pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Films en salle > L‘Épreuve du feu

Aurélien Peyre / 2025

L‘Épreuve du feu


par Louis Pastor / jeudi 25 septembre 2025

Un regard masculin critique de la domination sociale et genrée dans les relations affectives

_____________________________

La jeunesse contemporaine est traversée par une injonction double, explorer la liberté sexuelle tout en entrant progressivement dans des formes d’engagement relationnel. Cette tension, vécue différemment selon le genre, conduit les jeunes à porter une attention particulière à la figure du ou de la partenaire « acceptable », ainsi que le décrit une grande enquête sociologique sur la sexualité chez les 18-29 ans, récemment publiée sous le titre de La sexualité qui vient (2025).

C’est ce cadre que travaille le film L’Épreuve du feu d’Aurélien Peyre (2025), qui explore, à travers l’histoire d’Hugo, 19 ans, comment les relations affectives et sexuelles sont traversées par les clivages sociaux. Le film adopte son point de vue : celui d’un jeune homme athlétique mais hésitant, marqué par ses fragilités intimes qui transparaissent avec subtilité dans le jeu de son interprète Félix Lefebvre. Le décor – une île atlantique entre Bretagne et Vendée où maisons de pêcheurs côtoient demeures bourgeoises – incarne d’emblée un contraste social.

Hugo y reçoit Queen, sa nouvelle petite amie. Le film s’ouvre sur sa préparation qui traduit son appréhension et ses maladresses : une séance de sport pour souligner ses muscles et une mise en ordre de la maison familiale. De prime abord, tout semble opposer Hugo, discret et retenu, à Queen, apprêtée, robe moulante, talons compensés, arborant de faux ongles aux couleur vives, accompagnée de son petit chien, Marilyn. Si ce couple paraît jouer une opposition binaire (introverti/extravertie, prudent/sûre de soi), la complicité et la tendresse s’installent et des références culturelles communes (un animé japonais que chacun a regardé dans sa jeunesse) les rapprochent. Cependant, une réplique de Queen résume l’enjeu du film : « il ne faut pas juger le sac à l’étiquette ». Or, tout, au fil de cette parenthèse estivale, devient prétexte au jugement social.

Les femmes respectables et les autres

Queen incarne une féminité populaire stigmatisée. Elle est, ainsi qu’elle le dit d’elle-même en riant « nature peinture ». Peu diplômée, esthéticienne et nail artist, elle renvoie au néo-stéréotype de la « cagole méridionale ». Elle est séduisante, drôle, mais disqualifiée par le bon goût bourgeois. Sa manière de se vêtir, son franc-parler et ses expressions contrastent avec l’ethos de retenue des amis d’Hugo, notamment Colombe, jeune aspirante à une école d’art, qu’il désire en secret. Les unes affichent un féminisme « bon teint », conciliable avec la bourgeoisie culturelle ; l’autre performe un style excessif, mais se caractérise aussi par l’attention aux autres et une confiance en soi qui charme Hugo.

Comme l’a montré la sociologue anglaise Beverley Skeggs, la respectabilité féminine se définit par opposition à ces féminités populaires trop expressives, trop sexuées, pas assez cultivées. Queen console, fait rire – qualités valorisées dans l’intimité mais dépréciées lorsqu’elles s’écartent des normes bourgeoises de distance et de retenue. Dans les scènes de groupe, la violence symbolique diffuse s’exprime par les regards et les moqueries feutrées qui opèrent un classement social implicite. À la manière du Goût des autres (2000) d’Agnès Jaoui et Jean Pierre Bacri, on rit avec mais surtout aux dépens de, voire contre.

L’un des fils conducteurs du film est la matérialité des corps. Hugo évoque son obésité passée, son recours à la musculation et à la chirurgie esthétique. Queen confie son désir d’implants mammaires. Leurs corps ne sont pas de simples objets esthétiques mais des biographies incarnées, marquées par la grossophobie ordinaire, les normes de genre mais aussi le mépris culturel. Les corps souffrent, sont entraînés, moqués, désirés, dépréciés. Même l’été, temps supposé suspendu, devient un moment où les hiérarchies sociales s’inscrivent dans la chair souvent plus visible, mise à nue.

La jeunesse traversée par les rapports sociaux

« La jeunesse n’est qu’un mot », écrivait Bourdieu en 1978. Le film illustre parfaitement ce postulat. Les trajectoires juvéniles y sont profondément marquées par des disparités de genre, d’origine sociale et de localisation géographique. Queen, originaire de Toulon – ville historiquement ouvrière, touchée par le chômage de masse et caractérisée par un taux de pauvreté élevé – travaille déjà, prend soin de sa grand-mère et n’a pas le bac. Elle vit ainsi une jeunesse accélérée, marquée par des responsabilités précoces, orientée rapidement vers une voie professionnelle.

À l’inverse, les amis d’Hugo évoluent dans une forme d’apesanteur sociale prolongée par leurs études. Comme l’ont montré les travaux sur l’« adultification » (notamment Ann Ferguson [1].), certain·es jeunes – souvent issu·es des classes populaires et/ou racisé-es – sont perçu-es, voire contraint-es, d’apparaître comme plus mûr·es et responsables. Dans le domaine littéraire, des auteurices comme Édouard Louis ou Blandine Rinkel ont récemment montré que le temps de la jeunesse diffère selon les ressources et les appartenances sociales. Il devient donc difficile de parler d’une jeunesse homogène ou de concevoir le passage à l’âge adulte de manière univoque, tant les parcours sont marqués par des écarts dans l’accomplissement de certaines étapes attendues de la vie [2]. Le film rend ces inégalités visibles. Parmi les jeunes, le seul personnage exerçant un travail manuel (peintre en bâtiment) est non-blanc. Il est présenté avec ses vêtements de travail et un calme qui contraste avec l’agitation générale, notamment lors des scènes de fête. Les autres jeunes incarnent une jeunesse libre, consacrée aux loisirs, aux études et aux interactions sociales. Ce personnage, finement interprété par Nolan Masraf, est par ailleurs le seul véritable ami d’Hugo, comme le suggère leur complicité.

Concernant Queen, bien qu’elle soit « déjà » adulte, elle est renvoyée à une figure enfantine et peu sérieuse par l’entourage d’Hugo. Cette infantilisation se manifeste à plusieurs niveaux : dans l’alternance des plans où elle apparaît soit en interaction avec Hugo et d’autres, soit en contre-champ, observée avec une désapprobation qui se lit sur les visages ; ou encore lors d’une dispute avec Colombe, lorsqu’un dessin est accidentellement abîmé. Queen se voit alors reprocher violemment son manque de sérieux et sa gaucherie. Après cet évènement, Hugo, adoptant pleinement le point de vue des autres, ne parvient plus à supporter Queen. Chaque détail de leurs échanges devient pesant, générant un conflit entre eux.

On ne désire jamais seul

L’Épreuve du feu peut être lu comme une variation d’un récit familier, où une femme populaire est « exotisée » par un regard bourgeois, à l’instar de Pas son genre (2015) de Lucas Belvaux. La journaliste Muriel Joudet, lors de l’émission de France-Inter Le Masque et la Plume, souligne le risque de réduire ces figures féminines à leur différence, les privant de tout « moment à elles ». Queen est parfois traitée ainsi. La caméra insiste en effet sur le décalage douloureux qui la sépare de son entourage plutôt que sur sa subjectivité propre.

Pourtant, le film ne s’y réduit pas. Le regard qu’Hugo porte sur sa relation et sur lui-même est instable, traversé de doutes et de contradictions, fragilisant une masculinité patriarcale fondée sur la mise en compétition des femmes. Même si nous adoptons son point de vue, cette perception varie selon les contextes, suggérant une critique implicite de la construction d’une masculinité dominante.
Queen agit, prend soin des autres et crée du lien. Son départ final, loin de l’effacer, lui donne une densité affective et souligne les épreuves liées à son histoire personnelle (abandonnée par sa mère enfant). Le film lui confère ainsi une subjectivité, redoublée par la justesse de l’actrice Anja Verderosa, et nous permet de ressentir concrètement son expérience sans forcément s’identifier à elle ainsi que l’écrit Iris Brey à propos du female gaze [3].

Le récit décortique la façon dont s’articule un regard masculin en le reliant à des positions concrètes, révélant comment se nouent les rapports de domination dans la socialisation amoureuse. Hugo bénéficie du travail émotionnel de Queen – elle l’encourage, le console et l’aide à transformer ses fragilités en ressources — mais il la compare aussi à une autre fille, plus conforme aux attentes de son groupe de référence, et finit par se montrer blessant. Queen s’interroge alors, s’adressant davantage à elle-même qu’à lui, « Qu’est-ce que j’ai fait ? », actant les maltraitances affectives qu’elle a subies jusqu’ici et qui vont sans doute renforcer sa difficulté à s’ouvrir aux autres.

Cette dynamique se retrouve dans les relations amicales entre hommes. Paul, présenté comme un ami bienveillant, manipule Hugo en lui faisant croire que Colombe éprouve des sentiments pour lui, dans le but de gagner un pari lancé avec une autre membre du groupe sur la stabilité de son couple avec Queen. Derrière ce jeu apparemment anodin – « pour le fun » nous dit Paul – se révèlent rivalités et rapports de pouvoir tacites, où les verdicts sociaux priment sur les idéaux d’amitié. La mise en compétition des femmes et la défiance qui régissent les relations illustrent une mécanique ordinaire de l’entre-soi masculin. Hugo doit « profiter » de son nouveau corps, multiplier les conquêtes et éviter de s’attacher à une fille qui ne correspond pas à une féminité légitime.

Queen devient ainsi à la fois celle qui soutient, celle qu’on loue pour son physique et celle qui est dévalorisée. Son humour, son attention aux autres sont invisibilisées au profit de critères sociaux. Le film montre que l’apprentissage du désir et des relations ne relève pas seulement d’un choix individuel : apprendre à « être un homme », de surcroît dans un certain milieu de « cool kids » parisien·nes implique de désirer selon les codes du groupe et de rechercher la reconnaissance de ses pairs. Derrière la classe et l’âge, c’est bien le genre qui structure cette hiérarchie des attachements.

Enfin, le film rend visibles les déterminismes sociaux par les vêtements, les postures, et la peinture des premières expériences (sexualité, consommation de drogues, sorties…) avec un humour et une ironie particulièrement grinçantes. Les moments de gêne et de frictions rendent manifestes les oppositions entre personnages. L’expérience spectatorielle s’en trouve, à mon sens, enrichie puisque nous devenons témoins de ces situations de malaise que nous cherchons à tout prix à éviter dans l’ordinaire de la vie sociale. Si le film prend une tournure mélancolique, Aurélien Peyre renoue aussi avec certains codes de la comédie satirique où mensonges, quiproquos, décalages de perception et happenings révèlent, sous les conventions amicales et amoureuses, les difficultés à nouer des relations égalitaires et à instaurer un climat de confiance en amis.

Conclusion

L’Épreuve du feu ne raconte pas seulement une histoire d’amour contrariée au crépuscule de l’adolescence. Le film met en scène, à travers les interactions entre les personnages, la manière dont se construisent les trajectoires juvéniles et les relations affectives. Derrière l’apparente légèreté d’un été se révèlent des inégalités persistantes, entre ceux qui travaillent et ceux qui se reposent, entre femmes respectables et disqualifiées, entre goût jugé simple ou « vulgaire » et bon goût, entre corps légitimes et corps stigmatisés. La jeunesse et l’entrée dans la vie adulte apparaissent ainsi moins comme une transition naturelle que comme une série de rites de passage – « l’épreuve du feu » à laquelle renvoie le titre – faits de transgressions, de rappels à l’ordre, d’exclusions et d’une myriade de rapports de pouvoir qui laissent des traces durables dans la construction des individualités.

Ce premier long-métrage confirme un sujet central pour le réalisateur, l’expression des différences socioculturelles chez les jeunes adultes et les émotions qu’elles suscitent. Dans un entretien publié par le CNC, Aurélien Peyre revient sur sa progression du court au moyen, puis au long métrage, et souligne le rôle de la scénariste Charlotte Sanson comme consultante lors de l’écriture et du développement des personnages.


générique


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Partager


[1Bad Boys. Public Schools in the making of Black Masculinity. Ann Arbor : University of Michigan Press, 2001

[2Juliette Rennes, « Âge » dans Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2021

[3Le regard féminin, une révolution à l’écran, Éditions de l’Olivier, 2020