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La trilogie du Bossu


Par Marc Gauchée / samedi 14 janvier 2023

Persistance et mutations cinématographiques du « couple incestueux »

Le Bossu s’inscrit dans le genre cinématographique des films de cape et d’épée. Il en possède d’ailleurs beaucoup des conventions : un héros en rupture avec la société de son époque qui a recours à un travestissement pour rétablir la justice mise à mal par des représentants du pouvoir, que le héros combat mais non le pouvoir lui-même. Car, dans Le Bossu comme dans les films de cape et d’épée, le pouvoir suprême, le roi – ou, ici, le régent – n’est jamais impliqué dans l’injustice qui a été commise à son insu.

Les trois adaptations cinématographiques du Bossu, la première réalisée par Jean Delannoy en 1944, la deuxième par André Hunebelle en 1960 et la troisième par Philippe de Broca en 1997, sont volontiers abordées par les critiques sous l’angle du genre « cape et épée », lors de leur rediffusion à la télévision. Mais aborder ces mêmes trois adaptations du Bossu sous l’angle du genre au sens anglais de gender, c’est-à-dire des rapports et des identités de sexe, permet de constater la permanence d’un schéma narratif fondé sur un « couple incestueux ».

La récurrence du « couple incestueux » dans le cinéma français des années 1930 a été mise en évidence par Ginette Vincendeau [1] : il consiste à mettre en scène de façon positive un homme d’âge mûr jetant son dévolu sur une très jeune femme. Il est au centre des adaptations du Bossu, d’après le roman de Paul Féval publié dans Le Siècle du 7 mai au 15 août 1857. Le roman raconte en effet l’histoire du chevalier Henri de Lagardère qui recueille Aurore tout bébé après l’assassinat de son père, Philippe de Nevers, par le traître Philippe de Gonzague. Il éduque Aurore, venge l’assassinat de son père, la rétablit dans ses droits... et l’épouse.
À travers ces trois versions, on verra comment est traitée l’histoire de ce « couple incestueux », car les adaptations successives ont procédé à des modifications plus ou moins conséquentes de ce schéma narratif où un père adoptif devient l’époux de sa fille.

L’adaptation de 1944 a été tournée juste avant la Libération mais s’inscrit pourtant en contrepoint des films de l’Occupation où « la valorisation de la faiblesse masculine [est] un véritable lieu commun » [2]. Lagardère est certes dévoué et maternant comme les autres pères de fiction de la période, mais il devient héroïque (c’est même un combattant de l’ombre !) et « incestueux ». Il assume donc tout le pouvoir patriarcal, sans l’aide ni l’appui des femmes...

L’adaptation de 1960 s’inscrit au cœur d’un véritable âge d’or du film de cape et d’épée en France qui commence avec Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque en 1952 et se termine avec Mon oncle Benjamin d’Édouard Molinaro en 1969. Ce genre serait même pour la France des Trente glorieuses ce que le western est pour les États-Unis : une revisitation de l’histoire et des grands mythes nationaux et une célébration du divertissement spectaculaire avec le Cinémascope.

Le choix de Philippe de Broca de tourner un « remake » du Bossu en 1997 est surprenant, compte tenu du changement des mœurs et du contexte de l’époque. L’inceste et la pédocriminalité sont alors l’objet de grandes affaires médiatisées qui soulèvent compassion, réprobation, voire indignation. En 1995, Christine Angot révèle l’inceste dont elle a été victime de la part de son père [3]. Et la Belgique est secouée par l’affaire du pédocriminel Marc Dutroux [4]. La version de 1997 développe donc une stratégie d’atténuation, d’ellipse et de détournement comme pour faire oublier le sujet d’un récit qu’il se garde cependant de bouleverser.

Le premier point commun entre ces trois versions est que leur casting assume le « couple incestueux » et amplifie même la différence d’âge des personnages. Le roman présente une moindre différence d’âge que tous les interprètes de ces films puisqu’au début du récit, Henri de Lagardère est un jeune chevalier de 18 ans quand il recueille Aurore et, à la fin du récit, cette dernière a 20 ans quand ils se marient. Mais, dans les films, l’écart d’âge entre les interprètes est de 29 ans en 1944 (avec Yvonne Gaudeau, 23 ans, et Pierre Blanchar, 52 ans) ; 23 ans en 1960 (avec Sabine Sesselman, 23 ans, et Jean Marais, 46 ans) et 25 ans en 1997 (avec Marie Gillain, 22 ans, et Daniel Auteuil, 47 ans). Notons aussi que les comédiennes ont un âge plus proche de celui de leur personnage que les comédiens, confirmant l’avantage offert à ces derniers de se voir offrir des rôles plus décorrélés avec leur âge réel.

La confusion des générations

Dans le roman de Paul Féval, la mère et la fille portent le même prénom (Aurore de Caylus et Aurore de Nevers). Cette homonymie facilite, pour Henri, le déplacement de l’amour de l’une vers l’amour de l’autre. Les adaptations cinématographiques font des choix différents. Les deux premières versions cinématographiques choisissent la même comédienne pour interpréter la mère et la fille : Aurore de Caylus et Claire de Nevers (Yvonne Gaudeau) en 1944 ; Isabelle de Caylus et Aurore de Nevers (Sabine Sesselman) en 1960. Mais l’identité des visages semble un simple héritage du roman, car dans ces deux versions l’attirance du chevalier de Lagardère pour la mère n’est pas explicite. La version de 1997 en revanche choisit à la fois des prénoms et des comédiennes différentes - Blanche de Caylus (Claire Nebout) et Aurore de Nevers (Marie Gillain) -, comme pour gommer que Lagardère avait d’abord été séduit par la mère avant de jeter son dévolu sur la fille.

De la mère à la fille

Seul le roman écrit au XIXe siècle assume explicitement et sans réserve le déplacement de l’amour de la mère sur la fille. Il décrit le héros comme « le beau Lagardère, le casseur de têtes, le bourreau des cœurs ». C’est donc dans l’œuvre de Paul Féval que le chevalier ayant aperçu Aurore, la mère, aux fêtes de Tarbes s’exclame : « Sur ma parole, elle est adorablement belle ! » et se dit aussitôt : « je veux consoler cette charmante recluse ».

C’est aussi dans le roman qu’Henri reconnaît des traits de la mère dans ceux de la fille : « il regardait la petite Aurore. Il n’osait pas l’embrasser. C’était un joli petit être, blanc et rose ; ses paupières fermées montraient déjà les longs cils de soie qu’elle héritait de sa mère ». Le transfert de désir semble donc commencer dès les premières années. Or, plus les versions du Bossu sont récentes, plus ce transfert s’effectue tardivement chez Lagardère ; en fait les adaptations successives vont développer le côté paternel d’Henri et déplacer sur la fille Claire-Aurore les initiatives de séduction, c’est-à-dire l’engagement du processus de transformation de l’amour d’un père pour sa fille en l’amour d’un mari pour son épouse.

Paternalisme et patriarcat

Henri de Lagardère doit protéger Claire-Aurore des tueurs de l’infâme Philippe de Gonzague. En conséquence, il l’isole du monde extérieur présenté comme un danger mortel. Cette « mission » sacrée que lui a confiée Philippe de Nevers en mourant se double d’une mission éducative puisque Claire-Aurore est recueillie par Lagardère alors qu’elle n’est qu’un bébé. Ces deux aspects font de Lagardère le seul horizon de la fillette puis de la femme, dans une vision à la fois paternaliste et patriarcale. D’ailleurs, dans le roman, Henri appelle à plusieurs reprises Aurore « mon œuvre ». Dans l’adaptation de 1944, l’autorité d’Henri est d’abord marquée par le jeu du tutoiement et du vouvoiement : Claire, même âgée de 18 ans, vouvoie Henri alors qu’il la tutoie. Cette autorité est aussi marquée par le fait que Claire est maintenue dans l’ignorance de sa naissance. Ainsi lorsqu’elle exprime sa crainte du bossu qu’elle a croisé dans la rue, Henri lui répond : « tu as confiance en moi ? Alors ne me pose plus de question ! »

Dans l’adaptation de 1960, une scène montre Henri faisant apprendre à Aurore alors âgée de 5 ans, les lettres de son prénom. La scène est directement inspirée du roman : « j’étais sur ses genoux. Il tenait le livre, j’avais à la main une paille, et je suivais chaque lettre en la nommant ». Cette « éducation », dans l’adaptation de 1960, maintient Aurore dans l’ignorance : âgée de 19 ans, elle se plaint de son existence de « prisonnière » à Paris et Henri lui répond, péremptoire : « l’âge des caprices est terminé ».

En 1997, en revanche, il n’est plus possible de montrer un homme d’âge mûr faisant l’éducation de sa fille adoptive avant de l’épouser. Philippe de Broca met donc en œuvre plusieurs déminages jusqu’à l’incohérence. D’abord, Philippe de Nevers est assassiné en croyant être le père d’un garçon, ce que croit également Henri qui découvre donc qu’il s’agit d’une fille quand il doit changer le bébé : « misère de misère, une fille ! Tout ce tintouin pour une drôlesse ! » Remarquons le choix du vocabulaire avec « drôlesse » qui, selon le dictionnaire de l’Académie française signifie, pour un enfant : « personne dont il faut surveiller la conduite ».

Ensuite, lorsqu’Aurore est toute jeune et qu’Henri se cache avec elle au sein d’une troupe de théâtre ambulant, il n’hésite pas à abandonner sa tentative de séduction d’une comédienne quand il entend Aurore pleurer : « elle a dû faire un mauvais rêve ». Henri sacrifie son désir pour privilégier l’attention et la tendresse d’un père, et Aurore l’appelle « papa ». Enfin, l’éducation d’Aurore par Henri est expédiée par quelques ellipses éloquentes : plusieurs scènes montrent Henri et Aurore assis à l’avant d’un des chariots de la troupe de théâtre ambulant. Dans la première scène Henri tient seul les rênes, puis dans la deuxième, Henri apprend à Aurore à guider les chevaux et, enfin dans la troisième, Aurore tient les rênes. À chaque fois, Aurore a grandi. En guise d’éducation, Henri apprend également à lire à Aurore dans un vieux manuel d’escrime, comme dans le roman. Mais, ce qui est impensable dans le roman, Henri finit par lui révéler le secret de la botte de Nevers qu’elle exécutera contre Philippe de Gonzague ! Et voilà Aurore qui sait mener un attelage et combattre à l’épée. Quel retournement ironique par rapport à la trame originelle, avec cette jeune femme ayant acquis les moyens de se déplacer et de se défendre... Le baiser final apparaît d’autant plus anachronique, bancal et provisoire qu’Aurore risque de se lasser bien vite de celui que Gérard Lefort qualifie de « bossu lourdaud » [5].

De la fille à la femme

La seule initiative de Claire-Aurore est de prendre conscience de son amour pour Henri et de l’exprimer au fur et à mesure qu’elle grandit. Non seulement cela évite à l’homme mûr de se poser des questions sur la nature de sa relation avec elle (puisqu’elle est amoureuse), mais cela montre que le destin d’une jeune fille est de se réaliser dans la dépendance d’un homme, sous son aile protectrice et exclusive. Henri n’a ainsi qu’à constater la beauté de la jeune fille et à lui révéler qu’il n’est pas son père. Dans le roman, sa tâche est facilitée parce qu’il est éloigné pour un temps de sa fille adoptive : Henri part deux ans à la poursuite des tueurs de Gonzague et quand il revient, il dit : « je ne pensais pas vous retrouver si belle », ce qui constitue un premier aveu amoureux.

Le roman contient un passage composé des écrits intimes d’Aurore. Même si elle note que « ceci n’est point pour lui. C’est la première chose que je fais qui ne lui soit point destinée », le seul sujet de ses écrits est Henri. Ce journal révèle à la fois la naissance de l’amour de la jeune fille pour « le plus beau, le plus brave, le plus loyal des hommes » et son entière soumission à Henri. En voici les étapes : « un jour, je le vis beau comme il est et comme je le vois depuis toujours » ; « il a été pour moi toute ma famille : mon père et ma mère à la fois » ; « moi, je n’ai point d’amie ; je suis seule, toute seule ; je n’ai que lui. Quand je le vois, je deviens muette » ; « je veux que vous soyez vous-même mon professeur, répondis-je, toujours, toujours ! » ; « quand Henri, mon ami, a parlé, c’est mon cœur qui obéit » ; « je suis à lui ; il m’a sauvée, il m’a faite. Sans lui, que serai-je ? Un peu de poussière au fond d’une pauvre petite tombe ».

En 1944, Jean Delannoy fait le choix de multiplier les initiatives de Claire prenant conscience de son attirance pour son père adoptif : c’est elle qui, devenue grande, se plaint qu’Henri n’est plus « comme avant », ne l’embrasse plus, qu’elle ne puisse plus dormir dans ses bras. De son côté, les gestes d’Henri restent discrets et à l’insu de Claire : quand ils bivouaquent à la belle étoile lors de leur retour d’Espagne, prévenant, il dispose une couverture sur Claire qui s’est endormie, comme un écho aux figures de pères maternant des films de l’Occupation.

Pourtant Henri lui confie à la fin qu’il l’aime depuis longtemps, depuis un certain dimanche à Grenade, pendant leur exil outre Pyrénées. Claire s’en souvient : « j’avais une robe rouge à fleurs et un chignon pour la première fois comme une grande » et Henri lui répond : « et la petite fille que j’avais toujours soignée maladroitement de tout mon cœur avait laissé la place à une autre, à une femme. » Miracle de la métamorphose féminine qui ferait donc oublier le caractère « incestueux » de l’amour d’Henri.

En 1960, c’est également Aurore qui exprime la première son attirance pour Henri quand, « à plus de 16 ans », elle se plaint et constate : « lui, il m’aime comme sa fille ». Et quand elle s’inquiète des fréquentations féminines d’Henri, ce dernier la renvoie à son statut de petite fille en marquant leur différence d’âge : « depuis quand les enfants bien élevés posent des questions indiscrètes aux grandes personnes ? »

En 1997, le changement d’attitude d’Aurore se fait au cours de deux scènes. Dans la première, encore ingénue, elle se baigne nue dans une rivière et trois hommes tentent de la violer, Henri intervient et les met hors d’état de nuire. C’est Henri qui est gêné, devant le spectacle du corps de femme de sa fille adoptive et renvoie la responsabilité de son trouble sur elle : « tu devrais avoir un minimum de pudeur, tu n’as plus dix ans ». Aurore lui répond naïvement qu’avec lui, ce n’est pas pareil parce qu’« un père n’est pas un homme ». La seconde scène inverse les rôles puisque Aurore sait désormais qu’Henri n’est pas son père, et se plaint : « tu joues tellement au père depuis que tu n’es plus mon papa. »

Pour légitimer une relation d’adultes épris l’un de l’autre, nos deux héros doivent encore évacuer le problème de la grande différence d’âge. Seuls le roman et la version de 1997 ont recours à une pirouette. En effet, la version de 1944 se contente d’évoquer le sujet. C’est ainsi qu’Aurore pleure quand Henri lui explique qu’à Paris, elle sera « libre » et pourra rencontrer des hommes de son âge. Le « père » s’interdit ainsi tout désir incestueux – du moins pour l’instant. Cette prudence - provisoire - du Bossu de Jean Delannoy s’explique par la période où de nombreux films présentaient sous un jour défavorable, voire ridicule, les pères incestueux du cinéma des années 1930 [6]. Dans la version de 1960, Henri n’évoque jamais son âge à lui. En revanche, il multiplie les répliques ramenant Aurore à sa condition de « petite fille » et s’abrite derrière le nécessaire consentement de sa mère.

Les pirouettes pour évacuer la différence d’âge

L’une des stratégies pour rendre acceptable la mutation relationnelle est d’atténuer la différence d’âge en rajeunissant le tuteur. Dans le roman, Henri évoque son âge quand Aurore commence à exprimer des sentiments amoureux à son égard. C’est elle qui rompt la fiction de leur lien parental : « moi, je ne pourrais être votre fille, Henri ». Mais c’est l’auteur qui, par une simple formule, évacue la question de l’âge : « Lagardère était jeune comme Aurore elle-même (sic), beau comme elle était belle (re-sic) ». Henri en est donc convaincu : « je suis jeune. Oh ! J’ai menti ! Je sens déborder en moi la jeunesse, la force, la vie » ; « mon cœur n’a que vingt ans » et tant pis pour ses artères.

Dans la préface qu’il signe lors de la réédition du roman en 1997 aux éditions du Rocher, Christian Gambotti, « agrégé de l’Université », note d’ailleurs que l’univers de la littérature populaire de Paul Féval « voit, en marge de la vie ordinaire, le triomphe du panache et de l’éternelle jeunesse ». Henri est donc un éternel jeune homme, seule Aurore vieillit. La version de 1997 fait le choix de la pirouette humoristique lors d’une conversation entre Aurore et Henri déguisé en bossu. Aurore confie au bossu qu’elle aime Lagardère et voudrait que soit changé « l’amour d’un père en amour d’un homme ». Le bossu énumère alors les obstacles à un tel changement : le passé de Lagardère et son âge, ce à quoi Aurore répond : « dans vingt ans, j’aurai son âge ! »

La mère donne sa caution à « l’inceste »

Pour rendre acceptable l’union entre l’homme « mûr » Lagardère et la « fraîche » Aurore, est requis l’accord de la mère de la jeune fille, sauf dans les versions de 1944 et 1997. Le dénouement de 1944 est la messe de mariage où retentissent des « Alléluia » et le dénouement de 1997 est l’échange d’un baiser immédiatement après le combat côte à côte du « couple incestueux » pour éliminer le traitre Philippe de Gonzague.

Dans le roman, la mère commence par se réjouir que Lagardère n’ait ni violé sa fille (!), ni tué Philippe de Nevers : « un homme qui a gardé si pur un cœur de vingt ans sous son toit ne peut être un assassin. » Puis, c’est la mère qui demande son accord au Régent pour que Lagardère épouse Aurore ; elle les appelle désormais : « mes enfants ! mes enfants ! »
Dans la version de 1960, Lagardère refuse de céder à l’amour d’Aurore tant qu’il n’a pas l’accord de sa mère... Ce que résume avec humour Passepoil, le valet de Lagardère : « la main d’une jeune fille se demande à son papa et comme il a juré à ton pauvre papa d’être un papa pour toi, il ne peut pas se demander ta main à lui-même. Et comme il ne sait pas ce que ta maman en pensera, il ne veut rien te dire avant que ta maman te dise qu’elle est d’accord ». Heureusement la mère permet le dénouement conjugal, Henri reçoit Aurore des mains de sa mère : « Dieu bénisse votre union »... et Lagardère et Aurore finissent joue contre joue face caméra. Mais ce que cet accord évacue, c’est l’idée d’une relation amoureuse entre la mère et Lagardère, c’est-à-dire entre adultes de la même génération.

Le Bossu, en roman et en films, montre toujours un homme d’âge mûr faisant l’éducation d’une fille innocente qu’il épouse quand elle est devenue femme. La nature incestueuse de ce sentiment est atténuée par l’histoire elle-même qui voit un bossu, barbon grotesque destiné à épouser sous contrainte une orpheline, se révéler être, finalement, un beau et courageux chevalier Lagardère, « simple » tuteur amoureux de sa pupille.

Même si, dans le roman du XIXe siècle, il est possible de voir, dans cette mutation relationnelle, « une valeur stratégique pour les champions de la lutte contre les préjugés tout en permettant de développer de subtiles analyses psychologiques » [7], l’histoire demeure traversée par l’idée de « péremption » physique des femmes. Henri signifie implicitement à la mère de l’enfant sa « péremption » au profit de sa fille (1857 et 1944) ; la mère accepte sa « péremption » soit en bénissant l’union de sa fille avec Henri (1944 et 1960), soit en sortant complètement du commerce amoureux pour vivre recluse (1997). En revanche, à chaque fois, la jeune femme finit dans les bras de l’homme mûr.

De 1944 à 1997, les adaptations cinématographiques ont reproduit le cliché d’une jeunesse conquérante masculine perdurant une fois l’âge venu et de son pouvoir de séduction sur une « oie blanche ». Ce n’est que sur ce dernier point que l’adaptation de 1997 apporte un changement en faisant de la jeune Aurore une escrimeuse confirmée, ironie ou second degré qui permet de « dépoussiérer » le récit du « couple incestueux ».

Il faut attendre l’adaptation télévisuelle [8] de 2003, Lagardère, réalisée par Henri Helman, pour que le dénouement soit changé et qu’Henri de Lagardère (Bruno Wolkowitch, 42 ans) épouse non pas Aurore de Nevers (Clio Baran, 19 ans) qu’il a éduquée mais sa mère, Inès de Caylus (Florence Pernel, 37 ans), comme si les scénaristes, Lorraine Lévy et Didier Lacoste, avaient intégré le principe suivant énoncé par Sabine Chalvon-Demersay [9] : « quand on est amené à élever un enfant qui n’est pas le sien, il est préférable de ne pas l’épouser ». Mais est-ce, en 2003, le dénouement qui est devenu problématique du point de vue de la morale avec l’extension du tabou de l’inceste à une relation élective ? Ou n’est-ce pas plutôt à cause du média qui porte la fiction, la télévision au lieu du cinéma ? Car c’est bien cette adaptation télévisuelle qui décline le thème de la paternité avec un Lagardère plus père qu’amant, un Lagardère qui affirme à Aurore : « je t’aime comme ma fille et seulement comme ma fille », bref « ce qu’il a perdu de panache, il l’a gagné en sens de ses responsabilités », car « il y avait dans le texte original quelque chose qui paraissait à l’ensemble des auteurs impossible à prendre en charge à la télévision à une heure de grande écoute » [10]

La prise en compte des évolutions sociétales et de l’environnement moral étendant le tabou de l’inceste aux relations entre un tuteur et sa pupille s’est traduit, en 2003, par ce changement de dénouement. L’adaptation a ainsi résolu la tension entre ce qui est acceptable pour la morale de l’époque et ce qui est vraisemblable pour le récit. L’évolution des normes parentales, sexuelles et conjugales rendait le dénouement du roman incompréhensible ou contradictoire avec les valeurs d’un héros chevaleresque. La télévision montre ainsi sa plus grande sensibilité que le cinéma aux enjeux sociaux de son temps.
Le média télévisuel, du fait de ses conditions de production et de financement, doit tenir compte de son public. Or, s’agissant de la fiction télévisée, ce public est majoritairement féminin. Il n’en est pas de même avec le cinéma qui reste largement dominé par les « auteurs » et financé par des mécanismes qui lui permettent d’échapper largement au verdict du public.

Il faut également noter que seule l’adaptation télévisuelle compte une femme parmi les scénaristes alors que les scénaristes des trois adaptations cinématographiques sont exclusivement masculins Les scénaristes de cinéma étaient : Bernard Zimmer en 1944 ; Jean Halain, Pierre Foucaud et André Hunebelle en 1960 ; Philippe de Broca, Jean Cosmos et Jérôme Tonnerre en 1997. Sur ce point aussi la télévision apparaît donc plus en phase avec la société Noël Burch et Geneviève Sellier, « Les femmes dans la fiction TV française, une histoire à éclipses », larevuedesmedias.ina.fr, 7 mars 2019.. Le libre consentement d’Aurore est devenu problématique, compte tenu notamment de la différence d’âge et de la relation d’emprise du père sur sa fille adoptive. Comme le constate Sabine Chalvon-Demersay, il y a un pouvoir anticipateur de la fiction qui décèle par avance les questions qui vont préoccuper la société entière et les scénaristes peuvent « cristalliser dans une histoire des sensibilités morales qui sont souvent à peine en gestation dans le monde social » .

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[1« Daddy’s Girls (Oedipal Narratives in 1930s French Films) », Iris, n°8, p70-81, 1988.

[2Noël Burch et Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français : 1930-1956, chapitre 9 : Hommes doux et nouveaux pères, p.155 et suiv., Nathan Université, 1996.

[3Le Cercle de minuit, 20 septembre 1995.

[4La marche blanche bruxelloise rassemble plusieurs centaines de milliers de personnes le 20 octobre 1996.

[5« Rendez nous Jean Marais, fringant Lagardère ! Un Bossu lourdaud. Le Bossu de Philippe de Broca », liberation.fr, 3 décembre 1997.

[6Noël Burch et Geneviève Sellier, chapitre 2 : « Les pères châtrés », op. cit.

[7Daniel Aranda, Quand tuteur et pupille deviennent un couple : une mutation relationnelle vue par la littérature, La revue internationale de l’éducation familiale, 1, n°25, 2009.

[8Sabine Chalvon-Demersay cite les deux autres adaptations qui ont précédé celle de 2003 : une série en 6 épisodes en 1967 et une pièce filmée en 1978 in Le troisième souffle. Parentés sexualités dans les adaptations télévisées, Presses de l’École des Mines, 2021.

[9Sabine Chalvon-Demersay, « Le deuxième souffle des adaptations », L’Homme, revue française d’anthropologie, n°175-176, éditions de l’EHESS, juillet-septembre 2005.

[10Sabine Chalvon-Demersay, Le troisième souffle, op. cit.