t-elle enfin à Graham.

Une baignade dans le torrent proche, une chute comique de Bronson dans l’eau tout habillé en voulant cueillir un nénuphar pour sa bien-aimée, couronnent cet épisode paradisiaque. Le couple fait des plans d’avenir, lui, le braqueur de banques veut se convertir au métier de banquier – il a trouvé un livre sur la question – et Amanda, d’une famille ruinée mais héritière à présent de la fortune du mari, a justement des relations bancaires. L’avenir est rose… jusqu’à ce qu’un très jeune voisin accoure avec une « formidable » nouvelle ; on a pris quatre hommes qui ont attaqué la banque ! L’un d’eux est mort et les trois autres seront pendus à 17 heures ! Et de s’en aller à bride abattue pour ne pas manquer le spectacle : trois pendaisons en même temps ! Du jamais vu !

Il s’agit d’une scène charnière, non seulement parce qu’elle déclenche le processus par lequel Graham va être précipité dans le monde imaginaire de sa « Madame Bovary » mais parce qu’émerge aussi le thème satirique principal, l’engouement des masses pour les spectacles qui donnent le frisson. Et la farce succède au drame ; l’une des grandes qualités du film réside dans ce savant mélange des genres.

Aux yeux d’Amanda, Graham n’est pas suffisamment affligé. Comment ne pas être bouleversé par le sort de ses camarades ? Comment ne pas vouloir courir à leur rescousse ? C’est là qu’il lui explique son ce rêve et la ruse qu’il a trouvée pour ne pas accompagner les autres. Il ne va pas risquer sa vie pour des gens qu’il apprécie très moyennement, surtout maintenant qu’il a trouvé l’amour ! Mais Amanda insiste : elle est sûr que c’est uniquement pour elle qu’il reste, et qu’au fond de lui-même il se le reprochera toute sa vie – et lui reprochera à elle de l’avoir retenu d’accomplir l’acte héroïque qu’elle attend de lui ! Finalement, Graham semble se laisser convaincre et part avec le cheval d’Amanda en direction de Grover City... mais simplement pour trouver un coin tranquille où se reposer en attendant l’heure de la pendaison… comptant retourner auprès d’Amanda avec la triste nouvelle de son échec. Mais voilà qu’au loin le posse arrive : une poignée d’hommes à cheval à sa poursuite. Il s’enfuit et les sème. Il braque un certain docteur Finger, dentiste ambulant sur sa charrette pittoresque, l’oblige à échanger leurs vêtements (lui s’étant habillé en gentleman pour valser avec Amanda avant son départ précipité), et il s’enfuit avec l’attelage. Le posse arrive et tue le dentiste. Puis il ramène son cadavre sanguinolent, attaché sur son cheval, à la dame du manoir qui s’évanouit aussitôt.

Quelque temps après, tandis qu’Amanda se remet lentement, soignée par ses domestiques noirs, le faux « Docteur Finger » se fait arrêter et jugé pour exercice malhonnête de sa profession (le vrai pratiquait une sorte d’alchimie à l’envers, arrachant l’or des dents de ses patients pour les remplacer par du plomb)... et se voit condamné à un an de prison.

En un an beaucoup de choses vont se passer dans la vie d’Amanda... Ayant entendu qu’en ville la rumeur condamnait sévèrement sa conduite sexuelle avec un malfaiteur, elle attelle sa berline et se rend à Grover City défier une foule qui la conspue, en proclamant, debout sur son véhicule, que Graham fut l’amour de sa vie et qu’elle n’en a pas honte. Plus tard, une délégation de femmes et de quelques hommes se présente au manoir pour lui rendre hommage, émus par son plaidoyer. Parmi eux, un écrivain qui veut, avec la collaboration d’Amanda, publier le récit de cette extraordinaire histoire d’amour. Et c’est ici que l’imaginaire romantique d’Amanda, que le récit désigne comme l’essence de son être, va faire basculer le film des codes du Far-West... vers la société du spectacle selon Debord [4].

« From noon till three », le roman de son aventure, devient un best-seller mondial, un chanteur populaire plaque des mots d’amour malheureux sur la « valse des amants ». Le livre parvient jusque dans la cellule de prison de Graham où il ravit les autres détenus. Graham sourit... Donc cette histoire, dont nous pouvons encore croire qu’elle finira par un happy end dans le « monde réel » du film, est devenue pour le moment une tragédie de pacotille que « la foule » [5] s’arrache. Grover City voit une énorme affluence touristique : on visite les lieux où les malfaiteurs ont été pendus et où des mannequins grotesques tiennent lieu de suppliciés ; on visite le tombeau de Graham Dorsey ; on visite le torrent où les amants se sont baignés et enfin la maison de la dame (on n’entre pas mais on peut admirer… la fenêtre de la chambre de leurs ébats). Or, Graham lui-même, sorti de prison entretemps, affublé de lunettes et d’une fausse barbe, s’est glissé parmi les touristes. Puis, juste avant que leur char à bancs reprenne la route de la ville, il leur fausse compagnie et va frapper à la porte de sa bien-aimée. Celle-ci ne le reconnaît pas, même après qu’il ait quitté barbe et lunettes : « Graham était beaucoup plus grand et beaucoup plus beau. » Amanda a tellement enjolivé son histoire d’amour que la fiction a éclipsé la réalité. Ce n’est que lorsqu’en dernier ressort Graham baisse son pantalon qu’elle le reconnaît : « Ah oui, c’est toi… » Mais alors que Graham s’imagine que maintenant ils vont pouvoir reprendre leur romance, Amanda n’est plus d’accord : elle ne supporterait pas de faire « ça » aux millions de lecteurs à travers le monde qui ont vibré pour leur histoire ! Il faut qu’il disparaisse à nouveau… ou qu’il meure !... et elle braque sur lui le pistolet que son mari lui a légué et dont il lui a appris à se servir. Graham ferme les yeux dans l’attente de la balle fatale… on entend bien un coup de feu mais quand il rouvre les yeux, Amanda gît morte à ses pieds. L’un des deux devait mourir, il fallait cette fin mélodramatique pour compléter son roman.

Graham s’étant enfui de nouveau – c’est le propre de l’anti-héros qu’il est – « les gens » lisent ce suicide comme la postface du roman en effet : incapable de supporter la perte de son grand amour, la dame du manoir s’est supprimée…

Commence alors un périple tragiquement absurde pour Graham, qui se heurte partout au mythe et à la chanson du mythe : pris d’alcool dans un saloon, il s’insurge contre les gens qui disent n’importe quoi, Graham Dorsey, c’est lui, proteste-il, ce qui provoque une bagarre… et on jette l’imposteur à la porte. Se trouvant dans les coulisses d’un minuscule théâtre de la frontière, il est témoin d’une représentation de son histoire par de très mauvais comédiens, précisément la scène où il aurait décidé seul de retourner sauver ses camarades de la pendaison. Il se précipite sur la scène : « C’est elle qui m’a poussé, moi je ne voulais pas ! » S’ensuit une nouvelle bagarre généralisée… Naturellement tout ça ne peut que finir chez les fous : vêtu d’une sorte de longue chasuble, Graham est introduit dans la cage-enclos d’un asile d’aliénés, où les détenus l’accueillent chaleureusement : « Graham Dorsey ? Nous vous attendions avec impatience »...

Si le « message » de cet excellent film n’est guère flatteur pour les femmes, il est néanmoins sous-entendu à plusieurs reprises que la soif « bovaryste » de la mauvaise littérature est la conséquence de l’aliénation, de l’ennui ressenti par une femme mal mariée et oisive. Et ce thème, qui traduit le mépris élitiste des « gens d’Hollywood » pour la plèbe inculte qui pourtant leur permet de vivre dans l’aisance, est déjà apparu après la guerre de 1940-45. Citons The Set-Up (Nous avons gagné ce soir, de Robert Wise) qui désigne les amateurs de boxe comme une plèbe sadique et assoiffée de sang, ou Ace in the hole (Le Gouffre aux chimères, 1951, Billy Wilder) qui montre l’exploitation par les médias d’un fait divers, un spéléologue piégé dans une grotte. Mais à cette époque les foules incultes et leurs incarnations individuelles étaient « paritaires ». Alors qu’ici, et dans d’autres films de même tendance des années 1970, ce sont les femmes que l’on accable – je pense notamment à Network (1974), avec son stupide public de télévision, où la redoutable décideuse incarnée par Faye Dunaway joue un rôle spécialement cynique et néfaste. Cette différence s’explique tout simplement, je crois, par le fait que les années 1970 sont la décennie du féminisme...

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[1C’est ainsi que Georges Sadoul désigne l’extraordinaire variété du cinéma d’Europe avant la Grande Guerre.

[2« Féminité de la culture de masse, l’autre de la modernité » (1986) dans G. Sellier & E. Viannot (eds.) Culture d’élite, culture de masse, différence des sexes, Paris, L’Harmattan, 2004.

[3Terme péjoratif désignant un individu originaire du Nord des États-Unis (ex-Union) venu s’installer dans le Sud (ex-Confédération) lors de la Reconstruction qui suivit la guerre de Sécession, avec l’intention de profiter de la situation confuse du pays (Wikipédia).

[4L’essai de ce nom étant paru en anglais au début de la décennie.

[5Cette foule à laquelle un essai influent du sociologue Gustave Le Bon (Psychologie des Foules, 1895) assignera le genre féminin (cf. Huyssen, op. cit.)