____
J’avoue être sortie exaspérée de la projection de The Brutalist, tellement le film me semble cumuler tous les ingrédients du « chef-d’œuvre » autoproclamé : une longueur démesurée – avec un entracte obligatoire de 10 mn, comme si le public devait digérer l’entrée avant de passer au plat principal ! –, un héros hors normes – à son génie d’architecte, le réalisateur a ajouté la Shoah pour faire bonne mesure – incarné par Adrien Brody, un acteur d’une laideur « intéressante » définitivement associé à l’extermination des Juifs d’Europe depuis Le Pianiste (Polanski 2003), une entreprise semée d’obstacles (la construction d’un mémorial) qui semble le miroir grossissant de la production du film, jusqu’à la consécration finale à la Biennale de Venise (c’est sans doute un destin équivalent que le réalisateur Brady Corbet anticipe pour son film), une musique dissonante et tonitruante, un filmage qui combine les plans obscurs et les contre-plongées vertigineuses sur « l’œuvre »… et j’en passe !
La première partie met en place le statut d’artiste maudit et de victime de l’Histoire du protagoniste Laszlo Toth : architecte juif hongrois formé au Bauhaus (avec le prestige attaché à ce mouvement), rescapé des camps d’extermination nazis, immigré aux Etats-Unis, son cousin va l’exploiter dans sa petite entreprise de meubles. Sollicité pour créer une bibliothèque pour un riche industriel, Van Buren (Guy Pearce), il est brutalisé par celui-ci, expulsé par le cousin jaloux, réduit à pelleter du charbon – métaphore assez convenue de l’enfer sur terre – avec un copain afro-américain (Isaach de Bankolé) qui lui procure de la drogue (cette fraternité étant évidemment destinée à valoriser le personnage, en dépit de la vraisemblance historique) ; il est « sauvé » in extremis par le même Van Buren qui décide de devenir son mécène, après avoir appris sa célébrité en Europe avant-guerre. Désormais hébergé sur la propriété du riche homme d’affaires, il est sommé de concevoir un monument en hommage à la mère adorée de celui-ci, récemment décédée. On a droit à une scène de conversation interminable où Van Buren raconte à Toth l’histoire de sa mère, reniée par sa famille, mère courage qui a élevé seule son fils. Il est lui-même le père célibataire (la mère est partie) de deux jumeaux, garçon et fille, jeunes adultes qui vivent sous le toit du patriarche.
La seconde partie du film, après l’entracte, est consacrée à la construction du monument sur un promontoire attenant à la résidence de Van Buren.
Michel Guerrin, chroniqueur culturel au Mondea bien résumé l’esprit du film :
« un génie incompris, torturé, drogué, arrogant, visionnaire, travaillant seul contre le reste du monde, hors du temps, assimilant le moindre compromis à une compromission. La commande est pour lui de l’ordre de la transcendance. Il a peu d’attention pour celles et ceux qui vont « habiter » ou animer son bâtiment – pardon, son œuvre. Du reste, la forme qu’il lui donne renvoie à son douloureux passé, et non à son usage futur – entre centre culturel, salle de sport et lieu de recueillement. » Guerrin indique aussi l’héritage dans lequel il se place : « La représentation de l’architecte en génie romantique ne cesse d’être reproduite depuis le film Le Rebelle, de King Vidor, en 1949, adapté du roman La Source vive (1943) de la libertarienne Ayn Rand. Gary Cooper y incarne la modernité, seul contre tous, estimant que son intégrité d’artiste est plus importante que l’usage d’un bâtiment, allant jusqu’à détruire à la dynamite des logements pour pauvres au motif qu’on y a ajouté sans son consentement des balcons. »
Les relents fascisants du film de King Vidor ne sont plus à démontrer. Mais Brady Corbet a cyniquement recouvert son personnage de démiurge du masque victimaire de rescapé des camps, qui semble fonctionner très efficacement auprès d’une partie de la critique. Si le brutalisme de l’édifice est habité par l’expérience concentrationnaire de son auteur torturé, au nom de quoi pourrions-nous en dénoncer l’esthétique ? Rappelons que cette esthétique moderniste issue du Bauhaus en réaction contre l’esthétique « Beaux-Arts », et dont se réclamait entre autres Le Corbusier, a connu son heure de gloire après-guerre, et a fait l’objet récemment d’une attaque en règle de la part de Donald Trump.
Je voudrais m’arrêter sur le personnage de l’épouse du protagoniste, Erzébet, incarnée par Felicity Jones. Dans la première partie, elle est une absence douloureuse pour notre héros : elle-même rescapée de Dachau, elle n’est pas encore parvenue à rejoindre son époux, et c’est grâce à l’entregent du milliardaire qu’elle parviendra enfin à immigrer aux Etats-Unis, accompagnée de sa nièce Zsofia. Dans la seconde partie, son arrivée à la gare de Chicago est dramatisée par la découverte que fait son mari qu’elle est en chaise roulante, conséquence de son séjour à Dachau. Elle sera donc pour le héros à la fois une conscience, un soutien et une souffrance. Sa silhouette frêle et empêchée traverse cette seconde partie, à la fois Cassandre et Mater dolorosa. Les scènes de sexe (il y en a plusieurs…) sont marquées du sceau de la frustration et de la douleur. Je ne peux m’empêcher d’y voir une instrumentalisation du personnage féminin au service de la thèse du film : pour le génie, la vie n’est que torture ! Si jamais on avait un doute, le viol de l’architecte par son mécène dans les carrières de Carrare (très arbitraire du point de vue du scénario) vient confirmer le long chemin de croix qu’est sa vie. Lui-même apparaît dans l’épilogue, aphasique et en chaise roulante à son tour, pour assister à sa consécration. Le prix à payer pour le génie est très élevé !