pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Actu’ : "Le culte de l’auteur" - De l’Huma à Vogue… > Le Culte de l’auteur

Geneviève Sellier

Le Culte de l’auteur


par Reine Prat / jeudi 5 décembre 2024

Des outils d'analyse pour l'action féministe.

Aujourd’hui professeuresse émérite à l’université Bordeaux-Montaigne, Geneviève Sellier a introduit au sein de l’université française les gender studies appliquées aux études cinématographiques, notion qu’il n’est plus utile de traduire aujourd’hui. Mais nous étions à la fin des années 1980, époque à laquelle le terme « féministe » était un gros mot, une injure peut-être, en tous cas pas la voie royale pour une reconnaissance institutionnelle ! En 2016, elle crée le site collaboratif Le Genre et l’écran, « pour une critique féministe des productions audiovisuelles ». L’ouvrage qui vient de paraître, en octobre 2024, à La Fabrique, Le Culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français, est nourri de ces années d’observation et d’analyse de la production cinématographique française et, plus largement, occidentale. Il s’inscrit dans une actualité qui, enfin ! permet de prendre en compte les conditions de production de ce cinéma et de cette spécificité française qu’est le « cinéma d’auteur ».

Il ne s’agit pas ici d’une étude universitaire, l’objectif est d’informer et de donner à réfléchir à un large public, de donner des outils d’analyse à l’action féministe. Le livre s’organise autour de critiques de films « d’auteur » que Geneviève Sellier a réalisées pour Le Genre et l’écran et sans doute même avant. La (re)lecture de ces critiques au prisme des conditions de leur production permet à Sellier d’établir une analyse fine des rapports de sexe solidement installés dans les milieux du cinéma français, de leur impact sur la société tout entière et, donc, des difficultés du #MeToo à la française à transformer des fonctionnements pourtant aujourd’hui contestés. L’histoire, explique-t-elle, prend ses sources dans le cinéma hollywoodien et c’est alors l’histoire de n’importe quelle industrie : à partir du moment où elle s’inscrit dans l’économie capitaliste et où elle rapporte, les femmes, qui souvent en ont été les inventrices, se voient arracher les manettes au profit des hommes.

Mais au cinéma, le capital n’est pas que financier, il est aussi/surtout symbolique. C’est là que les femmes sont utiles, indispensables, sur très grand écran, starisées pour que toutes souhaitent leur ressembler, objectifiées pour que les aspirations de toutes visent à conforter l’ordre symbolique de la domination masculine et sa réalité au quotidien. Des conditions de production dépend la nature des représentations. Sellier montre comment, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’est inscrite dans la loi française « l’aide au cinéma [pour résister] à “l’invasion’’ des productions hollywoodiennes » et, comment, par un système ingénieux, à travers la création du Centre national du cinéma (CNC), le cinéma français a pu s’imposer sur la scène internationale en organisant « l’opposition entre deux pôles antagonistes : le cinéma “commercial’’, qui recherche le succès, et le “7e art’’ qui se targue de n’avoir que des ambitions artistiques ». Ainsi est né le « cinéma d’auteur », dans la droite ligne de l’idéologie de « l’art pour l’art » dont la France exporte le modèle à travers les festivals internationaux et le soutien à des cinéastes étrangers à qui elle sert de refuge. Grâce à une analyse matérialiste des conditions de production des films, Sellier explicite comment le modèle du « cinéma d’auteur » s’impose aux réalisatrices qui parviennent à bénéficier de ses « aides sélectives » aussi bien qu’il sert aux réalisateurs à s’affranchir, dans la vraie vie, de tout respect des lois communes au nom de la « liberté de création » inscrite dans une loi « d’exception » pourrait-on dire . Il n’y a en effet aucune raison pour que les réalisatrices, placées dans les mêmes conditions de production que les réalisateurs, s’en distinguent dans leurs pratiques pas plus que dans leurs œuvres : elles n’échappent ni au nombrilisme du propos ni aux dérives comportementales. Sellier le souligne : « les femmes cinéastes ne sont pas spontanément féministes ni conscientes du système de domination qui imprègne notre culture ». Simplement, elles sont beaucoup moins nombreuses et disposent de budgets beaucoup moins importants. Elles sont donc beaucoup moins visibles.

Le cinéma « populaire » n’échappe évidemment pas aux normes de genre imposant, en nombre de rôles comme en complexité scénaristique, une grossière prime au masculin : bien peu de ces films passent victorieusement le test de Bechdel ! Quant aux questions sociétales, si elles y sont nettement plus présentes que dans les films « d’auteur » et que la « diversité » n’en est pas absente, le traitement qui en est fait « renforce les points aveugles de l’universalisme à la française en termes de genre, de classe et de race ».

Dans un tel paysage cinématographique, Sellier distingue cependant quelques lignes de force par lesquelles s’ouvrent des voies d’émancipation. Comme dans tous les domaines artistiques, des femmes en effet s’émancipent des normes en empruntant des chemins de traverse. Ainsi du film historique – genre déprécié où le cinéma d’auteur s’aventure peu – que s’approprient plusieurs réalisatrices pour rendre visibles la place et le rôle de femmes qui ont marqué l’histoire avant d’en être effacées : « Véra Belmont, Agnès Merlet, Diane Kurys, Patricia Mazuy » ont emprunté cette voie. Plus nombreuses sont celles qui revendiquent « de faire un cinéma à la fois ambitieux artistiquement et accessible au plus grand nombre » : « Tonie Marshall, Dominique Cabrera, Catherine Corsini, Anne Fontaine, Agnès Jaoui, Blandine Lenoir, Rebecca Zlotowski, Alice Winocour » se distinguent ainsi du modèle masculin en ne mettant pas leur « subjectivité aux postes de commande, mais [en se donnant pour objectif] de rendre compte de la complexité du monde avec un regard dont l’originalité ne soit pas un obstacle au partage. Moins de narcissisme, plus d’inclusion. » Un cinéma féminin « du milieu » titre Sellier en référence à Pascale Ferran alertant en 2006, avec le Club des 13, les pouvoirs publics sur les difficultés des films à moyen budget. Il aura fallu tout de même attendre les années 2000 pour voir émerger « une nouvelle génération aux accents féministes assumés » dès leur premier film pour « Virginie Despentes, Anne Villacèque, Lorraine Lévy, Stéphanie Murat, Julie Gavras, Maïwenn, Isabelle Czajka, Céline Sciamma, Juliette Garcias, Julie Lopes-Curval » (mais, parmi elles, seule Sciamma assume un tel positionnement sur la durée, ce qui revient encore à interroger les conditions de production) ou au fil d’une évolution bienvenue pour « Valérie Donzelli ou Justine Triet »… Il importe de les citer et il conviendra de poursuivre l’analyse avec les films de nouvelles venues : Alice Diop, Mona Achache, Kaouter Ben Hania, Lina Soualem… La mise en lumière des réalisatrices est indispensable. Mais il y a aussi urgence à reconsidérer l’organisation du secteur afin d’ouvrir sur d’autres imaginaires : « Le cinéma est un art collectif. Il est urgent de saisir cette réalité d’une façon qui stimule la créativité sur d’autres bases que celles de l’individualisme, de l’autoritarisme, de la prédation. »

Ce livre est une mine : il permet de découvrir des réalisatrices trop peu connues, il invite à renouveler notre regard aussi bien sur ce qu’on nous a vendu comme « chefs d’œuvre » que sur des films trop rapidement disparus, il informe sur la fabrique institutionnelle et économique du cinéma français, ceci expliquant cela ! Et, surtout, il confirme la nécessité de poursuivre les transformations engagées d’abord sous la pression du Collectif 50/50, aujourd’hui relayée par la commission d’enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans les secteurs artistiques et médiatiques, dont Judith Godrèche a obtenu la création à l’Assemblée nationale. Et si les spectateurices avaient aussi leur mot à dire pour appuyer ce mouvement ? Et si chacune et chacun exerçait son esprit critique « à partir d’un point de vue situé en termes de genre, de classe et de race », et non pas un accompagnement paresseux et complaisant des fantasmes de cinéastes intronisés « auteurs » ?

Ce livre nous éclaire le chemin à prendre, collectivement !

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Partager