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Jane Campion

The Power of the Dog


Par Hilary Radner / samedi 4 décembre 2021

Jane Campion face aux cow-boys


« Je pense que les filles s’en sortent très bien », déclare Jane Campion. « Je dis cela d’une manière humoristique », poursuit-elle, faisant référence aux statistiques qui montrent que les changements se font encore trop lentement. « La grande perte pour tout le monde est qu’il n’y a pas assez de voix féminines ».
Guardian 2 septembre 2021

Je suis assise dans le Regent Theatre de Dunedin, en Nouvelle-Zélande, à quelques rues de la gare où Jane Campion a tourné une scène du film que je m’apprête à voir, The Power of the Dog (2021). The Regent Theatre, une grande salle de spectacle datant de 1928, rappelle de façon palpable le passé du cinéma en tant qu’« œil du siècle » , selon les termes de l’historien Francesco Casetti. Le film de Campion lui-même se déroule en 1925. On peut imaginer que ses personnages se seraient rendus dans des salles similaires dans le Montana, où se passe l’histoire – et qu’à l’autre bout du monde, le public néo-zélandais aurait découvert les cow-boys grâce à des films comme The Broncho Kid (Le Broncho Kid, Mack V. Wright, 1920) ou The Last Outlaw (Au service de la loi, Arthur Rosson, 1927) avec Gary Cooper. L’historien Thomas Schatz affirme qu’à une époque où les films hollywoodiens occupaient une grande partie des écrans du monde, « de l’ère du muet aux années 1950 », le western constituait « près d’un cinquième de tous les longs métrages produits par les studios ».

The Power of the Dog jette un regard critique sur l’histoire, le genre et le cinéma lui-même à son apogée -– tout comme je l’ai fait, assise dans l’une des dernières salles à grand spectacle néo-zélandaises encore en activité. Campion a adapté le roman du même nom de Thomas Savage (Le Pouvoir du chien, Gallmeister, 2019). Né en 1915, l’auteur a passé la majeure partie de son enfance dans un ranch de bétail du comté de Beaverhead, dans le Montana, ce qui lui a permis d’acquérir une expérience directe de la culture sur laquelle il écrit. Le livre a été initialement publié en 1967, à une époque où les écrivains américains réexaminaient activement leurs mythes nationaux, à travers des ouvrages universitaires comme Virgin Land (1950) de Henry Nash Smith et The Machine in the Garden (1964) de Leo Marx, et plus tard Regeneration through Violence de Richard Slotkin (1973).

Les romans et les films écrits au cours de ces décennies ont reflété ces changements importants dans les attitudes culturelles : des films comme The Hud (Le Plus Sauvage d’entre nous, Martin Ritt, 1963), basé sur le roman de Larry McMurty, Horseman, Pass By (1961), ont inauguré une nouvelle déclinaison du genre, le western révisionniste. La Nouvelle-Zélande a elle-même produit ses propres westerns révisionnistes, le plus récent étant Good for Nothing (Mike Wallis, 2012, inédit en France), une interrogation humoristique sur les stéréotypes de la masculinité conventionnelle. Le réalisateur Mike Wallis a choisi l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande comme le paysage le plus approprié pour situer son récit. Il explique : « Je pense que la culture de l’homme du Sud en Nouvelle-Zélande est très similaire à celle du cow-boy de l’Ouest. C’est la tradition d’un homme de la terre avec peu de mots ou d’émotions exprimées ».

J’ai souffert, assise sur mon siège rouge en peluche, pendant une longue et maladroite introduction par l’actuel maire de Dunedin, anticipant une cacophonie d’accents plus ou moins américains – des figures locales remplaçant les figures de l’histoire américaine, y compris les Pasifika et les Māori à la place des Indiens d’Amérique – les pics majestueux du Montana remplacés par les collines arides et les chaînes déchiquetées du Central Otago.

La féministe en moi n’a pu contrôler sa déception de voir que Jane, « une femme non-conformiste surtout connue pour ses films sur des femmes non-conformistes, dont le style varie du lyrisme à la fantaisie surréaliste », selon The Telegraph [1], et considérée par la féministe américaine Kathleen McHugh [2], comme « la réalisatrice la plus célèbre ou la plus accomplie de [sa] génération... au-delà de son identité nationale », avait décidé de revenir au grand écran après une pause de douze ans avec un sujet aussi typiquement national et masculiniste : le cow-boy. Pourtant, comme le souligne Wallis, la version néo-zélandaise du cow-boy, « l’homme seul » ou « l’homme du Sud », reste bien vivante dans l’île du Sud, où Campion a également choisi de tourner son film – comme la musique country et la peinture de l’Ouest. Le fait que Campion ait choisi une femme comme directrice de la photographie, Ari Wegner, la première depuis sa collaboration avec Sally Bongers sur Sweetie (1989), également créditée comme directrice de la photographie sur A Girl’s Own Story (1984) et Peel (1986), n’a guère contribué à apaiser mon malaise.

Une grande partie du succès initial de Campion, qui s’est traduit par son inclusion répétée dans les programmes d’études cinématographiques, provient du fait qu’elle semble répondre à la question « Que se passe-t-il quand une femme regarde ? ». C’est une question qui se pose face à la conviction dominante, chez les femmes du moins, que le « regard » – en particulier le « regard caméra » – est masculin. Dans son film le plus connu, The Piano (La Leçon de piano, 1993), Campion est réputée pour avoir exploré un regard féminin érotiquement chargé, celui d’Ada (Holly Hunter) sur l’improbable Harvey Keitel dans le rôle de George Baines. Si The Piano peut sembler presque pudique par rapport aux excursions dans l’érotisme féminin comme Fifty Shades of Grey (Cinquante nuances de Grey, Sam Taylor-Johnson, 2015) et ses suites, il dépasse ces productions à vocation plus commerciale en s’assurant une place parmi un groupe restreint de films d’art intemporels et respectés.

La conclusion de ses séries télévisées à succès Top of the Lake (2013) et Top of the Lake : China Girl (2017) ont suggéré une certaine évolution de la position cinématographique de la cinéaste. Jusqu’à présent, les films de Campion offraient des résolutions dans lesquelles ses personnages semblaient avoir renoncé aux rapports érotiques (Janet Frame incarnée par Genevieve Lemon dans An Angel at My Table/Un ange à ma table, 1990) ou bien avoir durement acquis un sentiment de paix, en renonçant à l’exaltation romantique. À la fin de The Piano, le personnage central, Ada, sa fille (Anna Paquin) et son amant George, échappent au mari violent et s’installent à Nelson (une ville située au nord de l’île du Sud). Ada confie aux spectateurs en voix off qu’elle ne peut plus jouer du piano comme avant, mais qu’elle a retrouvé la parole.

Campion elle-même avait fait pression pour une autre fin, où Ada se noyait au fond de la mer alors qu’elle se rendait à l’Île du Sud. Le producteur du film l’a persuadée d’inventer une conclusion plus heureuse et porteuse d’espoir. Nous devons supposer que Campion, compte tenu de son intégrité en tant que réalisatrice, a finalement accepté. De même, la conclusion de In the Cut (2003) permet à l’héroïne d’échapper aux intentions meurtrières du tueur en série qui la traque, contrairement au roman dont le film s’inspire, dans lequel l’héroïne raconte sa propre mort dans les dernières pages.

La première saison de Top of the Lake offre au spectateur une conclusion relativement optimiste, dans laquelle l’héroïne retrouve son petit ami du lycée, après avoir accepté la mort de sa mère ; cependant, avec l’ouverture de la deuxième saison, nous retrouvons l’héroïne seule, confrontée à l’existence de sa fille (conséquence d’un viol) qu’elle a fait adopter et qui, quatre ans auparavant, avait tenté de la contacter. Contrairement à ces projets précédents, la conclusion de la deuxième saison réaffirme l’impossibilité d’une fin hétérosexuelle. L’espoir réside dans la fille, et dans une possible relation avec elle. Pouvons-nous en conclure que Campion tourne le dos à l’hétérosexualité pour une femme qui se retrouve seule ?

En tant que féministe qui suit la carrière de Campion depuis maintenant près de trente ans, je me suis demandé, alors que j’étais assise dans The Regent Theatre, ce que l’adaptation d’un roman sur les cow-boys américains pouvait ajouter à cette saga de l’hétérosexualité défaillante ? En quittant la salle après avoir vu le film, je n’ai pu formuler qu’une réponse partielle : dans ce film, j’ai senti que Campion dépassait les concepts binaires du genre pour explorer une définition plus fluide de l’identité et du désir sexuels, sans pour autant arriver à une nouvelle destination.

Le roman de Savage, The Power of the Dog et un autre roman ultérieur, I Heard My Sister Speak My Name, 1977 (réédité sous le titre The Sheep Queen, 2001, en français La Reine de l’Idaho, 2003), suggère un circuit très compliqué de désirs au cœur de l’identité du romancier, ce que Sigmund Freud appelle un « roman familial ». Ces romans proposent ce que les théoriciens de l’attachement aiment appeler une famille enchevêtrée, marquée par l’inversion générationnelle et par la parentification en série des enfants – non pas comme un système statique, mais comme une imbrication dynamique dans laquelle les relations sont en perpétuel changement. La propre famille de Campion, qui comprenait une demi-sœur découverte tardivement, une expérience qu’elle a en commun avec Savage, reflétait un ensemble similaire d’alliances dysfonctionnelles qui perturbaient toute identification genrée stable. Le “ cow-boy” de The Power of the Dog, Phil Burbank (interprété par Benedict Cumberbatch), occupe ce genre de position dans la famille Burbank qui possède le ranch de bétail du Montana où se déroule cette tragédie d’amour et de trahison. C’est Phil qui est au centre du film.

Cumberbatch, acteur à la réputation et à la stature plus modeste que les grandes stars du western comme John Wayne et Clint Eastwood, n’était pas un candidat évident pour le rôle, dans lequel il était appelé à incarner une certaine image de l’homme de l’Ouest, acquise par Phil dans le roman sous la tutelle d’un vacher plus âgé appelé Bronco Henry (peut-être aussi, dans le fantasme, sinon dans la réalité, l’amant de Phil). Cumberbatch témoigne en effet à plusieurs reprises du défi que représentait la préparation du rôle – apprendre à monter à cheval, à tresser du cuir brut, à attacher du bétail, « toutes des compétences nouvelles » pour cet acteur. Vanity Fair nous raconte : « Pour jouer ce monstre complexe et dominateur, Cumberbatch s’est concentré sur la dimension physique du rôle comme jamais auparavant, apprenant à monter à cheval, travaillant avec des animaux, incarnant pleinement la domination viscérale de Phil sur son environnement. » Mais c’est précisément la difficulté que Cumberbatch a rencontrée qui lui a permis d’interpréter ce rôle de manière convaincante. Phil lui-même, tant dans le roman que dans le film, souligne l’effort nécessaire pour répondre aux normes fixées par Bronco Henry, la lutte inhérente au fait « d’être un homme » comme un état qui doit être continuellement « travaillé », qui ne vient pas naturellement, comme, d’ailleurs, c’est le cas pour Cumberbatch.

Le drame qui se joue dans le film, principalement entre Phil et un jeune homme, Peter (Kodi Smit-McPhee), dont la mère (Kirsten Dunst) a épousé le frère de Phil, George (Jesse Plemons), prend une tournure tragique précisément parce que la cruauté impitoyable des personnages leur est imposée par le système familial dans lequel ils sont pris. Ce « roman familial » leur impose un ensemble de normes auxquelles ils s’efforcent de se conformer, déclenchant une myriade de désirs contradictoires et d’identités successives.

Dans The Power of the Dog, Campion va donc au-delà du genre pour explorer une compréhension de l’identité et du désir qui échappe au binarisme. Les sentiments des personnages de ce film sont complexes, infléchis par le jeu dynamique inhérent au roman familial déformé dans lequel ils se trouvent pris. Campion elle-même indique qu’elle s’est identifiée très fortement à Phil : « Je me suis rapprochée de Phil d’une manière qui m’a rendue très, très confiante dans le fait que je pouvais le sentir et l’aimer. J’ai aimé sa saleté. J’ai aimé ce qu’il était vraiment. » (entretien avec Vanity Fair)


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[1Benji Wilson, “Jane Campion Interview for Top of the Lake,” telegraph.co.uk, 13 juillet 2013.

[2Kathleen McHugh, “The World and the Soup : Historicizing Media Feminisms in Transnational Contexts.” Camera Obscura : 24.3 (2009).