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ZeroZeroZero


>> Camille Beaujeault / vendredi 1er mai 2020

La prise de pouvoir de la femme blanche


Traditionnellement, le film de mafieux met plutôt en avant des personnages masculins. Or dans cette production, l’actrice Andrea Riseborough est en tête d’affiche.

« A la croisée du thriller géopolitique, de la série d’action, de la tragédie shakespearienne, ZeroZeroZero suit la trajectoire d’une charge de cocaïne entre l’Amérique et l’Europe. Une odyssée qui met en lumière tous les maillons de la filière : les cartels mexicains, la mafia calabraise et les intermédiaires américains. A travers les destins croisés de personnages avides – inspirés de véritables criminels – la série démontre brillamment avec quels mécanismes complexes l’économie souterraine intègre l’économie officielle [1]. » Gomorra, précédente collaboration entre Stefano Sollima et Roberto Saviano sur la mafia italienne s’ancrait dans un univers masculin ultra violent et se concentrait sur une seule zone géographique, Naples. En plaçant une femme en tête d’affiche, ZeroZeroZero innove sur deux points 1) la géographie 2) les dynamiques de genre [2].

Traditionnellement, le film de mafieux met plutôt en avant des personnages masculins. Or dans cette production, l’actrice Andrea Riseborough est en tête d’affiche, le premier nom cité au générique. L’importance du personnage, Emma Lynwood, est aussi marquée au niveau de la mise en scène : son apparition est retardée dans l’épisode 1 et elle occupe le dernier plan de la saison (épisode 8) [3]. Elle a un rôle central dans le récit. C’est en effet le seul personnage à maîtriser toutes les étapes du marché (commande, transport et dépôt), à voyager de par le monde pour suivre la livraison (Nouvelle-Orléans, Mali, Maroc, Italie, Mexique) et à rencontrer toutes les personnes impliquées. De fait, ses décisions et ses actes impactent le cours des événements. Je propose de mettre en lumière les dynamiques de genre dans leur articulation avec l’âge, la classe et l’origine ethnique.

Éventail de masculinités

Aux côtés d’Andrea Riseborough, quatre acteurs proposent un éventail de masculinités dominantes et dominées, selon leur identité générationnelle, sociale et géographique. Don Minu (Adriano Chiaramida) est le patriarche de la Ndrangheta, la mafia de Calabre. Il commande 5000 kg de cocaïne aux Américains pour pallier les difficultés de l’organisation (prologue, épisode 1). Don Minu appartient à l’organisation avec le rang le plus élevé, « Conte Ugolino [4] ». Il vit caché, à l’écart des liens sociaux et familiaux. Il bénéficie du droit de tuer un membre de sa famille. Car pour cet homme, les affaires passent avant tout. Ainsi dans la série, Don Minu tue son fils puis son petit-fils, coupables de trahison. Adriano Chiaramida incarne un vieillard marqué par le poids des années et les mutilations liées aux guerres internes à l’organisation. Toutefois, le charisme et l’ascendant psychologique de Don Minu lui permettent de survivre aux assauts des jeunes générations. Nous pouvons voir en lui une figure archaïque de patriarche qui dévore ses propres enfants, comme Cronos dans la mythologie grecque.

Celle-ci s’oppose à la figure de patriarche « moderne » incarnée par Edward Lynwood, interprété par Gabriel Byrne – seule star de la série. Edward Lynwood est armateur qui s’est enrichi grâce au trafic de la cocaïne. Intermédiaire entre les vendeurs et les acheteurs, ses bateaux transportent la drogue du Mexique en Italie. Il incarne une certaine forme de masculinité hégémonique [5] jusqu’à sa mort lors d’une rencontre avec les vendeurs mexicains à Monterrey (épisodes 1 et 2). Edward Lynwood est aussi une figure de « bon » père qui cherche à protéger ses enfants, en particulier son fils atteint d’un mal incurable. Son assassinat amène sa fille à prendre les rênes de l’entreprise en mettant en danger son frère. Ce choix narratif renforce son image de protecteur de la famille et l’idée que cette posture ne peut être tenue par une femme. Le style de jeu et la tenue vestimentaire de Gabriel Byrne renforcent son image d’homme moderne. Il mobilise tour à tour : le calme, l’autorité et la sympathie. Ses yeux bleu clair et son sourire apportent de la douceur à ses expressions. Son look est décontracté : chemise légèrement déboutonnée, surveste ouverte, chevalière, mèches rebelles qui lui tombent sur le front et lunettes de soleil posées sur le haut du crâne. Contrairement à Don Minu, Edward Lynwood n’est pas abîmé par les années. C’est un homme encore séduisant.

Manuel (Harold Torres) est un jeune soldat des Forces spéciales mexicaines qui combattent les cartels. Toutefois, les visées de Manuel sont différentes ; il aide les narcos à faire sortir la drogue du Mexique ou à la commercialiser dans les villes pour gagner de l’argent. Manuel gravit les échelons en instaurant un état de terreur autour de lui. Il élimine progressivement tous ses adversaires et prend la direction du cartel de Monterrey (épisode 8). Son ascension fait écho à la figure du narco célébrée dans la culture populaire mexicaine. Issu d’un milieu défavorisé, ce dernier incarne la revanche des faibles sur une élite blanche ou expatriée [6]. Toutefois, Manuel associe des éléments contradictoires : cruauté sans limite, culte évangélique, ainsi que dévotion pour une figure de mère. Dans de nombreuses séquences, il apparaît au milieu de fidèles, les yeux et les paumes de mains pointés vers le ciel. Lors de chaque tuerie, il écoute des textes religieux via un mp3, comme s’il se sentait investi d’une mission divine. Manuel est aussi amoureux de la femme de son coéquipier – assassiné par lui pour ne pas être découvert. Il l’aide financièrement, la « sort » et l’accompagne à l’accouchement. Cette relation platonique où il est doux, timide et souriant, contraste avec l’extrême violence qu’il instaure dans les rues de Monterrey. L’élément notable du jeu d’Harold Torres est son regard noir et impassible ressenti comme une menace pour ceux qui le croisent. Il y associe un corps musclé qui enchaîne les mouvements avec souplesse, calcul et maîtrise de soi.

Stefano (Giuseppe De Domenico) est le petit-fils de Don Minu à qui tout réussit, à première vue. Il est beau, jeune, riche, bon mari et bon père. Mais très vite le personnage s’avère plus ambiguë (épisode 1). Le besoin venger la mort de son père et le désir de prendre le pouvoir, de détrôner son grand-père vont le pousser à le trahir. Ce choix le mènera à sa perte. Stefano tente à deux reprises d’intercepter la cargaison (épisodes 2 et 7]). Toutefois, l’influence et l’étendue du pouvoir de Don Minu sont telles qu’il ne peut agir sans être découvert. Il est assassiné par le vieil homme au dernier épisode. Giuseppe De Domenico a deux visages : épanoui et bienveillant, nerveux et fataliste. Au fil des épisodes, le charme de l’acteur est mis à mal : visage cerné et blessé, cheveux décoiffés et gras, vêtements sales et déchirés. Ces changements font écho à la déchéance du personnage tour à tour battu et séquestré par ses anciens alliés.

Enfin, Chris (Dane DeHaan), le frère d’Emma, est la caution attendrissante de la série. En plus de sa bouille d’ado et son look « cool attitude » (casquette en arrière, cheveux mi-longs décoiffés, chemise hawaïenne, pantalon ample et léger, sandales), le personnage est foncièrement gentil, bienveillant et à l’écoute de son entourage, proche ou non. Chris est aussi atteint d’un mal incurable qui le condamne à mourir jeune, la maladie d’Huntington. De nombreux procédés de mise en scène suscitent l’empathie du spectateur : gros plans, récurrence des scènes de spasme où il prend conscience de son état qui se dégrade, plans subjectifs du personnage, etc. Malade et donc considéré comme faible par son père, il est d’abord exclu des affaires familiales. Toutefois, à la mort du père, Emma décide de l’associer. Elle le charge d’accompagner la cargaison en Europe sur un cargo. Mais Chris sera assassiné avant l’arrivée de la cocaïne en Italie (épisode 7).

Ces divers types de masculinités s’articulent selon des dynamiques générationnelle, sociale et ethnique. Ainsi s’instaurent des rapports de domination/subordination et complicité, puis de marginalisation et d’autorité [7]. Edward Lynwood incarne la masculinité hégémonique [8] et ces activités sont cautionnées par le pouvoir institutionnel. Face à lui, Manuel propose un modèle dominant : ascension sociale, richesse, force physique. Toutefois, son identité ethnique et l’usage de la violence pour s’en sortir le construisent aussi comme une figure marginale. Don Minu expose lui aussi une masculinité dominante par son autorité intellectuelle et sa richesse. Cependant, ces activités sont perçues comme criminelles par le pouvoir institutionnel. Contrairement à Edward Lynwood, il tend donc lui aussi à la marginalisation. Enfin, Chris est issu de famille aisée et a accès au patrimoine. Néanmoins, exclu des affaires du fait de sa maladie, il incarne une masculinité subordonnée.

Intruse aux yeux des Italiens et Mexicains (épisodes 1 et 2), Emma s’impose peu à peu comme incontournable au bon fonctionnement de leurs échanges. De fait, les personnages masculins n’existent plus qu’en relation avec le personnage féminin. Celle-ci intègre de nombreuses caractéristiques d’un pouvoir hégémonique.

Personnage féminin unique : enjeux relationnels

Emma Lynwood est une jeune héritière américaine. Elle reprend l’affaire familiale à la mort de son père. C’est une femme forte qui négocie, dirige et évolue dans des espaces traditionnellement masculins (la zone portuaire). Elle est convaincante et douée en affaires face aux narcos mexicains. Elle ne se laisse pas intimider par les mafieux italiens qui la menacent et la frappent afin qu’elle ne livre pas la cocaïne. Dans ZeroZeroZero, Andrea Riseborough arbore un physique androgyne : cheveux courts, silhouette longiligne (ni fesses, ni hanche, ni seins), style vestimentaire « casual chic » et unisexe. Le costume et l’absence de maquillage renforcent l’image d’une femme froide et rationnelle. Pour ce faire, l’actrice montre un visage impassible durant les huit épisodes (exception pour les scènes de complicité avec son frère). La blondeur oxygénée de ses cheveux raides coiffés en arrière est dépourvue de l’attrait érotique traditionnellement associé à cette couleur, à l’instar de Marilyn Monroe.

Le personnage d’Emma Lynwood remet en cause la légitimité des rapports traditionnels de domination genrée. Premièrement, en reprenant l’affaire familiale, elle bouleverse les mécanismes d’héritage ainsi que les rapports de pouvoir et de production qui leur sont associés. Ses traits psychologiques diffèrent de ceux de son frère : elle est directive, active, énergique et sans empathie. Chris est bienveillant et « cool ». Il ne s’oppose que très rarement aux décisions de sa sœur et lorsqu’il le fait, cela tourne mal (épisode 4). Ce personnage agit donc plutôt comme complice et faire-valoir du personnage féminin. Deuxièmement, les personnages masculins principaux ne se rencontrent pas, c’est Emma qui fait le lien entre eux, d’un bout du monde à l’autre : les vendeurs mexicains ne rencontrent jamais les acheteurs italiens. Toutes les informations transitent par les intermédiaires américains. Edward Lynwood mort et Chris ignorant des affaires, Emma est donc le point de convergence des divers enjeux de pouvoir et domination économique. Troisièmement, elle impose ses conditions à tous. Elle fixe le prix du bateau à la Nouvelle-Orléans (épisode 1). Elle exige des tarifs et des délais auprès des narcos (épisodes 2, 8). Elle donne le numéro du container à Don Minu en échange du meurtre de Stefano (épisode 8) – pour se venger de ce dernier qui a tué son frère. Quatrièmement, face aux trafiquants mexicains et italiens qui ont des pratiques archaïques, ses méthodes de transactions sont modernes : l’argent ne circule plus dans des sacs de sport mais par jetons électroniques (épisodes 1, 2 et 8).

Cette figure féminine émerge dans un contexte de « crise de la masculinité ».

La mondialisation des échanges engendre des transformations au sein des dynamiques de genre. Les femmes occidentales revendiquent leur émancipation, l’accès aux postes de pouvoir et leur part des richesses, ce qui ne remet pas en cause la suprématie blanche et occidentale. Nous pouvons en effet regretter que Roberto Saviano et Stefano Sollima n’aient pas inclus – dans les rôles importants – des personnages féminins forts chez les Mexicains et les Italiens. Pourtant, dans une interview pour Clique (mars 2020), Roberto Saviano répond à la question : « Quelle est la place des femmes [dans ce système] ? » en témoignant de leur « rôle central » : « Dans les organisations calabraises, les femmes ont un rôle particulier. Elles ne sont pas des cheffes de manière explicite mais elles gèrent le code, la racine criminelle. Dans le monde mexicain, elles ont aussi un rôle militaire. »

Or la représentation des Italiennes et Mexicaines dans la série est systématiquement dévalorisante. On voit brièvement les femmes exploitées pour le traitement de la poudre blanche – séquences voyeuristes où des jeunes hispaniques en sous-vêtements font de la figuration. D’autre part, les épouses des trafiquants, Lucia, femme de Stefano et mère d’un jeune garçon, est aveuglément soumise à son mari. La femme enceinte du soldat mexicain assassiné (son prénom n’est jamais indiqué), qui devient la compagne de Manuel, se laisse séduire par celui qu’elle ignore être l’assassin de son mari. Source du désir de Manuel, son corps enceint est objectivé par la mise en scène. Contrairement à Emma, ces deux femmes arborent des cheveux longs détachés et des formes plantureuses, caractéristiques de la féminité traditionnelle. Elles sont exclusivement définies comme le « repos du guerrier » – tandis qu’Emma dit n’avoir jamais passé de nuit qu’avec son frère et son père (épisode 2). Cette absence d’activité amoureuse et sexuelle chez Emma suggère que le pouvoir ne peut être exercé par une femme que si celle-ci renonce à toute affectivité et à toute activité sexuelle. Pourquoi ne pas avoir donné plus de contenance au personnage de la veuve calabraise qui gère le code ? En effet, celle par qui transite les messages de Stefano et Lucia pour Don Minu n’apparaît que dans deux brèves scènes où elle est muette (épisodes 7 et 8).

Contrairement à l’héroïne et aux deux personnages féminins cités précédemment, cette femme est âgée. Seules les femmes jeunes sont mises en valeur, dans la plus pure tradition hollywoodienne. Ce choix esthétique et non réaliste conforte encore une fois la vision occidentale masculine dominante.

Pour conclure, ZeroZeroZero est donc une série innovante parmi les fictions sur la mafia, par le rôle central qu’elle donne à une femme, ce qui bouleverse les dynamiques de genre. Toutefois sa singularité est construite au détriment des autres personnages féminins, italiens et mexicains, qui lui servent de repoussoir. Blanche, riche et américaine, Emma Lynwood conforte donc finalement les mécanismes de domination de classe et de race. Par contraste, Narcos : Mexico (saison 2, 2018) présente des figures de femmes mexicaines importantes et valorisées.


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[1Éléonore Collin, Télérama, n°3661, 11/03/2020

[2Zerozerozero est l’adaptation du roman de Roberto Saviano, Extra pure : Voyage dans l’économie de la cocaïne (2014)

[3Selon Stefano Sollima : « L’histoire a été conçue comme une histoire fermée. Si nous devions imaginer une saison 2, ce serait certainement un voyage avec d’autres personnages, peut-être à une autre époque. » (https://www.mouv.fr/cine-series/zerozerozero-y-aura-t-il-une-suite-la-saison-1-359216)

[4Dans une interview pour l’émission Clique (mars 2020), Roberto Saviano expose les différents rangs de la Ndrangheta : société mineure et société majeure, le Conte Ugolino est le plus élevé de cette dernière.

[5Au sens au l’entend Raewyn Connell : position sociale de leadership, réussite entrepreneuriale, richesse, autorité effective, influence stratégique etc. (Masculinités, enjeux sociaux de l’hégémonie, éd. Amsterdam, Paris, 2014).

[6Ce personnage rappelle la figure emblématique d’El Chapo Guzman aussi surnommé « El Rapido ». Créateur et leader d’une unité d’élite, ce dernier a instauré dans les années 1990 un état de terreur localisée. Il extorquait de manière rigoureuse et systématique ses collaborateurs. Il filmait et diffusait les vidéos de torture ou de meurtre de ceux qui lui résistaient.

[7R. Connell, Masculinités... op. cit.

[8voir note 4.