pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Séries > Queen Charlotte : A Bridgerton Story

Shonda Rhimes / 2023

Queen Charlotte : A Bridgerton Story


par Marion Hallet / samedi 20 mai 2023

Et si la reine d'Angleterre était noire....

_____________________________

Vous considérerez peut-être ma démarche d’écrire sur Queen Charlotte : A Bridgerton Story comme superflue car, depuis la sortie fracassante de la première saison de Bridgerton le jour de Noël 2020 (la troisième saison devrait arriver fin 2023 ou début 2024), soit vous adhérez à la franchise romantico-historico-fantaisiste et pop-féministe sur les amours fictives de l’aristocratie anglaise au temps de la Régence et vous regarderez ce nouvel opus quoiqu’il arrive, soit vous êtes indifférent.e.s voire vous détestez cette série et vous passerez votre chemin. Nous sommes en effet arrivés en « mode culte » avec Bridgerton, ce que cette dernière minisérie ne fait que renforcer. Je parle de « franchise » car Queen Charlotte n’est donc pas cette troisième saison tant attendue des fans, mais bien une minisérie qui se détache de la progression chronologique de Bridergton : elle est issue de l’univers Bridgerton et l’enrichit.

Créée et écrite par Shonda Rhimes (également productrice exécutive de Bridgerton), la minisérie est un « spinoff » – qui se concentre sur un ou des personnages de l’univers fictionnel en question – et un « prequel » – qui se déroule avant les événements de la « série-mère ». Un spinoff car, attestant du statut préférentiel de l’imposante souveraine Charlotte parmi les fans de Bridgerton, la série explore la vie de ce personnage, et un prequel car elle se déroule principalement en 1761 au moment de l’arrivée de Charlotte de Mecklenburg-Strelitz en Angleterre, alors jeune princesse allemande orpheline de 17 ans (India Amarteifio), et de son mariage avec le roi George III, 22 ans (Corey Mylchreest). Ils semblent amoureux, mais George a un secret que toute personne ayant vu Bridgerton et tout amateur d’Histoire moderne connaît car George III est qualifié de « roi fou ». Queen Charlotte fait également des incursions dans la période dépeinte dans Bridgerton, là où s’est achevée la saison 2, c’est-à-dire en 1817. Les connaisseurs savent donc que la reine (Golda Rosheuvel, reprenant son rôle) et le roi (James Fleet) vivent séparés, puisque la santé mentale de ce dernier est durement atteinte depuis longtemps. Après la mort en couches de sa petite-fille, Charlotte est en colère contre ses enfants adultes qui, malgré leur nombre impressionnant (le couple royal aura quinze enfants, dont douze leur survivront), n’ont pas réussi à produire d’héritiers légitimes pour assurer la succession royale.

Je suppose que les détracteurs de Bridgerton ne manqueront pas de relever le consensus historique et scientifique quant aux origines ethniques de la reine, que j’ai moi-même souligné dans mon analyse de la saison 1. L’idée selon laquelle Charlotte a pu avoir des ancêtres d’origine africaine est possible, mais l’hypothèse qu’elle-même ait été une femme noire à la tête de l’Empire britannique est hautement improbable. Le sujet de la minisérie est précisément là : elle pose la question du « et si… ». Et si Charlotte avait été noire ? Car c’est une idée qui séduit de nombreux publics – il suffit de voir l’engouement pour cette théorie au moment de l’arrivée de Meghan Marke, une femme biraciale, au sein de la famille royale britannique – et c’est aussi ce qui m’intéresse.

Comme je l’ai indiqué dans mes articles sur les saisons 1 et 2 : Bridgerton est une œuvre de fiction, qui prend des libertés avec l’Histoire, dans le sens où le cadre est historique mais aussi racialement inclusif, dans un genre cinématographique qui reste encore très majoritairement blanc (je parle de la race en tant que concept social et historiquement construit). L’explication de la société mixte de Bridgerton me semblait arriver un peu tard dans la saison 1, ce qui s’apparentait donc pour moi à du colourbaiting [1] . On ne nous montrait pas comment ni pourquoi l’origine ethnique d’une personne était ignorée dans une société par ailleurs fermée et à cheval sur les traditions notamment genrées. La réponse, donnée en vitesse par Lady Danbury (Adjoa Andoh) vers le milieu de la saison 1, est développée dans Queen Charlotte : cette société utopique racialement inclusive a vu le jour par le biais d’un mariage royal mixte et d’un projet de déségrégation par l’attribution de titres de noblesse à plusieurs familles riches de couleur. La mère du roi, la princesse Augusta (Michelle Fairley) ne s’attendait pas à ce que Charlotte soit « si foncée » [2] et leur première rencontre fait écho à la traite des personnes noires, quand elle procède à l’inspection de la dentition et des mains de Charlotte. L’union de Charlotte et George étant cependant vitale pour la survie de la Grande-Bretagne pour des raisons économiques et politiques, il est finalement décidé de procéder à « la grande expérience », en d’autres termes à la création d’une société racialement mixte. De nombreux membres de la cour ne voient pas d’un bon œil ce changement et se bouchent presque le nez en regardant Charlotte s’avancer vers l’autel. Le parallèle avec la situation des Sussex (le prince Harry et Meghan Markle) est évidente et témoigne d’un flair remarquable en termes de marketing – le premier week-end de diffusion de la série correspond au week-end du couronnement du nouveau roi de Grande-Bretagne, Charles III.

La jeune Agatha Danbury (Arsema Thomas), qui deviendra Lady Danbury, est une confidente de la première heure de Charlotte, et son histoire est développée également : elle a été mariée jeune à un vieil homme et l’on assiste à ses premiers pas de stratège pour devenir ce personnage central de la ton (la haute société britannique) dans Bridgerton, un modèle d’indépendance féminine adoré par les fans. Lady Danbury est parfaitement consciente des enjeux du mariage interracial du couple royal et de l’opportunité à saisir (car oui, parfois l’Histoire est faite de tels moments clés, précisément comme beaucoup l’ont pensé du mariage de Harry et Meghan…). Elle contribue à faire tomber les barrières ethniques et, même si elle déteste son époux, ses actions audacieuses en faveur de l’intégration lui offrent un moment qui est un commentaire profond et toujours d’actualité sur l’hypocrisie du racisme au sein des classes dominantes qui poussent des hauts cris dès qu’on pointe leur attitude raciste alors que ses membres ne font aucune démarche d’intégration, encore moins antiraciste : dans Queen Charlotte, les personnages racisés n’ont pas les mêmes accès aux privilèges de l’aristocratie et restent en marge, comme Lord Danbury qui finit par accepter cette dévalorisation, ce que son épouse refuse en lui rappelant sa valeur humaine. On appréciera aussi son amitié avec Violet Bridgerton (Ruth Gemmell), qui les amène d’aborder des sujets intimes qui demeurent tabous pour l’époque mais qui rythment le quotidien des femmes d’âge mûr, notamment leur manque commun de sexualité et d’amour dans le veuvage.

Queen Charlotte est une série parfaitement consciente de sa démarche en termes de révision historique (« et si… ») alors que la longévité de la « vraie » reine Charlotte (elle est la reine consort qui aura régné le plus longtemps) n’a pas modifié de façon pérenne la composition démographique de l’aristocratie britannique, comme c’est le cas dans la série. Mais bien plus que dans Bridgerton, de nombreux détails font écho à la réalité malgré les libertés artistiques par rapport à l’Histoire (la chronologie est notamment plus ramassée) : en particulier, comme dans Bridegrton, des éléments de mise-en-scène anachroniques, tels que les magnifiques costumes truffés d’éléments contemporains, le festival de coiffures et de perruques en hommage aux cheveux texturisés (ce sont les cheveux naturels de la jeune Charlotte) et les reprises instrumentales de chansons pop.

Cette mini-série jette un regard plus empathique sur la reine Charlotte, la diva de Bridgerton, et sur la trajectoire douloureuse et solitaire de son mariage autrefois heureux, ce qui rend la fin d’autant plus émouvante. En effet, contrairement à la plupart des mariages royaux, l’union de Charlotte et George a été paisible pendant de nombreuses années (au moins jusqu’à l’épisode de crise aigüe de 1788-89 qui effraya particulièrement la reine) : le couple partageait des intérêts communs tels que la littérature, la botanique et la musique (Mozart était le bienvenu à la cour d’Angleterre), ainsi qu’une chambre à coucher, un fait inhabituel pour les couples royaux de l’époque, et George n’a jamais pris de maîtresse (c’est le seul roi de la dynastie des Hanovre dans ce cas). Le long cheminement de Charlotte vers une compréhension patiente de l’état de son mari – et l’acceptation par ce dernier qu’elle peut l’aimer malgré son état – donne lieu à une romance indéniablement moderne.

La minisérie dépeint également George comme un jeune homme bien intentionné, curieux (il pratiquait l’agriculture et était féru d’astronomie) mais vulnérable, atteint de troubles mentaux dès le début de leur mariage (il souffrait vraisemblablement de bipolarité). La série nous montre les traitements horribles qu’il subit et que l’on peut apparenter à de la torture : le praticien, John Munro (Guy Henry), est un personnage historique absolument méprisable qui dirigea le Bethlem Royal Hospital : il est possible qu’il ait été consulté pour le(s) traitement(s) du roi pendant quelques temps. Le Roi connut au moins quatre crises aiguës au cours de sa vie. Dans les dernières années, comme le montrent Bridgerton et Queen Charlotte, il était atteint de démence (et de cécité, mais ceci n’est pas montré), bien qu’il ait vécut jusqu’à 81 ans et survivra à Charlotte d’une année… On comprend mieux maintenant le choix des costumes pour l’actrice Golda Rosheuvel qui dénote avec le style Empire de Bridgerton : non seulement son style est plus régalien, mais elle reste figée dans le temps, sans doute par amour pour son époux… Charlotte s’exprime davantage par ses perruques.

La reine était très exigeante et stricte sur le protocole de la cour qu’elle apprendra à dompter et elle était connue pour ses remarques cinglantes – l’une des raisons principales de son attrait pour les fans, remarques délivrées avec une assurance, un ton décomplexé et une expression hautaine par Golda Rosheuvel et reprises avec brio par la jeune India Amarteifio. Sur ce point Bridgerton et Queen Charlotte sont donc relativement fidèles à la réalité historique : la reine avait peu de pouvoir politique mais elle faisait grand usage de son rôle protocolaire et représentationnel, gardienne de la Cour et, surtout, de la lignée royale. Née princesse, elle n’eut jamais d’autre perspective que de remplir sa part du marché, engendrant plus d’enfants qu’il n’en était espéré. Voilà pourquoi la série nous la montre si obsédée par sa descendance et très dominatrice avec ses enfants : d’un côté, il s’agit du travail de sa vie et voir sa lignée ne pas se prolonger sur le trône après son fils (le futur prince régent et roi Georges IV, un personnage très médiocre) lui est insupportable. A la fin, quand son fils Edward vient lui annoncer que sa nouvelle épouse est enceinte, il ne s’agit pas moins que de la future reine Victoria.

La question de la descendance est centrale dans Queen Charlotte et elle prend une dimension d’autant plus importante quand on la replace dans le contexte des difficultés que peuvent encore rencontrer les personnes racisées à accumuler ce qu’on appelle de la « richesse générationnelle » : Lady Danbury en 1761 tente de convaincre Charlotte qu’elle a une responsabilité envers « son peuple » en tant que première reine noire d’Angleterre (même si Lady Danbury oublie la bourgeoisie et les classes populaires) ; en 1817 les deux femmes sont parfaitement conscientes de l’importance de construire et de préserver leur descendance en vue d’une société durablement inclusive. A la mort de Lord Danbury, l’aristocratie noire nouvellement titrée dans le cadre de la « grande expérience » se tourne vers Lady Danbury pour s’assurer que leurs titres et leurs terres passeront bien à leurs enfants ; Lady Danbury se rend compte que si beaucoup peut être gagné par des mesures très concrètes d’intégration, « tout peut être perdu en une génération », requérant une énergie et une attention de chaque instant – le contre-exemple du privilège.

La réponse à la question « et si Charlotte avait vraiment été la première reine noire de Grande-Bretagne ? » est évidente : si, comme Harry et Meghan le prétendent, les Windsor ont trahi le couple en soutenant – même inconsciemment – le racisme du public britannique, Shonda Rhimes semble, elle, dire qu’une institution comme la famille royale, dont l’autorité est consacrée religieusement (on a encore pu le constater lors de la cérémonie du couronnement de Charles III), aurait pu précisément faire le contraire. On est en effet en droit de penser qu’un changement aussi radical la tête d’une institution qui représente le sommet de l’establishment britannique aurait eu un effet sur cette société toujours inégalitaire. Mais c’est justement le fait que cet idéal d’inclusion passe par un hommage appuyé à la monarchie britannique (un système structurellement inégalitaire et injuste) qui pose problème. De plus, si la question de la descendance est au cœur de Queen Charlotte, apportant une complexité et une profondeur toute nouvelle à la franchise, la question de l’ascendance demeure quasi oblitérée : le grand tabou de l’esclavage n’est toujours pas abordé, ce que je trouve franchement regrettable ; rappelons tout de même qu’au moment du règne de Georges III, la Grande-Bretagne était le principal acteur du « commerce triangulaire », faisant du couple royal et de l’Empire les premiers bénéficiaires du colonialisme et de la traite d’êtres humains.

On comprend la volonté toute moderne de la créatrice de Queen Charlotte de montrer des images de femmes noires indépendantes et puissantes, sans forcément rappeler les pages les plus sombres de l’Histoire mondiale. Queen Charlotte nous apprend que Lady Danbury est issue de la tribu des Kpa-Mendi Bo au Sierra Leone : à quand une série sur cette lignée royale ?


générique


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.


[1Colourbaiting (littéralement « appâter par la couleur ») : il s’agit d’une stratégie marketing utilisée par les créateurs de fiction et de divertissement qui, dans le but d’attirer des publics racisés ou antiracistes, utilisent des personnages racisés mais « glamourisés » afin de ne pas s’aliéner les autres consommateurs. Les questions de différences ethniques et de diversité d’expériences, telles que les discriminations par exemple, ne sont alors pas abordées.

[2Pour ceux/celles qui n’auraient pas la référence, ceci une allusion claire aux préoccupations présumées des membres de la famille royale britannique actuelle concernant la couleur de peau de la progéniture du prince Harry et de Meghan Markle