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Céline Sciamma / 2019

Portrait de la jeune fille en feu


>> Jeanne Frommer / vendredi 20 septembre 2019


Présenté en mai lors du dernier Festival de Cannes, dans une sélection, comme toujours, majoritairement masculine, le nouveau film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, apparaît comme un film essentiel.

En 1770, Marianne, peintre, doit réaliser le portrait de mariage d’Héloïse, une jeune femme qui vient de sortir du couvent. Héloïse résiste à son destin d’épouse en refusant de poser. Marianne va devoir la peindre en secret. Introduite auprès d’elle en tant que dame de compagnie, elle la regarde.

Jeux de regards, je te regarde

Tout se joue dans le film autour du regard. Celui de l’artiste sur son modèle, de la femme sur la femme aimée, regards en cachette, regards échangés, regard de la réalisatrice sur ses actrices, sur la passion, sur l’acte de création mais aussi sur la place des femmes dans l’Histoire, dans l’histoire de l’art, dans les sciences… Céline Sciamma nous offre ici son female gaze [1], une vision bienvenue et rafraîchissante sur nos écrans encore envahis de visions masculines et stéréotypées des femmes et du genre. Pour une fois, une femme modèle est dans une position active. Elle n’est pas inerte, passive ou même lascive, comme elle est souvent représentée à travers un regard masculin. De plus, la représentation pudique de la relation amoureuse n’enlève rien à son intensité et à la douleur de la séparation. On se souvient d’un exemple inverse chez Abdellatif Kechiche, dans La Vie d’Adèle, dont les scènes de sexe ressemblaient plus à la projection d’un fantasme fétichiste d’homme hétérosexuel autour des relations sexuelles lesbiennes qu’à des scènes d’amour réalistes et émouvantes au service du récit. Un film que Céline Sciamma n’oppose pourtant pas au sien et apprécie, comme elle le confiait récemment à SoFilm : « On peut absolument aimer les deux. […] Moi j’aime La Vie d’Adèle par exemple, et je trouve que les scènes de sexe correspondent parfaitement au projet de Kechiche : parler de son rapport à ses actrices, des rapports de ses actrices entre elles. C’est passionnant à condition d’être actif – c’est essentiel devant les films de Kechiche. Être moins dans le jugement de base et avoir le courage de questionner son regard – le nôtre, et celui du cinéaste  ». Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de filmer un sujet. Le male gaze n’est pas ontologiquement mauvais. C’est sa généralisation comme unique regard « normal » qui doit être mis en cause, ce que fait notamment Céline Sciamma dans son film.

Faire advenir les femmes dans l’histoire

La réalisatrice reprend le schéma classique de l’artiste et son modèle mais ici le modèle et l’artiste sont toutes les deux des femmes alors que le schéma traditionnel représente le plus souvent un artiste masculin et un modèle féminin. La volonté de Sciamma est ainsi de remettre les femmes au cœur de l’Histoire et de l’histoire de l’art. On oublie trop que les femmes ont toujours été artistes, peintres, écrivaines, musiciennes. Céline Sciamma ne fantasme pas le passé, elle ne fait que « réhabiliter un sujet méconnu : il y avait plein de femmes artistes avant la Révolution. Et de femmes critiques d’art [2] ».

L’historienne Michelle Perrot évoque cette question dans un récent entretien : « Le mot « histoire » a deux sens : ce qui s’est passé, et le récit que l’on en fait (story/history, dit-on en anglais). Les femmes ont toujours été là, dans ce qui s’est passé ; mais elles ont été absentes du récit, et c’est à ce niveau que nous avons voulu les faire advenir, pour comprendre justement la ’domination masculine’. Celle-ci s’est exercée aux deux niveaux, et particulièrement au niveau du récit [3] ». Le female gaze, c’est aussi cela. Montrer ce que l’on cache habituellement. Ouvrir les yeux sur le quotidien des femmes depuis des siècles et le raconter. Céline Sciamma aborde notamment la question des grossesses non désirées. Sophie, la femme de chambre d’Héloise, confie à Marianne qu’elle est enceinte et qu’elle ne souhaite pas garder l’enfant. Les trois femmes, restées seules en l’absence de la mère d’Héloïse, vont tout faire pour que Sophie fasse une fausse-couche (effort physique, décoction de plantes). Ces « remèdes de grand-mère » ne fonctionnant pas, Sophie doit se faire avorter. Avortement qu’elle va vivre deux fois. Une première fois, en « vrai », et une deuxième fois plus tard, quand l’avortement est « rejoué », mis en scène, pour que Marianne puisse le peindre. On réalise alors qu’on a rarement (jamais ?) vu de scène d’avortement représenté en peinture, du moins celle que l’on voit dans les musées. Marianne évoque aussi l’interdiction faite aux femmes de s’exercer à dessiner des nus masculins. Elle explique que de cette manière, les femmes sont exclues des grands sujets – les sujets historiques, religieux, mythologiques. Encore une fois, l’Histoire appartient aux hommes : ceux qui la racontent et ceux qui sont racontés. La vie des femmes est un sujet domestique, privé, ignoré, « petit ».

Un monde sans hommes

Le film est un quasi huis-clos dont l’essentiel de l’intrigue se déroule sur une petite île bretonne isolée du monde et surtout des hommes. Du moins c’est l’impression qu’a le public. Ce sont des hommes qui déposent Marianne sur l’île au début du film – ou plutôt qui l’abandonnent sur la plage, dans une scène qui fait écho au début de La Leçon de Piano. Et c’est un homme qui annonce, par sa simple présence, le retour de la mère d’Héloïse et donc la fin imminente de la passion entre les deux jeunes femmes. Ce monde sans hommes, sorte d’utopie, semble même abolir les classes sociales : l’amitié qui nait entre Marianne, Sophie et Héloïse abolit (provisoirement) leur rang et leurs relations hiérarchiques. Sur cette île les femmes semblent avoir le pouvoir, être libres, indépendantes – mais elles finissent toutes par être soumises aux contraintes de la société et donc du patriarcat, les dernières scènes du film en faisant le cruel rappel.

Au-delà de l’histoire de l’art, Céline Sciamma évoque une époque où les femmes détenaient la connaissance de leur corps et de celui des autres femmes, sans l’idéaliser pour autant. Un temps où elles s’entraidaient, s’avortaient et s’accouchaient entre elles, avant que les hommes ne reprennent la main sur le corps des femmes au XIXe siècle. On voit ainsi une femme pratiquer un avortement chez elle, de manière sûre et maîtrisée. La réalisatrice replace cette guérisseuse dans la lignée des sorcières, le rendez-vous étant convenu près d’un feu, au milieu de nombreuses femmes qui entonnent un chant collectif et profond, sorte de transe, qui n’est pas sans rappeler un sabbat (voir l’excellent ouvrage de Mona Chollet sur le sujet : Sorcières, la puissance invaincue des femmes aux éditions La Découverte).

Sur cette île isolée, les femmes existent pour elles-mêmes, s’entraident, créent une communauté, une sororité, où toutes semblent égales. Comme le dit Héloïse qui aurait préféré rester au couvent, « c’est si doux ce sentiment d’égalité ». Le retour au monde réel, celui des hommes, est un monde où les femmes doivent s’excuser d’exister, contourner les règles pour avoir une place à la table, subir et survivre, en trouvant parfois dans l’art, un moyen de se consoler.


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[1Le terme female gaze a été créé en réaction au male gaze, concept proposé par la théoricienne féministe Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975). Selon elle, le cinéma hollywoodien classique, majoritairement fait par les hommes, imposerait de fait au public d’adopter la perspective et le regard d’un homme hétérosexuel. Article traduit en ligne : http://debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif

[2Interview de Céline Sciamma par Guillemette Odicino dans Télérama n°3618 du 18 au 24 mai 2018

[3Interview de Michelle Perrot par Ursula Gauthier dans L’Obs du 27/06/2019