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Pour son premier long métrage, seule à la barre, Shih-ching Tsou réussit un film à la fois poignant et combattif. Par petites touches, tout en humour et en tendresse, la réalisatrice taïwanaise-américaine pointe les tabous et les peurs que doivent affronter les femmes, aujourd’hui encore, à Taïwan. L’île a beau être classée au 7e rang mondial et au 1er rang en Asie pour l’égalité entre sexes, selon l’indice établi par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD), les pressions sociales pèsent toujours, et les femmes restent largement assignées à leur rôle traditionnel, quelles que soient les évolutions par ailleurs.
Pour approcher cette réalité, Shih-ching Tsou dresse finement le portrait de trois figures féminines qui se démènent comme elles peuvent dans une société de consommation et d’interdits : la mère, contrainte de quitter le domicile conjugal (on ne saura jamais pourquoi et cela importe peu), et qui se retrouve à Taipei, dans un appartement exigu ; sa fille I-Ann, jeune adulte en colère, brillante élève qui, désormais privée d’argent, ne peut aller à l’université (fort chère) et donc vend des noix de bétel pour un patron devenu amant ; I-Jing, fillette débrouillarde et gauchère, qui donne le titre du film, Left-handed Girl.
Pour faire face aux difficultés, Shu-Fen, la mère, ouvre un stand dans l’un des fameux marchés nocturnes de la capitale, aux couleurs crues et scintillantes, où les familles viennent chercher soupe et raviolis bon marché tout en faisant leurs emplettes, tandis que les employés ou les cadres des entreprises y avalent cette cuisine de rue avant (souvent) de retourner au travail. À Taïwan comme au Japon ou en Corée du Sud, rester tard au bureau est un gage de dévouement et de bonne conduite. Surtout pour les hommes.
Mais avoir le privilège de tenir une échoppe dans ce marché en perpétuelle effervescence – qui est au centre du film et lui donne toute son énergie –, coûte cher. Shu Feng est rapidement menacée d’expulsion faute d’avoir acquitté le loyer. Elle se tourne vers ses parents plutôt aisés, mais les femmes de la maison – mère et sœurs – ferment leur cœur et le portefeuille. Aucune solidarité féminine. C’est que le divorce, pratique légale et courante, n’est guère apprécié dans les familles conventionnelles, et souvent il reste caché. Il y a même une vieille croyance, marginale mais encore présente, selon laquelle aider un couple à se séparer porte malheur ! Sans surprise, la réprobation touche plus les divorcées que leur conjoint.
Quant aux hommes, à part Johnny du stand voisin, gentil et amoureux, ils sont inexistants, malgré leur statut de chef de famille. Les femmes semblent mener la barque, comme la grand-mère qui rapporte l’argent en traficotant (faux passeports, médicaments rapportés l’étranger). Garant des traditions, le grand-père colporte les superstitions ancestrales et persuade sa petite fille gauchère que « sa main gauche est la main du diable ». Après bien des hésitations, cette dernière finira par s’en servir pour de menus larcins dans ce marché nocturne où elle se faufile entre les stands – logique que la main du diable agisse comme le diable ! D’autant que Tsou filme à hauteur de la petite fille, soucieuse de tout regarder, tout voir, tout apprendre.
Toutefois, même absents, les hommes pèsent lourd. C’est le fils – qui vit sur le continent et ne rend jamais visite à ses parents – qui sera l’invité d’honneur du banquet pour l’anniversaire de la grand-mère (et non ses sœurs pourtant toujours présentes) ; c’est lui qui héritera de l’appartement familial à la mort de leurs parents, comme les filles l’ont appris incidemment.
Quand I-Ann annonce qu’elle attend un enfant de son ex-amant commerçant, la femme de celui-ci propose un pont d’or à sa concurrente à une condition : qu’elle donne naissance à un garçon, puisqu’elle-même a accouché de trois filles – une calamité. Dans la société confucéenne, le garçon doit prendre soin de ses parents – rôle aussitôt transféré à l’épouse qui doit prendre soin de ses beaux-parents. Pas de garçon, pas de dévotion filiale assurée.
Aujourd’hui, les avortements de fœtus féminins sont prohibés à Taïwan, et des campagnes pour lutter contre ces idées reviennent régulièrement. Mais il existe encore un léger déséquilibre à la naissance en faveur des garçons : il nait 108 garçons pour 100 filles alors que la moyenne internationale est de 104 à 106, même si le manque de filles est beaucoup moins criant qu’en Chine continentale ou en Inde.
La primauté des hommes et le poids du devoir entravent toujours l’émancipation des femmes. Ainsi Shu-Fen, séparée de son mari, ira néanmoins le voir quand il sera à l’article de la mort, paiera les frais d’hôpital et d’enterrement… « C’est ce qui doit se faire », assure-t-elle à sa grande fille furieuse de voir sa mère s’endetter encore pour un homme qui les a laissées démunies financièrement. « Dans la culture chinoise, il est très important de sauver la face », rappelle Tsou, lors de la présentation de son film. « C’est quelque chose que beaucoup (de femmes) affrontent en silence. À Taiwan, il existe beaucoup de règles tacites sur la manière de se comporter et sur les chemins considérés comme acceptables », ajoute-t-elle. Le divorce est toléré mais très mal vu. Être mère célibataire est quasiment prohibé. Seuls 2 à 4 % des enfants naissent hors mariage (près de 59 % en France).
Malgré une modernité réelle, un mouvement féministe ancien, des quotas pour les élections (40 % des parlementaires du Yuan législatif sont des élues contre 36 % en France), Taïwan ne s’est toujours pas débarrassée des lourdeurs de la société confucéenne et patriarcale. De multiples injonctions sociales conduisent les femmes à contourner les obstacles, les familles à enfouir des secrets qui finissent par exploser. Le rebondissement final, que nous ne révélerons pas pour garder toute la saveur du film, fragmente cette famille, ordinaire en surface mais minée par un secret caché profondément. Une scène d’anthologie qui donne au film sa profondeur et sa légèreté.
Tsou n’est pas une inconnue dans le monde du cinéma. Elle a beaucoup collaboré avec Sean Baker, qui a obtenu la palme d’or à Cannes pour Anora en 2024. Elle a produit beaucoup de ses films. Vingt ans plus tôt, elle avait coréalisé avec lui Take out (2004), qui s’attachait déjà au plus près du héros, un migrant chinois animé par son rêve américain et finalement confronté aux affres de la clandestinité et de l’exploitation, y compris de la part de ses compatriotes.
Elle avait en tête depuis longtemps le scénario de Left-handed Girl, d’ailleurs peaufiné avec Sean Baker. « Mais comme c’était un film en mandarin, se déroulant à Taïwan, le financement depuis les États-Unis s’est révélé impossible ». Beau paradoxe : Taïwanaise, Tsou a dû s’exiler pour pouvoir s’émanciper ; Américaine, elle s’est (re)tournée vers son pays d’origine pour « s’exprimer ». Avec réussite.








