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John Carney, Prime Video

Modern Love


>> Marion Hallet / vendredi 8 novembre 2019

La romance masque des privilèges sociaux...
Série télévisée (8 épisodes).



Modern Love, la dernière série d’Amazon Studios, disponible depuis le 18 octobre sur la plateforme de streaming du géant américain du commerce en ligne, est une anthologie adaptée de la rubrique populaire du même nom publiée dans le New York Times (l’ensemble de la série se déroule à New York, mais chaque épisode de 30 minutes, au casting différent, est une entité indépendante). Des huit histoires originales issues du journal new-yorkais, six ont été écrites par des femmes, mais seulement deux épisodes de la série ont été scénarisés et réalisés par des femmes. Sharon Horgan (créatrice et scénariste de Catastrophe, 2015-2019, et de Divorce, 2016-2019) adapte et réalise l’épisode 4 ; et Audrey Wells, récemment décédée et qui avait notamment écrit et réalisé Under the Tuscan Sun (2003) ainsi que l’excellent The Hate U Give (George Tillman Jr., 2018), signe le scénario de l’épisode 6 réalisé par Emmy Rossum.

Hélas pour cette équipe féminine, le résultat est laborieux, évasif, conclu à la va-vite, bref médiocre. L’anthologie présente cet avantage : on peut se contenter de regarder la moitié de la série, car tous les épisodes ne se valent pas en termes de qualité. Les épisodes qui se distinguent du lot sont le premier et les deux derniers.

Le premier épisode suit une jeune femme célibataire (Cristin Milioti) qui entame un parcours de mère célibataire suite à une grossesse non-désirée et un petit-ami lâche, mais dont la relation avec son portier d’immeuble (Laurentiu Possa) se révèle l’inattendue pierre angulaire de son quotidien. La dynamique de cette improbable amitié (comme d’autres histoires de la série, cet épisode ne dépeint donc pas un amour romantique) est servie par deux acteurs au style de jeu très différent (il est réservé et protecteur, elle est la « girl next door » adorable), mais dont le charme, une fois réunis, est indéniable. Le scénario, bien rythmé et construit (il montre plus qu’il ne dit, ce qui est toujours efficace), et la direction de ce premier épisode sont signés John Carney (Once, 2007 ; Begin Again, 2013 ; Sing Street, 2016) pour un résultat assez touchant, mais dépourvu de toute aspérité.

Malgré son format anthologique, la série a une signature et l’épisode 1 donne le ton : les conflits interpersonnels ne semblent influencés ni par les rapports de classe ni par la domination masculine. Celle-ci est inexistante, un phénomène du passé. L’argent ne semble pas non plus une préoccupation pour nos protagonistes, presque tous issus de la classe moyenne supérieure (leurs vastes logements new-yorkais en font foi).

Le deuxième épisode est structuré en flashbacks et suit Dev Patel (créateur d’un site de rencontres à succès) et Catherine Keener (une journaliste qui dresse son portrait) qui se racontent leur plus grande histoire d’amour. C’est un épisode romantique, à la limite de la mièvrerie, très lisse dans sa conclusion.

L’épisode 3 met en scène Anne Hathaway dans le rôle de Lexi qui, en écrivant sa biographie sur un site de rencontre, assume aussi le rôle de narratrice, ce qui la rend doublement sujet de son propre récit. En nous montrant sa tentative de relation avec Jeff (Gary Carr), elle nous expose les défis quotidiens posés par un trouble bipolaire qu’elle garde secret. Quand la supérieure de Lexi, une femme noire (Quincy Tyler Bernstine), se voit forcée de la licencier après ses absences répétées, elle abandonne ses engagements professionnels sur le champ pour lui prêter une oreille attentive – elle devient la première personne à qui Lexi parle de sa bipolarité et elles deviennent amies (comme dans l’épisode 1, la domination sociale, celle d’un.e patron.ne sur son employé.e, est évacuée). C’est un beau moment d’amitié naissante et de confiance entre deux femmes, c’est aussi précisément le moment où j’ai réalisé l’immense problème de Modern Love : l’absence des femmes racisées dans les rôles romantiques (et donc principaux) est flagrante. À une exception près, et comme le montre le rôle de Tyler Bernstine, elles interprètent des rôles secondaires, littéralement pour soutenir les femmes blanches et les hommes racisés, tels qu’une thérapeute (Sarita Choudhury, épisode 4) ou des amies patientes et maternelles (Myha’la Herrold dans l’épisode 6).

Si elles n’ont pas accès aux formes variées de l’« amour moderne » qu’entend présenter Modern Love (au contraire des hommes racisés incarnés par Dev Patel, Gary Carr, Brandon Kyle Goodman, et James Saito), la série parvient néanmoins à les exploiter, via l’archétype de la « bonne copine » et des stéréotypes sexuels. Ainsi, la seule femme de la série que l’on peut considérer comme racisée (ce qui m’a fait douter de mon argument avant de me rendre compte que sa présence au casting était sans doute utilisée afin de contrer ce genre de critique) est l’actrice franco-algérienne Sofia Boutella dans le rôle de Yasmine dans l’épisode 5 (épisode parfaitement facultatif : il raconte comment un second rendez-vous amoureux se poursuit à l’hôpital suite à un incident mineur lors d’une première tentative de rapport sexuel). Son partenaire masculin et blanc (John Gallagher Jr.) est principalement attiré par sa beauté, son « exotisme » et son sex-appeal. Elle est d’ailleurs le seul personnage féminin de la série à apparaître presqu’entièrement dénudé. Le principal trait de personnalité de Yasmine est son addiction au regard (sexuel) des hommes qu’elle recherche activement. Aucune autre femme blanche n’est hyper-sexualisée de la sorte dans Modern Love.

Le personnage de Milioti dans le premier épisode, ou la jeune femme sans domicile fixe qui fait adopter son bébé dans l’épisode 7 – deux situations qui sont encore souvent associées à une sexualité féminine débridée, irresponsable et donc coupable – sont traitées avec l’empathie et le respect que toute femme mérite mais qu’en réalité si peu, surtout les femmes racisées, reçoivent.

Les deux derniers épisodes sont un peu meilleurs (John Carney revient à la manœuvre, en compagnie de son collaborateur de longue date Tom Hall). Le septième acte raconte les relations tendues entre un couple homosexuel (et biracial) et Karla (Olivia Cooke), la jeune femme SDF qui porte leur bébé. Les acteurs Andrew Scott et Brandon Kyle Goodman forment un couple aimant, uni et attachant. Scott (qui a joué le rôle du prêtre dans la saison 2 de Fleabag) prend cependant rapidement l’ascendant sur son partenaire racisé. Et il contient difficilement son irritation face à une femme de caractère et de conviction qui bouscule ses habitudes bourgeoises. Karla est en effet à la rue par choix (!) : elle est farouchement anticapitaliste et valorise sa « liberté » de mouvement avant tout. La romanticisation de sa situation de précarité sociale est exploitée à des fins humoristiques puisque c’est le clash des modes de vie et des idéologies, leurs positions antinomiques (le côté antisocial fantaisiste vs le rigorisme et le conformisme du futur père) et leur cohabitation lors des dernières semaines de grossesse qui constituent le « pitch » de l’épisode. C’est assez drôle par moments, mais la myopie des auteurs face aux difficultés et aux dangers de la vie dans la rue est choquante. Les relations humaines qui se forment et se défont sont sincères et les performances excellentes, mais ce septième épisode renforce, encore une fois, le mantra de la série : les rapports amoureux et amicaux « modernes » échappent totalement aux rapports de domination de classe, de genre et de race – il faut croire que dans ce milieu extrêmement privilégié, où la lumière est douce, les couleurs chaleureuses, l’ambiance cosy et les relations tendres, on peut avoir des sentiments « purs », détachés de toutes les contingences sociales.

Il en va de même pour le dernier épisode qui met en scène l’actrice Jane Alexander (80 ans) dans une réflexion à la fois mélancolique et optimiste sur les risques et les récompenses de l’amour romantique qui s’invite tard dans la vie. Margot (Alexander) se remémore avec tendresse et affection sa rencontre (lors d’une course à pieds, leur passe-temps commun) avec son compagnon (James Saito) récemment décédé, leur accord parfait, le respect profond et l’amour qui les unissait. Margot est affectée, mais le besoin et le bonheur de courir lui apporte la première bouffée d’air depuis le début de son deuil et la preuve que, elle, est encore bien vivante. Margot est une femme confiante, entreprenante et sûre de ses désirs (y compris sexuels) : il s’agit d’un portrait féminin plutôt inspirant, mais est-il pour autant réaliste, voire réalisable, comme l’épisode le laisse entendre ? En effet, Margot n’est confrontée ni à la domination masculine, ni au double standard genré lié à l’âge.

Enfin Modern Love manque complètement l’opportunité d’inclure des histoires d’amour et d’amitié avec des femmes racisées, des personnes transgenres et non-binaires ; pire encore, la série semble leur dire qu’elles n’ont pas leur place au sein d’une société moderne (la modernité est pourtant associée aux principes d’égalité et de justice). De plus, le fait de ne pas mentionner le moindre contexte politico-social est révélateur du privilège des protagonistes de la série et du public auquel elle s’adresse – une élite blanche favorisée qui évolue dans une bulle post-raciale et post-patriarcale, qui ne voit pas ou refuse de voir les véritables et souvent laborieuses variations des rapports amoureux modernes.


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