L’Insulte raconte le procès qui oppose deux hommes, dans un Liban contemporain qui nous renvoie aux années de guerre civile (1975-1990). Le propos est d’ailleurs bien celui d’une guerre qui n’en finit pas, bien qu’interrompue par les accords de Taëf de 1989 et par l’armistice qu’ils actaient – au Liban, beaucoup parlent plutôt d’amnésie. La paix fut imposée par le pardon général accordé par ces traités, qui coulèrent du même coup une chape de plomb sur les massacres commis durant ces quinze années d’une guerre civile qui opposait, disait-on schématiquement dans les mass-médias internationaux, une gauche prétendument « musulmane » alliée aux Palestiniens à une droite chrétienne.
Le réalisateur libanais Ziad Doueiri ne tente pas de nuancer le tableau, puisqu’il oppose dans son film un Libanais de Damour, un village chrétien au sud de Beyrouth ravagé en 1976 par des milices notamment palestiniennes, à un Palestinien vivant dans un camp de réfugiés aux abords de Beyrouth – peut-être est-ce Sabra ou Chatila, théâtres connus du terrible massacre perpétré par des milices chrétiennes contre les civils palestiniens en 1982 ? Dans les deux cas, le passé est lourd à porter. L’astuce manque de délicatesse, mais elle a le mérite d’offrir à nos deux personnages toutes les justifications nécessaires à leur haine mutuelle et à leur colère, que les clichés de la virilité se doivent de transformer en accès de violence incontrôlables.
Le constat est vite dressé, la guerre est une affaire d’hommes. La politique aussi ; on le découvre d’ailleurs dès la première séquence du film, alors qu’un politicien de la droite chrétienne harangue une foule déchaînée. Les premiers plans nous montrent un parterre d’hommes en liesse, parmi lesquels l’on découvre Tony. Si un plan plus large nous permet de distinguer quelques figures féminines, on comprend que les polémistes resteront masculins ; la femme de Tony, d’ailleurs, attend son homme à la maison, enceinte jusqu’aux dents et le panier à linge dans les bras. C’est alors que tout commence : Yasser – subtile référence au leader palestinien Yasser Arafat ? -, ouvrier palestinien en charge de la rénovation du quartier chrétien où vit Tony, répond aux provocations agressives et discriminantes de ce dernier par une insulte. Tony prend à parti l’employeur de Yasser et réclame des excuses, que Yasser, visiblement meurtri, lui refuse. Au milieu de ces virilités entrechoquées, la femme de Tony s’inquiète de la situation et tente de tempérer l’arrogance de Tony. C’est d’ailleurs ce qu’elle fera le mieux tout au long de l’histoire, sa douceur maternante se révélant nécessaire à l’économie du film pour contrebalancer l’orgueil blessé du père de sa fille. Elle est de toute façon habituée à arranger les choses dans son couple, puisqu’elle est aussi la secrétaire de son mari garagiste.
Chez Yasser, les clichés ne sont pas moins bien campés. Sa femme travaille dans une école, et reste tenue à l’écart des embrouilles de chantier de son mari : sans l’employeur de Yasser, peut-être n’aurait-elle jamais su ce qui allait devenir une affaire d’État. Car malgré les supplications de leurs épouses, nos deux protagonistes ne sauront rien faire d’autre que de se soumettre à une insurmontable pulsion de violence, qui les conduira de l’insulte à l’agression physique et au tribunal. Mais si Yasser frappe, verbalement puis physiquement, c’est par impuissance. Dans la relation qu’il établit entre ses deux personnages, Doueiri construit un autre rapport de domination, qui sous-tend toute la narration. La masculinité hégémonique d’un Tony sûr d’agir dans son bon droit écrase celle du Palestinien, réfugié en position de faiblesse que l’injustice qu’il subit révolte mais qui ne se sent pas assez légitime pour défendre ses propres droits.
Autour de Yasser, on compte d’autres Palestiniens démunis, ses ouvriers, qui soutiennent son action ; autour de Tony, des gros bras, ouvertement chrétiens, qui travaillent avec lui dans son garage. Violents et agressifs comme lui, ils partagent ses opinions sur la question palestinienne au Liban. Yasser risque la prison mais ne parvient pas à s’excuser ; Tony s’obstine et lance des poursuites judiciaires contre lui, sous le regard sévère et désapprobateur de sa femme, fatiguée de sa fatuité. Le conflit dégénère rapidement en guerre des clans, aux méchantes odeurs de testostérone.
L’affaire est donc transportée devant la cour, où siège une juge – qui n’a pas toutefois pu échapper aux grivoiseries lancées en aparté par l’avocat de Tony – et une jeune avocate, qui s’est proposée bénévolement pour défendre Yasser. Mais que peut un jeune agneau sensible à l’injustice vécue par le peuple palestinien devant un loup intraitable et réticent à la cause ? Dès ses premiers plaidoyers, la jeune femme est interrompue par son adversaire, qui prend la parole et s’installe à tout moment dans l’espace du tribunal, au mépris des rejets d’objection d’une juge à qui l’autorité ne sied pas vraiment. Le dos courbé, mal agile sur ses talons aiguilles, la jeune avocate se replie physiquement sur elle-même, le regard fuyant, mais ne se démonte pas ; c’est par son humanisme et son empathie envers les douleurs d’un réfugié qu’elle tente de sauver un homme de l’injustice que traîne, finalement, toute l’histoire de son peuple. La compassion de cette femme si douce l’emportera-t-elle contre l’articulation stratégique des discours au sectarisme pourtant assumé de la partie civile ? Lorsque l’on apprend que cet imposant avocat est le père de sa jeune adversaire, tout s’éclaire. Bien que mue par le besoin de faire ses preuves face à cette figure paternelle dont elle ne partage pas les idées, elle est heurtée à chaque interruption par la masculinité patriarcale qu’incarne l’avocat et avec laquelle celui-ci joue, sans autre considération pour sa fille.
Simples adjuvants, les personnages féminins de ce film ont été construits par Ziad Doueiri pour permettre la possibilité d’une (ré)conciliation au cœur de l’affrontement entre deux hommes entièrement aliénés par leur « état émotionnel » respectif. Cet « état émotionnel », posé comme un « instinct » dont les conséquences brutales semblent essentiellement masculines, est au cœur de la défense d’une avocate peu convaincante, qui semble n’avoir de chance de gagner son procès que sur la base du bon sens du juge face à l’absurdité de cette montée en tension. Les hommes eux-mêmes – le dominant comme le dominé – se trouvent coincés par les impératifs dictés par les normes de la masculinité, lorsque les femmes pleurent en silence devant les conséquences de la témérité incontrôlable de leur mari. Lorsque le générique retentit, une seule question reste en suspens : tant de clichés nous permettent-ils vraiment de soulever les trop lourds tabous qui pèsent sur la mémoire de la guerre civile libanaise ?