pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Séries > Vise le cœur

Fanny Robert et Sophie Lebarbier / 2022

Vise le cœur


par Bénédicte Brémard / vendredi 5 mai 2023

Les illusions perdues de la génération 1998

_____________________________________

Julia Scola (Claire Keim), capitaine de police, se retrouve au début d’une enquête sur la disparition d’une femme, sous les ordres d’un nouveau supérieur, Novak Lisica (Lannick Gautry). Celui-ci a abandonné la robe d’avocat pour passer le concours de commissaire de police, et Julia, enquêtrice de terrain, apprécie peu que Novak se pique de l’accompagner sur les scènes de crime où elle se sent dans son élément. On comprend vite que les deux protagonistes se connaissent de longue date et que l’hostilité de Julia vis-à-vis de Novak n’est pas due qu’à des raisons professionnelles : la fameuse UST (Unresolved Sexual Tension), qui fait le sel de nombreuses séries, est ici renouvelée de façon originale. Les enquêtes de Julia et Novak se doublent donc d’une enquête parallèle de celle-ci, qui, sans en avoir l’air, tente de comprendre pourquoi Novak, qu’elle avait connu – et aimé – enfant puis adolescente, réapparaît dans sa vie après vingt ans d’absence et de silence. Une enquête que la mémoire défaillante du père de Julia, Daniel (Jean-Marie Galey), lui-même policier à la retraite présentant les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer, ne va pas simplifier.

Vise le cœur pourrait, à première vue, n’être qu’une série policière de plus où les enquêteurices sont toujours au bord de la transgression des procédures et où les enquêtes criminelles ne sont que le prétexte à une quête sentimentale. La forme qui, comme son titre programmatique l’indique, mêle polar et mélo (avec force secrets et par conséquent, force révélations) de façon assumée n’est donc pas, en soi, extrêmement novatrice, pas plus que le jeu de flash-backs qui nous dévoile leur passé commun à la façon de This is us.

Ce qui attire tout d’abord l’attention, c’est la façon dont les combats féministes et les préoccupations actuelles s’imbriquent dans la vie professionnelle des enquêteurices. Dès le premier épisode, Julia est marginalisée par certains de ses collègues pour avoir mis en cause leur équipe dans une affaire de viol en réunion, et ceux-ci se vengent en l’enfermant avec un loup découvert au domicile d’une femme disparue. Julia se chargera de rendre sa liberté au loup plutôt que de le laisser euthanasier tandis que la disparition de la victime la mène sur la piste des violences conjugales... D’autres enquêtes montreront ainsi une femme ayant abandonné ses enfants pour poursuivre ses études ou un père de famille qui, suite à la perte de son plus jeune fils du virus H1N1, a contraint femme et enfants à vivre reclus dans une angoisse survivaliste anticipant la pandémie de COVID-19. Thématiques féministes, sanitaires et écologistes se rejoignent ainsi dans une perspective intersectionnelle – la mère de Novak, victime de violences conjugales, est une immigrée yougoslave qui a dû travailler comme femme de ménage le temps de repasser ses diplômes ; celle de Julia a quant à elle souffert de la discrimination dont était victime son plus jeune fils, atteint de troubles autistiques –, tandis que l’implication de Julia dans ses enquêtes laisse apparaître peu à peu à quel point celles-ci la renvoient à son passé et à ses choix.

Sans dévoiler le nœud du drame qui lie et sépare Julia et Novak, on remarque d’autre part qu’ils sont victimes et, malgré eux, complices, d’un système patriarcal et paternaliste : la violence du père de l’un et l’hyper-protection du père de l’autre ont fait leur malheur commun. Julia se trouve confrontée à une figure paternelle qui la prive d’autonomie à coups de stéréotypes : le métier de policier n’est pas un métier de femme et un garçon qui vit dans une cité HLM n’est pas assez bien pour elle. « Tu protèges ta mère, je protège ma fille », sont les mots qui scellent le pacte imposé par le père de Julia au jeune Novak et traduisent cette victimisation des femmes. C’est bien l’image du père idéalisé par Julia qui vole en éclats dans le dernier épisode de la première saison.

Enfin, c’est sans doute aussi dans la construction des allers-retours passé/présent que se livre une clef de lecture de la série qui montre la capacité des autrices à traduire l’air du temps. En effet, le moment où se joue le drame qui va séparer Julia et Novak coïncide avec une date supposément festive : celle du 12 juillet 1998, marquée par la victoire de l’équipe de France lors de la finale de la Coupe du Monde de football, célébrée à Paris. Un peu plus de vingt ans après, c’est cette même date qui sera choisie comme cœur du drame dans la série Vortex (créée aussi par deux femmes, Camille Couasse et Sarah Farkas) diffusée sur France 2 quelques mois après la diffusion de Vise le cœur. Si Vortex offre un schéma narratif qui s’oriente très vite vers la science-fiction, on y retrouve un couple d’enquêteurices (lui policier, elle juge d’instruction), promis à un avenir radieux (les protagonistes de Vortex sont de jeunes marié.es parents d’une petite fille) et, surtout, la même obsession d’une date fatidique qui, une vingtaine d’années plus tard, pousse le protagoniste masculin dans une tragique quête du temps perdu. Pourquoi le destin des protagonistes se brise-t-il autour de la même date dans les deux séries ? Les aspects politiques, sociaux et culturels du sport, et en particulier d’un sport d’équipe ultra-médiatisé comme le football ont, certes, fait l’objet de nombreuses études. Son pouvoir d’identification et sa place dans l’imaginaire collectif se doublent, nous semble-t-il ici, de connotations particulières. La liesse populaire du 12 juillet 1998, restée dans les mémoires individuelles comme dans la mémoire collective, va au-delà de l’événement sportif. Les médias et les politiques ont voulu y voir le symbole d’une nation vivant sa diversité de façon harmonieuse, la fameuse « France black-blanc-beur » comme un symbole renouvelé des valeurs de la République à la veille de la fête nationale. Or, vingt ans plus tard, si l’on se demande ce qu’il reste du 12 juillet 1998, le constat est amer : les élections présidentielles de 2001, 2017 et 2022 ont mis à mal l’utopie de la diversité. De façon plus large, « notre maison » continue de brûler, et le pouvoir regarde plus que jamais ailleurs. Le mouvement #BalanceTonPorc ne cesse de mettre en évidence les violences sexuelles et la nécessaire poursuite du combat féministe. En mettant en scène des personnages sacrifiés, dont la vie n’a pas tenu les promesses, et obsédés par les remords de leurs choix et les regrets de ce qui n’est pas advenu, Vise le cœur (comme Vortex) résonne de façon particulière pour la génération qui avait une vingtaine d’années en 1998, celle-là même qui s’interroge sur l’héritage qu’elle laisse à la génération d’après et sur les combats qu’elle n’a pas su mener.

On pourra, certes, regretter que la série mette en scène une protagoniste dont l’émancipation professionnelle n’en fait pas une véritable figure d’empowerment et qui se révèle en réalité victime des choix que les hommes ont fait à sa place et dont elle paye le lourd tribut. Mais, d’une part, c’est bien la loi du genre – en l’occurrence, le mélo – qui exige ce type de figures. D’autre part, ce type de représentation est aussi le symptôme d’un état de la société, et c’est bien le propre des séries policières de montrer les signes des crises, de la violence ou du désenchantement qui parcourent la société contemporaine.

Les données d’audience indiquent que la série semble avoir rencontré son public : les 22% de parts de marché de la première soirée de diffusion ont cependant chuté à 12% lors de la deuxième semaine avant de remonter à 17% pour la troisième. La baisse d’audience lors de la deuxième soirée (du 08/09/2022), directement liée à la programmation spéciale de France 2 sur le décès d’Elizabeth II qui a rassemblé 16% de parts de marché donne à réfléchir. Femme de pouvoir, certes, Elizabeth II, figure médiatique qui a régné pendant 70 ans sur la presse people (autrement dit la presse du cœur), est néanmoins loin d’apparaître comme une incarnation de valeurs féministes. Elle montre en revanche que le cœur fait vendre (des magazines) et, même après sa mort, fait toujours recette (en parts de marché). « Viser le cœur » (plutôt que le « temps de cerveau disponible » à vendre aux annonceurs) et en profiter pour sensibiliser une large audience à des problématiques féministes, sanitaires et écologistes est peut-être alors pour la série de TF1 une stratégie nécessaire. La saison 2 nous le dira.


générique


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.