____
Diffusée sur France 2 en 2023 et toujours accessible sur France-tv, la mini-série Sambre (six épisodes d’une heure), écrite par Alice Géraud (d’après son livre) et Marc Herpoux et mise en scène par Jean-Xavier de Lestrade, passe actuellement sur la plateforme de la BBC, ce qui m’a permis de la voir, mais avec un an de retard. Ce décalage fait que je l’ai visionnée alors que je lisais chaque jour les comptes-rendus éprouvants du procès Pelicot, dans un atroce effet de miroir. D’un côté, une victime, une femme, Gisèle Pelicot et 71 violeurs, tous des hommes. De l’autre, un violeur, un homme, face à 56 victimes, toutes des femmes, dont un tiers d’adolescentes. Dans les deux cas, les mêmes interrogations sur les violeurs « ordinaires » (pères de famille, copains, collègues) et la même indignation devant la violence endémique des hommes envers les femmes et devant les difficultés des femmes à être écoutées et prises au sérieux par les institutions censées les protéger, la police, la justice et la famille.
Le livre de la journaliste Alice Géraud, intitulé Sambre, Radioscopie d’un fait divers (JC Lattès, 2023), est un reportage sur une série de viols qui s’étalent sur trente ans, de 1988 à 2018, dans la région du Val de Sambre entre Maubeuge et la frontière belge. Le territoire du violeur est donc relativement restreint et son « mode opératoire » s’avèrera immuable. Sur le chemin de son usine, entre 6h et 8h du matin, il s’attaque à des femmes ou des jeunes filles le long de la route départementale 959 parallèle à la Sambre. Il les surprend par derrière, leur passe une cordelette autour du cou et serre, souvent jusqu’à ce qu’elles s’évanouissent, en les menaçant d’un couteau Opinel. Puis il les cogne et/ou les traîne par terre dans les fossés ou les buissons et il leur dit : « je ne vais pas te violer ». Ensuite il remonte ou déchire leur soutien-gorge et touche leurs seins puis dans la plupart des cas, il les viole. Malgré cette routine singulière, la police des villes concernées (Maubeuge, Louvroil, Avesnes-sur-Helpe, Aulnoye-Aymeries, Jeumont) mettra près de 30 ans à ne pas trouver le coupable et il faudra qu’un officier du SRPJ de Lille, spécialiste des affaires « cold case » reprenne le fil des événements pour enfin l’arrêter.
Le livre d’Alice Géraud comme la série révèlent immédiatement l’identité du violeur, Enzo Salina dans la fiction (dans la réalité Dino Scala), fils d’immigrés italiens. Salina apparaît comme le prototype du gars sympa, mari, père, grand-père et ouvrier modèle, toujours prêt à donner un coup de main ; le soir il entraîne bénévolement des équipes de jeunes joueurs et joueuses de foot. Pour l’autrice, cependant, ce n’est pas lui le sujet du livre ni de la série. Le but est de mettre en scène le point de vue des victimes. Le premier épisode, intitulé « Christine, la victime », part du viol d’une jeune femme, Christine (Alix Poisson) en 1988. On n’assiste pas au viol lui-même mais à l’attaque, durant laquelle elle perd connaissance, puis son réveil douloureux, l’indifférence de la police, la honte qu’elle éprouve et qui lui fait nier le viol (elle maintiendra longtemps qu’il ne s’agit que d’une tentative de vol). Le déni du traumatisme va empoisonner sa vie : mariage brisé, peur incessante, cauchemars, surprotection de sa fille. Grosso modo, ce schéma va se répéter plusieurs fois dans chaque épisode. On assiste, alternativement, à l’impact des viols sur les victimes, à l’incapacité des institutions à les aider, autant par manque de moyens que par incompétence (dossiers perdus ou classés sans suite, manque de coordination entre les commissariats, etc.). On assiste aussi, peu à peu, aux efforts de personnes courageuses, surtout des femmes, pour faire avancer les choses. L’épisode 2 est consacré à Irène, la juge d’instruction (Pauline Parigot) ; le 3 à Arlette, la maire (Noémie Lvovsky) ; le 4 à Cécile, la scientifique (Clémence Poésy) ; le 5 au commandant Winckler (Olivier Gourmet). L’épisode 6 montre l’arrestation d’Enzo (Jonathan Turnbull) et le début de son procès.
Bien que ne focalisant pas le récit, Enzo reste un fil rouge puissant, ancré dans une apparente dualité : le violeur sadique des petits matins, le brave type à l’usine, au café, chez lui. Mais, comme le lui dit Winckler, alors qu’Enzo, arrêté, tente d’arguer qu’il y a deux hommes en lui, le « vrai » (exemplaire, normal) et le « faux » (violeur, monstrueux), le problème c’est qu’il est justement un seul et même homme – anticipant certains discours sur les accusés du procès Pelicot. Cependant, petit à petit, des dysfonctionnements affleurent dans sa vie de famille : on comprend que le père d’Enzo abusait sa fille – celle-ci vient littéralement cracher sur la tombe du patriarche le jour de son enterrement. L’épouse d’Enzo, Stéphanie (Louise Orry-Diquéro) est dépressive et apparaît souvent « zombifiée » par les anxiolytiques. Lors de l’arrestation d’Enzo, à peine plus hébétée que d’habitude, elle répète qu’il était un bon mari, qu’elle « n’avait pas à se plaindre ». Soupçonnait-elle ? On ne le saura pas. Lorsqu’on lui dit qu’il est le « violeur du matin », elle s’effondre, tandis que sa fille hurle sur une policière. Sidération de l’épouse, colère de la fille : les familles des violeurs sont aussi des victimes. Le livre révèle un contexte familial encore plus dysfonctionnel que celui de la série. Jeune homme, Dino a commis des abus sexuels sur ses belles-sœurs et sa première femme l’a quitté avec leurs deux filles.
Alice Géraud explique que les personnages de la série sont le résultat de transpositions et amalgames. Chacun des six épisodes met en scène deux ou trois victimes, sur des dizaines possibles (les noms et prénoms sont également changés). Décision judicieuse pour une fiction grand public, car la litanie des viols et leur déroulement détaillé dans le livre, minutieusement calqués sur les déclarations des victimes, sont à la limite du supportable. De même, la série est nettement moins explicite concernant les violences sexuelles, ce que l’on peut comprendre comme un désir d’éviter le sensationnel et le risque d’images obscènes. Plus discutable est la minimisation du comportement de la police locale (dont certains excès, notamment alcoolisés, ne sont jamais évoqués). Interrogée sur l’adaptation, Alice Géraud déclare : « Ce qui nous intéressait, ce n’est pas de jeter l’anathème sur tel ou tel, mais d’essayer de comprendre les mécaniques de cet échec ». Sans doute, mais sans vouloir accabler des policiers qui manquaient gravement de moyens et de formations adéquates, les récits du livre sont désespérants mais instructifs : les officiers demandent systématiquement à des adolescentes « ce qu’elles faisaient là », au petit matin en plein hiver, alors qu’elles sont sur le chemin du collège, de l’EHPAD ou de l’usine. Elles ont beau être en pleurs, le visage tuméfié et les vêtements déchirés, on leur demande si elles ne cherchaient pas, avec ces histoires de viol, à sécher les cours ou le travail. Le livre témoigne de tout un éventail d’attitudes de la part de la police, le pire comme le meilleur, mais la tendance à soupçonner les femmes – et surtout les adolescentes – d’affabulation est très présente. Ce type d’interrogatoire qui culpabilise outrageusement la victime figure une fois dans la série (épisode 5), incarné par une policière, alors que l’immense majorité des policiers sont des hommes, un choix peu représentatif qui met mal à l’aise. En revanche, l’officier fictionnel Blanchot (Julien Frison), autre fil rouge de la série et incarnation du policier lambda, sympathique mais qui n’a rien vu pendant des décennies – y compris le fait que son pote Enzo est le violeur – est mieux traité. Blanchot pêche par manque de perspicacité et de professionnalisme : dans une scène a priori incroyable mais authentique, Dino en venant lui dire bonjour au commissariat voit son portrait-robot et amuse la galerie en pointant sa ressemblance avec l’image sur le tableau d’affichage. À un autre moment, également véridique, Blanchot ne fait rien pour obliger Dino à faire un test ADN (pourtant requis par la loi) alors que celui-ci est au commissariat pour un petit délit de voisinage. Le milieu macho de la police est évoqué au début de la série mais ce sont les compétences professionnelles défaillantes de « Blanchot », plutôt que la culture patriarcale et les préjugés misogynes de l’institution qui sont pointées.
Malgré des timidités dans la représentation de la police, Sambre est une série forte et originale. Chaque épisode est bâti autour d’un personnage différent, manière de contourner l’effroyable répétition des attaques et de leur impact. Cette méthode permet aussi d’ancrer chaque épisode dans une facette différente de la lutte contre le viol et sa perception par la société : la jeune juge qui, en faisant un lien entre plusieurs attaques, met la machine judiciaire en route ; l’universitaire qui importe des techniques de « géo-profilage » d’outre-Atlantique ; la maire communiste qui se bat pour sa ville et tente de mobiliser la population locale en alertant les médias. Ces trois femmes, grâce à leur intégrité et leur empathie avec les victimes, font faire à l’affaire des bonds en avant, tout en subissant les réticences de leur entourage (maris, collègues, opinion publique), l’hostilité et les railleries des policiers, sans parler des difficultés matérielles de leurs institutions respectives. Typiquement, il revient au commandant Winckler, le « grand ponte » du SRPJ de Lille (commandant Martens dans la réalité), de résoudre l’affaire en partie grâce au travail de ces femmes.
L’autre originalité de Sambre est de pointer, dès son titre, non seulement le territoire du violeur mais aussi une région économiquement sinistrée dont la population, et surtout les femmes et les jeunes filles des milieux populaires qui n’ont pas accès à une voiture, subissent les ravages. Le manque de moyens des commissariats de la région ainsi que du tribunal d’Avesnes-sur-Helpe, leurs locaux vétustes où « rien ne marche » ressortent d’autant plus à travers le regard de Winckler qui, lui, dispose de moyens considérables en comparaison. Sambre est une série remarquable, originale dans sa structure et son mélange de fiction et documentaire et qui bénéficie d’actreur·ices magnifiques et toujours très justes ; certain·es sont connu·es (Noémie Lvovsky, Clémence Poésy, Olivier Gourmet), d’autres moins mais gagneraient à l’être, comme Alix Poisson (Christine) et Pauline Parigot (Irène). Dans les rôles peu enviables de Enzo et de Blanchot, Jonathan Turnbull et Julien Frison sont excellents et malheureusement crédibles. Sambre montre, dans la durée, le chemin parcouru dans les attitudes de la société française vis-à-vis du viol des femmes, de l’écoute de leur parole et le lent chemin qui les mène à rejeter la honte qui pèse sur elles depuis des millénaires – même si le procès Pelicot et notamment certains arguments utilisés par les défenseurs des violeurs, montrent que le combat est loin d’être gagné. Par ailleurs, quand on compare le reportage d’Alice Géraud et la série, on s’aperçoit à quel point la réalité dépasse malheureusement la fiction.