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Karim Aïnouz / 2020

La vie invisible d’Eurídice Gusmão


>> Alberto Da Silva / samedi 11 janvier 2020

Les combats des femmes face au patriarcat


Pour sa part, Jean Cléder, analysant les relations entre littérature et cinéma, cite plusieurs théoriciens démontrant que l’adaptation se soustrait « à cette relation bipolaire et stérile pour réinscrire textes et films dans des ensembles plus importants ou redisposés au sein desquels il ne s’agit plus de dresser des listes comparatives d’ingrédients, mais plutôt d’étudier des relations » [1]. Cette liberté artistique est l’un des atouts remarquables de l’adaptation de La vie invisible d’Eurídice Gusmão, un film brésilien réalisé par Karim Aïnouz et primé dans la section Un certain regard au festival de Cannes de 2019.

Dans l’excellent premier roman écrit par Martha Batalha [2], cette écrivaine brésilienne retrace la vie, dans le Brésil des années 1940 et 1950, d’Eurídice et Guida, deux sœurs cantonnées aux rôles d’épouse et de mère par un système patriarcal qui les étouffe. Un livre basé sur la vie de nos grands-mères, comme l’annonce Martha Batalha au début du livre.

Le scénario de l’adaptation cinématographique, écrit par Murilo Hauser, Inés Bortagaray et Karim Aïnouz, joue la carte du romanesque : dans le livre, Eurídice rêve de succès en écrivant un livre de cuisine, puis en devenant couturière, mais ces deux projets avortent à cause de la tyrannie de son mari ; dans le film, elle rêve d’être une grande pianiste et d’aller étudier à Vienne. Guida, dans le roman de Martha Batalha, s’enfuit pour se marier avec un étudiant de médecine issu de la vieille bourgeoisie de Rio ; dans le film de Karim Aïnouz, elle s’enfuit en Europe avec un beau marin grec, puis revient à Rio, abandonnée et enceinte, et, comme dans le roman, elle est rejetée par son père et doit élever seule son enfant.

Dans l’adaptation, le ton romanesque est renforcé par une écriture mélodramatique et épistolaire, qui accompagne la séparation des deux sœurs qui échangent des lettres qui finissent par ne jamais arriver à leurs destinataires. Ce style est appuyé par une mise en scène qui filme les personnages au milieu d’une nature tropicale d’une grande beauté, avec des couleurs saturées, entre rouge, vert et jaune, tout en captant de manière crue les corps qui transpirent, qui dansent, qui travaillent et qui souffrent. Pour certains critiques, ces caractéristiques définissent le film comme un mélodrame tropical. Promu, au XIXème siècle, par la bourgeoisie émergente, le mélodrame, caractérisé en particulier par des conflits sans nuances entre le bien et le mal, a joué un rôle régulateur et représenté un instrument efficace pour rendre « opérationnelles les valeurs morales essentielles dans une ère post-sacrée » [3].

Analysant le mélodrame dans le cinéma latino-américain, Silvia Oroz remarque que cette binarité apparaît dans les prototypes des personnages féminins : d’une part, la mère, la sœur, l’épouse, qui incarnent le registre de l’infériorité ; d’autre part, la méchante et la prostituée, associées à la dangerosité [4]. Robert Lang affirme, pour sa part, que « les luttes et les contradictions de l’idéologie bourgeoise et capitaliste sont représentées avec le plus de relief (…) à travers la vie ou le point de vue d’une femme qui souffre en tant que sujet mal adapté ». En revanche, toujours selon cet auteur, « le mélodrame ne propose pas de remplacer le patriarcat par autre chose de globalement meilleur ; le sujet (féminin ou masculin) ne peut rien attendre de mieux qu’une sorte d’adaptation à la culture dominante » [5].

L’histoire cinématographique brésilienne, tout d’abord à travers les radionovelas, puis les télénovelas, est marquée par une production directement inspirée des textes mélodramatiques, depuis le cinéma muet, comme, par exemple, l’un des films du « cycle de Recife », A filha do advogado (1926) de Jota Soares, et en passant par O Ébrio (1946) de Gilda de Abreu ou la production cinématographique populaire de Rio de Janeiro, comme Moleque Tião (1946), de José Carlos Burle. Dans les années 1960, les cinéastes du Cinema Novo, à travers la politique du cinéma d’auteur, s’éloignent de certains genres cinématographiques traditionnels et se mettent à la recherche d’un cinéma engagé traitant des écarts sociaux brésiliens. Compte tenu du relatif hermétisme de ces films, certains de ces cinéastes, dans les années 1970, tentent de reprendre le dialogue avec le public, en réinvestissant le genre mélodramatique, notamment dans les adaptations de Nelson Rodrigues, important dramaturge du théâtre moderne brésilien. Plus récemment, Central du Brésil (1998), de Walter Salles, avec deux nominations aux Oscars, flirte également avec le genre mélodramatique.

Ces dernières années, certains réalisateurs brésiliens cherchent, à travers les genres cinématographiques populaires, à penser l’actuel contexte brésilien, le gouvernement d’extrême-droite de Jair Bolsonaro et son « grand bond en arrière » au niveau aussi bien économique, social, qu’en termes de relations de genre et race. Si, dans Bacurau (2019), Kléber Mendonça Filho et Juliano Dornelles s’inspirent du western, du surréalisme et de la science-fiction, comme formes de résistance, Karim Aïnouz, avec La vie invisible d’Eurídice Gusmão, voit dans le mélodrame un genre qui, selon lui, dans des moments de crise, « représente le monde contre l’individu ; c’est la raison pour laquelle le choix du mélodrame a été clair, mais il était également évident que nous voulions le renouveler, il ne pouvait pas s’agir de l’histoire d’une femme qui souffre de ne pas vivre avec l’homme de ses rêves » [6].

Dans ce film, aussi bien Eurídice, l’épouse-mère dans sa vie petite-bourgeoise, que sa sœur Guida, celle qui est partie à la recherche de l’amour et de l’indépendance, sont contraintes, comme toutes les femmes de cette période, par un système patriarcal qui les étouffe et les écrase. En prenant leur regard comme point de vue, le film décortique ce système nourri par l’entraide masculine. Au premier abord – et c’est l’une des forces de cette adaptation cinématographique –, le film ne présente pas les personnages masculins d’une manière manichéenne comme « les méchants » ; et pourtant, ces hommes ordinaires n’hésitent pas à se servir de leur pouvoir symbolique pour imposer leur volonté, en maintenant ainsi les rapports sociaux de genre et sexe traditionnels. C’est le cas du père, si amoureux de ses filles au début du récit, mais tout à fait capable par la suite de jeter à la rue sa fille enceinte et de menacer son épouse ; c’est le cas également du mari d’Eurídice, présenté comme un personnage maladroit et burlesque, mais qui n’hésite pas à violer sa femme lors de la nuit de noces ; ce même mari mettra ensuite fin aux rêves artistiques de son épouse au nom de l’organisation du foyer, tout en l’isolant de sa sœur et en la condamnant à demeurer dans la tristesse. Non seulement la mise en scène, à travers des plans serrés, métaphorise l’intimité dans laquelle les personnages féminins se trouvent enfermés, mais encore toute la trame du film démontre que ce système patriarcal structure l’ensemble de la société, qu’il s’agisse du biopouvoir du médecin qui infantilise Eurídice enceinte, prévient son mari de sa grossesse, puis diagnostique un état maniaco-dépressif, ou qu’il s’agisse de l’administration publique qui interdit à Guida, mère célibataire, de sortir du Brésil sans l’autorisation du père de son fils.
Le réalisateur Karim Aïnouz, parmi d’autres réalisateur/trices brésilien-ne-s, problématise les questions de genre, de classe et d’altérité.

Ces problématiques poussent les personnages de ses films à un mouvement constant, à une errance, à éprouver un désir d’ailleurs. Ses personnages, toujours en quête de mouvement, sont pourtant constamment cantonnés dans des espaces bien définis, mais également normés. Dans ces espaces, en effet, les normes de classe, de race et de genre sont bien établies, et les personnages imaginés par le réalisateur cherchent désespérément à s’en évader. C’est le cas, dans Madame Satan, le premier long-métrage de Karim Aïnouz (2001), de João Francisco dos Santos, qui désire franchir les arcs ?? du quartier de Lapa, frontière entre les quartiers chics et « blancs » et les espaces urbains marginaux de Rio de Janeiro ; c’est le cas encore de la lutte d’Hermila, dans Le Ciel de Suely (2006), un autre film se déroulant dans un univers féminin, pour partir d’Iguatu, sa petite ville natale de province, dont la « frontière », symbolisée par la plaque signalétique de la ville, est franchie par Hermila à la fin du film.

Dans La vie invisible d’Eurídice e Gusmão, le système patriarcal, à travers le mariage et la maternité, empêche Eurídice de s’évader, en l’enfermant dans la mélancolie et la solitude. Guida, sa sœur, parcourt une autre vie : tout en étant étouffée par les mêmes normes sociales, elle trouve, comme d’autres personnages des films de Karim Aïnouz, un autre modèle de famille grâce à la relation de sororité qu’elle crée avec Filomena, une ancienne prostituée qui s’occupe des enfants des femmes qui ont besoin de travailler. Dans ces modèles, les rôles s’alternent et les familles n’ont nullement besoin d’une figure paternelle. Si le film s’inspire d’une matrice mélodramatique à travers laquelle le patriarcat est imposé aux femmes, le réalisateur subvertit cette matrice en mettant en scène la lutte constante des deux personnages féminins contre une destinée imposée, chacune selon ses possibilités et moyens.

À la fin du film, par le biais d’une pirouette cinématographique, une Eurídice âgée, jouée par Fernanda Montenegro, grande dame du théâtre, de la télévision et du cinéma brésiliens, retrouve une Guida jeune (censée être sa petite-fille). Dans cette conclusion marquée par la belle interprétation et le regard mélancolique de cette grand-mère, le réalisateur reprend d’une certaine manière le dialogue avec les premières phrases du roman, tout en renvoyant à son court-métrage, Seams, de 1993, son film qui dialogue le plus directement avec La vie invisible d’Eurídice Gusmão. Aïnouz y parle du machisme au Brésil, en interviewant sa grand-mère, Branca, dite Bamban, et ses trois sœurs, Ilka, Pinoca et Dedei. Des surnoms tendres, dans cette famille de femmes qui fait constamment écho à la vie de Guida et Eurídice. Une famille définie par le réalisateur lui-même en voix off, comme « un patriarcat sans hommes. Mon père est parti, mon grand-père aussi, pour le bien de tout le monde » : un événement dans la vie invisible du réalisateur, auteur de cette si délicate vie d’Eurídice Gusmão.


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La vie invisible d'Eurídice Gusmão

Polémiquons.

  • J’avoue avoir vu ce film trois fois.
    Pour celles et ceux qui ne sauraient pas se représenter mentalement cette époque des années 50 -60, qui ne sauraient pas concrètement qu’elle fut la vie des femmes à cette époque, ce très beau film est à voir absolument (n’oublions pas que les françaises de cette époque étaient soumise juridiquement et administrativement à l’autorité paternelle ou maritale.
    Et ce plan au cours duquel Euridice, après avoir détruit le piano, sa raison d’être, et s’être automutilée, apparaît en arrière plan de façon fantomatique (floutée) au regard bleuté ....... bouleversant !
    Ce film est aussi un éloge à la sororité, condition indispensable favorisant l’autonomie.

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[1CLÉDER, Jean, Entre Littérature et cinéma. Les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012, p. 134.

[2BATALHA, Martha, Les mille talents d’Eurídice Gusmão, Paris, Gallimard, 2017.

[3BROOKS, Peter, cité dans LANG, Robert, Le mélodrame américain – Griffith, Vidor, Minnelli, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 17.

[4OROZ, Silvia, Melodrama : El cine de lágrimas de América Latina, México, Universidad Nacional Autónoma do México – Dirección General de Actividades Cinematográficas, 1995, p. 64.

[5LANG, Robert, Le mélodrame américain – Griffith, Vidor, Minnelli, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 21.

[6Entretien publié dans CARMELO, Bruno, « Cine Ceará 2019 : Karim fala sobre A Vida Invisível e discute Oscar, Bacurau e ‘melodrama em tempos de crise’ », in Adorocinema, 2 septembre 2019, Consulté sur https://www.terra.com.br/diversao/cinema/adorocinema/cine-ceara-2019-karim-ainouz-fala-sobre-a-vida-invisivel-e-discute-oscar-bacurau-e-melodrama-em-tempos-de-crise-exclusivo,e2430c6f2f8079b787ce4e8b4552e339syka0y0x.html