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Hommage à Bertrand Tavernier


Lynn A. Higgins / samedi 26 juin 2021

Du genre filmique au genre

Avec la disparition de Bertrand Tavernier le 25 mars 2021, le monde du cinéma a perdu une voix irremplaçable. Il va nous manquer, avec sa connaissance sans limites des films de toutes les époques et de tous les pays, ses interventions retentissantes dans les débats publics sur les questions de cinéma et de société, sa convivialité, tous les films qu’il aurait encore faits… Mais il nous a quand même donné une œuvre magnifique dans un vaste éventail de genres, allant du documentaire au mélodrame historique, de la science-fiction au western, du portrait familial intime à la satire politique. Il a puisé ses sources dans des romans, des documents d’archive et de presse, des interviews, des récits autobiographiques, des bandes dessinées. Parmi les plus mémorables de ses protagonistes, on peut croiser un modeste horloger lyonnais, un tueur en série qui se croit l’émissaire de Dieu, un petit fonctionnaire colonial qui pète les plombs, un saxophoniste afro-américain sur le retour, un vieil artiste peintre qui doute de son talent, un couple qui part adopter un enfant au Cambodge, une brigade anti-stupéfiants, un chevalier médiéval, plusieurs anciens combattants (de la Grande Guerre, de la « Guerre sans nom » en Algérie, des guerres de religion) et une fille de d’Artagnan. Malgré cette diversité de genres, d’époques, et de thèmes, l’œuvre de Tavernier forme un tout cohérent. Quand dans les interviews on voulait savoir ce qui l’inspirait, Tavernier répondait toujours que c’était, avant tout, le désir de comprendre.

Débuts dans le journalisme

Né le 25 avril 1941, Bertrand Tavernier est issu de deux vieilles familles lyonnaises. Sa mère, Geneviève Dumond, descend d’une dynastie de soyeux ; son père, René Tavernier, poète et éditeur, a joué un rôle important dans la Résistance intellectuelle à Lyon. Dans Confluences, la revue qu’il a fondée, il a publié notamment Louis Aragon, qui s’est réfugié avec Elsa Triolet chez les Tavernier pendant l’Occupation. Devenu parisien, Bertrand garda toute sa vie son amour pour sa ville natale, où il se battit pour préserver la maison familiale des frères Lumière avant de la transformer en une cinémathèque et un musée, l’actuel Institut Lumière (créé en 1982) qu’il a présidé jusqu’à sa mort.

Abandonnant ses études pour suivre sa passion pour le cinéma, le jeune Bertrand a commencé sa carrière en publiant des critiques de films dans les revues locales puis des articles dans Positif et les Cahiers du cinéma. Son dossier sur Jean-Pierre Melville a tant impressionné le cinéaste qu’il lui a proposé d’être assistant sur Léon Morin, prêtre (1961), puis le producteur Georges de Beauregard lui a proposé d’être attaché de presse. Tavernier a ensuite servi d’agent de presse à John Ford et Jean-Luc Godard, parmi d’autres. Tavernier continue dans le journalisme jusqu’en 1972, faisant des interviews qu’il publiera plus tard dans Amis américains : Entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood (2008). En 1970, avec Jean-Pierre Coursodon, il a publié une encyclopédie du cinéma américain, suivie en 1995 par une édition augmentée : 50 ans de cinéma américain.

Premiers films

Pour son premier long-métrage, le jeune cinéaste a fait deux choix audacieux. D’abord, l’anecdote de L’Horloger de Saint-Paul (1974) se situe à Lyon. Pour un débutant, trouver un financement n’était pas évident, mais quand un producteur lui a proposé de déplacer l’action à Paris, Tavernier a refusé net. C’était une histoire lyonnaise, avec des personnages profondément lyonnais, et il fallait que tout se déroule à Lyon. Pour que le film existe, Philippe Noiret, qui avait déjà accepté de jouer le rôle principal, a investi ses fonds personnels et sa réputation. Déjà légendaire, Noiret continuera à jouer dans huit autres films de Tavernier, un corpus dont l’acteur a déclaré : « je n’aurais fait que ces films de Bertrand, j’aurais eu une belle carrière. »

L’autre pari intrépide était celui d’engager Jean Aurenche (1903-1992) et Pierre Bost (1901-1975). Ce duo de scénaristes était célèbre depuis la petite enfance du cinéaste, pour avoir écrit des chefs d’œuvre tels que Douce (1943) et La Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara, La Symphonie pastorale de Jean Delannoy (1946), Jeux interdits (1951) et Gervaise (1955) de René Clément. Mais dans les années d’après-guerre, Aurenche et Bost étaient associés au “Cinéma de Qualité,” cette ambition culturelle destinée à élever le niveau du cinéma national pour résister à l’inondation de films hollywoodiens. Beaucoup de ces films de “qualité” étaient, en effet, des adaptations littéraires dont les « jeunes turcs » de la Nouvelle Vague cherchaient à se démarquer. Le duo Aurenche et Bost était la cible de l’article-manifeste “Une certaine tendance dans le cinéma français,” publié dans les Cahiers du cinéma en janvier 1954, dans lequel François Truffaut fustigeait le travail d’adaptation des deux scénaristes. « Aurenchébost » furent effectivement black-listés par les cinéastes et producteurs pendant presque 20 ans.

Ayant choisi ces co-scénaristes, Tavernier leur a fait adapter L’Horloger, d’après un roman de Simenon, déplaçant l’action du Connecticut des années 1950 vers la France de l’après 68. Le film raconte comment un jeune homme commet un meurtre et surtout l’histoire de son père, qui apprend, douloureusement, à tenir bon contre le qu’en-dira-t-on pour rester aux côtés de son fils. Tavernier faisait un geste analogue en choisissant ses scénaristes : il explique qu’en tant que très jeune cinéaste, il avait besoin de la perspective qu’apporteraient ses ainés pour raconter cette histoire de communication intergénérationnelle pleine de malentendus. L’Horloger de Saint-Paul fut couronné du prestigieux Prix Louis Delluc. Ainsi réhabilités, Aurenche et Bost ont co-écrit avec Tavernier le scénario de Le Juge et l’assassin (sorti en 1976), où un juge ambitieux (Noiret) affronte un tueur en série sur la toile de fond de la Belle Époque et de l’affaire Dreyfus, son hystérie contre l’anarchisme, ses hiérarchies sociales rigides et ses angoisses coloniales. Après la mort de Bost, Tavernier a continué à travailler avec Aurenche pour Que la fête commence (1975), ce portrait du Régent Philippe d’Orléans (Noiret), Coup de torchon (1981, avec encore Noiret), et un téléfilm sur Philippe Soupault. En 1984, en guise d’hommage, Tavernier a adapté un roman de Pierre Bost, avec Un dimanche à la campagne. Enfin, à travers son incarnation par l’acteur Denis Podalydès, Jean Aurenche réapparaît une dernière fois dans Laissez-passer (2002).

Si j’insiste sur ces continuités (et il y en a beaucoup d’autres), c’est que l’on peut reconnaître chez Tavernier un goût pour le travail en équipe, voire la création d’une « famille » de travail, ce qu’il appelle « un cinéma de partage ». Sur Léon Morin prêtre, en faisant son apprentissage du métier auprès de Melville, il s’est heurté à un style de travail autoritaire qu’il évitera par la suite, adoptant par contrecoup un style d’équipe, de camaraderie, de création collective.

Documentaires et semi-documentaires

Parmi les autres traits qui caractérisent l’œuvre de Tavernier, il y a la forme de son engagement : bien qu’il soit un homme de gauche qui n’a jamais hésité à affirmer ses positions sur l’actualité ou à tenir tête à la bureaucratie, son engagement tel qu’il se manifeste dans les films est plutôt social. Il était donc sans doute inévitable qu’il s’intéresse au documentaire. Certains de ces films revêtent une forme documentaire classique basée sur des interviews avec, par exemple, des immigrés face à la discrimination en matière de logement (De l’autre côté du périph’, 1997) et de justice (Histoires de vies brisées : Les ‘double peine’ de Lyon, 2001) ; avec des Noirs dans le sud des États-Unis (Mississippi Blues, 1984) ou avec des « appelés et rappelés » de la guerre d’Algérie qui, 30 ans après, parlent pour la première fois de leurs expériences (La Guerre sans nom, 1992).

Pour réaliser Des Enfants gâtés (1977), un film de fiction qui traitait déjà d’une question sociale, Tavernier a créé sa société de production, Little Bear, qui lui a permis l’autonomie artistique et financière nécessaire pour soutenir les projets qui correspondaient à ses engagements personnels, par exemple, La Question (1977) de Laurent Heynemann, adapté du livre de Henri Alleg (1958) qui révéla l’usage de la torture par les militaires français en Algérie, et la série de courts métrages, Lumières sur un massacre, organisée par Handicap International pour exposer la catastrophe humanitaire provoquée par les mines anti-personnelles dans les zones de guerre.

Par ailleurs, d’autres titres ont une forme narrative plus hybride et novatrice qui a permis au cinéaste de mélanger fiction et documentaire. Ces films réunissent des acteurs jouant des rôles avec des professionnels dans leur travail quotidien. Par exemple, des acteurs (notamment Philippe Torreton et le fils du cinéaste, Nils Tavernier) suivent les activités d’une vraie brigade anti-stupéfiants dans L627 (1992) qui révèle les défaillances et aussi l’héroïsme quotidien des policiers toujours en manque de ressources. Dans Ça commence aujourd’hui (1999), Torreton joue le rôle d’un enseignant aux côtés des institutrices et des enfants d’une école maternelle démunie dans le Nord. Tavernier a perfectionné ce genre moitié-fiction, moitié-documentaire avec Holy Lola (2004) au Cambodge. Dans les interviews, ses acteurs ne tarissent pas d’éloges sur Tavernier et le mode de travail convivial et collaboratif qu’il cultive pour développer une histoire qui est en partie scénarisée tout en restant en partie improvisée. Torreton, par exemple, raconte comment, pour Tavernier, « la partie tournage (…) était une fête, » et par conséquent, « le tournage est une histoire propre à lui-même ». Cette approche tisse une trame d’invention sur une chaine de situations réelles. Les débats autour de ces films ont sensibilisé le public et dans certains cas ont provoqué des améliorations concrètes durables.

Films historiques et questions de genre

Si ces recherches documentaires et semi-documentaires se poursuivent dans le contemporain, les fictions historiques de Tavernier sont peut-être les mieux connues, et c’est là où il a pu poursuivre des recherches sur les questions sociales avec plus d’envergure. Comme dans L’Horloger dans l’après 68, il se concentre sur les moments de transition et d’instabilité : la fin du Moyen-Age (La Passion Béatrice, 1987), les guerres de religion (La Princesse de Montpensier, 2010, adapté de la nouvelle de Madame de Lafayette), le crépuscule de la Belle Époque (Un dimanche à la campagne, 1984), le lendemain de la Grande Guerre (La Vie et rien d’autre, 1989 ; Capitaine Conan, 1996). Coup de torchon (1981), adapté d’un roman de l’américain Jim Thompson, est un néo-western apocalyptique qui met l’Afrique coloniale et l’éclipse de la « mission civilisatrice » française à la place de la ruée vers l’Ouest et le mouvement américain des droits civiques. Dans tous ces films, le portrait des mentalités d’autrefois et une mise en scène historiquement scrupuleuse coexistent avec une vision sociale moderne.

On peut mettre ces films historiques dans le genre du mélodrame, et c’est dans ce contexte que nous pourrons poser la question des représentations genrées dans l’œuvre de Tavernier. Dans ses drames historiques, après le désastre et dans le chaos d’une transition vers un nouvel ordre, on peut suivre le retour à la stabilité sociale et à l’autorité patriarcale dans La Fille de d’Artagnan et leur effondrement dans La Passion Béatrice. Dans le premier, nos héros déjouent un complot, renforcent le pouvoir monarchique et réinstallent le Roi Soleil sur son trône. Dans le deuxième, François de Cortemart incarne la chevalerie féodale et son suicide marque sa disparition. Les deux films suivent les conventions d’une variante importante du mélodrame qui fait de la vie privée et familiale le microcosme d’un panorama social plus ample.

Dans son incarnation hollywoodienne des années 1950, le mélodrame s’est souvent limité à sa formule conservatrice telle que l’on peut la trouver dans La Fille de d’Artagnan, mais le terrain du mélodrame est plus vaste et peut accueillir des possibilités plus subversives. Le cinéma de Douglas Sirk est souvent évoqué comme exemple des courants perturbateurs du mélodrame. Des films tels qu’All That Heaven Allows (Tout ce que le ciel permet, 1955) et Written on the Wind (Écrit sur du vent, 1956) révèlent subrepticement les ruptures dans la représentation conventionnelle des questions de race, de classe, d’âge et de genre dans la vie américaine. Dans 50 Ans de cinéma américain, Tavernier note cet usage politique du mélodrame : il fait l’éloge de There’s Always Tomorrow (Demain est un autre jour, 1955) avec son personnage qui dénonce l’hypocrisie et souligne surtout chez Sirk « cette prédilection pour les intrigues sentimentales, les passions excessives qui mettent à nu certains rites, certains rapports sociaux, pour les portraits de femmes marquées ou meurtries, pour une ironie […] vis à vis des institutions, des hiérarchies sociales, de la justice, de la police. »

Et comme Geoffrey Nowell-Smith l’a suggéré, même les excès de la forme mélodramatique ne suffisent pas pour contenir les contradictions du système social. Le refoulement de certaines vérités est nécessaire afin de maintenir la cohérence narrative et pour arriver à un dénouement lisible. Parfois, Sirk finit sans conclure en rajoutant une fin heureuse artificielle qui ne colle pas et qui semble au contraire signaler des eaux troubles. Ces analyses suggèrent que l’on peut sonder la critique sociale dans un film en identifiant les moments de rupture où la cohérence du personnage ou de la narration s’effondre. Ces fissures rendent aussi visibles le dysfonctionnement inhérent à la représentation naturalisée du genre.

La Fille de d’Artagnan est un cas spécial, parce que Tavernier n’en est pas l’auteur d’origine : le film est basé sur une idée originale du cinéaste italien Riccardo Freda. Tavernier en a pourtant co-signé le scénario (avec Jean Cosmos et Michel Léviant), il en a repris la mise en scène pendant le tournage, et sa société de production, Little Bear, a coproduit le film. Il résulte de ce mélange que dans le corpus signé « Tavernier, » La Fille de d’Artagnan est unique, et de façon instructive. A la différence de tous les autres, ce film aboutit à une conclusion définitive, et ce n’est pas une coïncidence si les institutions restent aussi en place : le Père regagne son autorité (qu’il détient en ligne directe de Dieu) et le système patriarcal est renforcé. Les autres films du corpus sont plus ouverts et plus ambigus, parfois jusqu’à l’incohérence. La fin des films est toujours cruciale, et si certains films ont l’air de s’épuiser sans conclure, c’est surtout dans ses dénouements que Tavernier en révèle l’enjeu émotionnel et idéologique sous-jacent. Quand le texte filmique n’arrive pas à contenir les contradictions entre une formule narrative conventionnelle d’un côté et l’histoire des personnages de l’autre, le récit devient incohérent et finit dans une impasse. Ces dénouements éclatés véhiculent la vision sociale du cinéaste. Toutefois, l’accent sur l’autorité paternelle persiste de façon plus ou moins explicite dans tous ses films historiques, et tous contiennent un portrait nuancé de la masculinité patriarcale.

Tout cela nous amène à poser la question : quel est le statut des femmes dans l’œuvre de Tavernier ? Parmi ses commentaires sur l’époque, La Passion Béatrice expose l’éventail des destins faits aux femmes à l’époque féodale. Une paysanne accouche et étouffe sa nouvelle-née. Quelques minutes après, Cortemart passe avec sa bande de chevaliers, et il la viole brutalement. Son agresseur n’est pas choqué qu’elle ait tué sa fille, déclarant que « les garces n’ont pas d’âme ». Béatrice voit d’autres femmes devenues sorcières ou ermites ou qui meurent brûlées vives. Sa grand-mère veuve subit une punition à perpétuité aux mains de son fils hypocrite. Son frère subit la plus cruelle humiliation imaginable : son père le force à s’habiller en fille. Bref, le film fait l’inventaire de l’impuissance féminine.

Les mères sont souvent absentes – décédée (L’Horloger, Un dimanche à la campagne, La fille de d’Artagnan), divorcée, partie, mise hors combat (Autour de minuit, Des enfants gâtés), absente sans explication (Lyon, le regard intérieur) – ou neutralisée d’une façon ou d’une autre (Daddy nostalgie, Une semaine de vacances, La Passion Béatrice). Ceci ne veut pas dire que l’œuvre manque de personnages féminins ni que les femmes manquent d’importance. Au contraire, dans chacun des cas, le film souligne les conséquences de cette marginalisation – sur les enfants, sur les hommes, sur la femme elle-même, sur la narration. L’œuvre de Tavernier propose une galerie de portraits de femmes extraordinairement détaillés, complexes et sympathiques, même dans les petits rôles. Nombreux sont les critiques qui ont noté que ces femmes fonctionnent comme boussole morale et donc qu’elles occupent le centre d’une configuration familiale, sociale et narrative qui semble vouloir les écarter. Quand il apprend que son fils a tué un homme, Michel Descombes (Noiret, dans L’Horloger) cherche conseil auprès de la femme qui l’a soutenu en élevant son fils après la mort de sa femme. Dans Autour de minuit, quand les protagonistes – Francis Borier (François Cluzet) et son ami jazzman, Dale Turner (Dexter Gordon) – perdent le nord, la fille adolescente de Francis, Bérangère, maintient le cap. Comme Béatrice de Cortemart et Eloïse d’Artagnan, elle a une tête raisonnable. C’est une formule que l’on voit à maintes reprises dans l’œuvre de Tavernier. Et dans Un dimanche à la campagne, malgré les contraintes imposées par sa famille et son époque, Irène Ladmiral (Sabine Azéma) revendique de « vivre [sa] vie comme [elle] l’entend. »

Bien que Béatrice et Eloïse soient des héroïnes éponymes, et bien que nous voyions le monde de ces héroïnes et d’autres personnages féminins à partir de leur point de vue à elles, il est incontestable que le personnage le plus imposant dans toutes les fictions de Tavernier est masculin, le plus souvent un père. Et on se souvient aussi que dans le système monarchique où vit Eloïse comme dans la vie féodale de Béatrice, une généalogie directe mène du père au roi et puis à Dieu. Ceci veut dire qu’au-delà du drame familial particulier raconté, ces mélodrames engagent à un niveau allégorique tout le système patriarcal.

Est-ce que sa sympathie envers ses personnages féminins et sa critique caustique de l’autorité et des institutions patriarcales permet de qualifier Tavernier de féministe ? Je dirais que oui, mais pas en raison de ses personnages féminins. Je proposerai plutôt que sa contribution à l’étude (et la contestation) des rapports de genre se dessine dans ses portraits masculins. On peut comprendre ses drames historiques surtout, mais aussi ses autres films de fiction et même ses documentaires, comme autant de représentations de la masculinité en crise. Comme dans le roman expérimental selon Zola, Tavernier plante ses personnages inventés dans des situations historiques ou contemporaines dans lesquelles sont manifestes les forces et les conditions qui les caractérisent, et puis le film imagine les voies qu’ils suivront. Très souvent, le cinéaste esquisse des dilemmes particuliers aux hommes : au sein de la famille, dans le monde du travail, à la guerre. Les films tracent chez ces personnages masculins une lente évolution—vers le meilleur ou le pire—qui révèle le système.

L’autorité paternelle en crise est donc aussi ce qui caractérise ses films en tant que mélodrames. C’est la perte de ce point de repère patriarcal – la disparition de ce que Peter Brooks appelle le « sacré » —qui déclenche les traits les plus connus du mode mélodramatique : l’hyperbole, l’extrême émotivité, l’opposition manichéenne du bien et du mal et le spectacle de l’innocence en danger dans un monde détraqué . Ces figures stéréotypées sont couramment associées aux personnages féminins comme le mélodrame est associé à un public féminin. Mais que se passe-t-il quand ces représentations traditionnelles sont déployées pour figurer les hommes ? Dans le cinéma de Tavernier, où le mélodrame véhicule la représentation de la masculinité, la notion de « mélodrame masculin » pourrait nous aider à comprendre pourquoi les films de Tavernier provoquent parfois un malaise : son œuvre brouille les distinctions traditionnelles et rassurantes qui maintiennent la séparation des genres dans les deux sens du terme, c’est-à-dire qui distinguent le cinéma « d’art » du cinéma populaire, l’émotion de l’engagement politique et social, et le mélodrame – un « cinéma de femmes » – des genres supposés masculins comme le documentaire, le western et le récit historique.

Nowell-Smith poursuit son analyse des ruptures narratives dans le mélodrame en identifiant les moments où une vérité sous-jacente éclate, malgré le récit superficiel qui s’efforce de la contenir. Il voit ces percées comme des moments de conversion « hystérique ». La force hystérique d’un récit surgit au moment où la matière refoulée réussit – même momentanément – à remonter à la surface. Il n’est pas surprenant que cet abrupt « retour du refoulé » bouleverse le réalisme et la cohérence de l’intrigue. Les émotions détournées s’expriment dans la mise en scène (les couleurs criardes, par exemple) et surtout dans la musique. Par conséquent, les personnages du mélodrame, qu’il soit post-sacré ou post-freudien (ou les deux), mènent une vie renfermée et claustrophobe où les vérités inacceptables et occultées menacent constamment de faire irruption et de perturber le déroulement prévu de leur histoire. Il arrive que ces moments de rupture provoquent des symptômes chez le personnage : par exemple, le Régent (Que la fête commence) finit par halluciner que sa main est pourrie et demande qu’on la lui coupe. Mais ils peuvent aussi prendre la forme d’un lapsus dans le récit lui-même. Ces possibilités peuvent nous aider à comprendre le caractère parfois désarticulé, voire expérimental, de certains textes filmiques de Tavernier.

Que la fête commence, Le Juge et l’assassin, et Coup de torchon, par exemple, finissent dans une scène apparemment détachée du reste du film et où l’action finit par se figer, dans un dispositif typique du mélodrame, que Brooks appelle un « tableau ». Rappelant les origines du genre dans le théâtre muet et le pantomime (et lié à la figure du personnage muet, autre lieu commun du mélodrame), le tableau dramatique est une façon de représenter l’indicible social sous une forme visuelle. Toutes ces figures sont une conséquence – et deviennent autant de représentations masquées – d’un savoir qui déborde les limites de l’expression dramatique réaliste. Entre les mains d’un Tavernier, les moments hystériques et les tableaux deviennent les symptômes d’un personnage (masculin) et d’une société en crise historique et existentielle. Ces protagonistes vivent dans un monde laïc : ils tiennent pour acquis qu’il n’y a aucun dessein céleste et ils se résignent à un quotidien ambigu, paradoxal et imprévisible. Leur manque de grandeur mythique leur interdit d’être tragiques. Ils sont au contraire profondément bourgeois. Leurs histoires sont ironiques et leur perspective est par conséquent plus moderne.

Autrement dit, que ce soit le silence de Dieu ou une logique sociale masquée et malveillante qui provoque le désordre, c’est comme si les contradictions étaient telles que ni le personnage ni la forme esthétique n’est capable de les résoudre. On peut noter aussi que les deux premiers de ces films, sortis en 1975 et 1976, avec L’Horloger de Saint-Paul de 1974, prolongent l’esprit de mai 68 en mettant en question l’autorité des institutions patriarcales : l’Église, la Loi et la famille traditionnelle. Chacun des trois films est construit sur une figure paternelle tourmentée par des doutes et mal à l’aise avec sa propre autorité. Et dans ces moments de crise de la masculinité dominante, ce sont les femmes – la petite prostituée du Régent, la maîtresse maltraitée du juge, l’institutrice dans la colonie – qui prennent la parole et qui marchent vers un avenir révolutionnaire.

On pourrait considérer sous le même angle les deux films sur la Grande Guerre, La Vie et rien d’autre (1989) et Capitaine Conan (1996), où c’est l’héroïsme guerrier qui est mis en question. Comme ailleurs, le cinéaste peint un moment de transition historique, ici l’après-guerre de 1918-1920, une période d’anomie où les individus comme la société cherchent à retrouver des repères, y compris les paramètres de la masculinité. Dans le premier film, c’est la mission officielle – mais aussi personnelle – du commandant Dellaplane (Noiret) de retrouver et d’identifier les morts et les disparus. Il s’acharne à la tâche malgré les ambitions et la bêtise invraisemblables d’une bureaucratie militaire qui préfère afficher une fiction cérémonielle glorieuse devant la nation. Dellaplane se trouve dans un état de crise, contraint à se redéfinir dans ses rapports humains et son sens de soi. Le deuxième film suit l’évolution – ou plutôt la désintégration – de Conan, tueur instinctif et intrépide contre l’ennemi allemand et puis bolchévique, mais qui, une fois démobilisé, se trouve incapable d’affronter la paix. Dans les deux films, le personnage principal doit refaçonner sa conception de la masculinité après une guerre pendant laquelle les vieilles identités masculines institutionnelles ont été adoptées sans question, avant de se révéler inutiles.

Et n’oublions pas La Princesse de Montpensier (2010), où Tavernier a développé un personnage mineur du roman de Mme de Lafayette pour le montrer dans une crise d’identité et de conscience : après avoir été témoin d’un massacre, le Comte de Chabannes se proclame pacifiste. Chez Dave Robicheaux, le protagoniste perturbé de Dans la brume électrique (2009), ce sont ses souvenirs personnels de la guerre (américaine) au Vietnam et la mémoire collective de l’esclavage et la guerre de Sécession qui provoquent une prise de conscience des dommages infligés sur lui-même et les autres par une masculinité traditionnelle toxique. Les scènes de violence sanglante sont rares dans l’œuvre de Tavernier, mais elles ont en commun l’accent mis sur les conséquences des sévices pour ceux qui les commettent autant que pour les victimes. On pourrait évoquer le documentaire, La Guerre sans nom (1992), où les anciens combattants d’Algérie parlent pour la première fois des effets permanents de leur expérience.

Ce survol rapide de la carrière de Bertrand Tavernier ne serait pas juste sans une évocation de son sens de l’humour et de sa générosité dont beaucoup de ceux qui l’entourait – y compris l’autrice de cet hommage – ont bénéficié largement. Lyonnais pour toujours, Tavernier – à la fois grand timide et profondément convivial – avait le génie du partage : de conversations, de rires, d’un bon repas autour d’une table amicale. Ses films, aussi, témoignent de la valeur qu’il accordait à l’amitié. Homme doux et gentil, il ne laissait pourtant passer sans commentaire aucune injustice ou absurdité bureaucratique. Fin observateur du comportement humain, son ironie était mordante. Au cœur de son œuvre il y a le souci de stimuler l’imagination et de susciter la conversation publique la plus large et la plus riche possible. Parlant dans un interview de sa tuberculose juvénile, il a évoqué les origines de son immense cinéphilie : "J’ai survécu grâce au cinéma. Il m’a donné de l’espoir. » Ses films continueront longtemps à nous donner de l’espoir.


Filmographie de Bertrand Tavernier

1963 « Baiser de Judas » (sketch dans Les Baisers)
1964 « La Chance explosive » (sketch dans La Chance et l’amour)
1974 L’Horloger de Saint-Paul (Prix Delluc)
1975 Que la fête commence
1976 Le Juge et l’assassin
1977 Des enfants gâtés
1980 La Mort en direct
1980 Une semaine de vacances
1981 Coup de torchon
1982 Philippe Soupault et le Surréalisme (téléfilm)
1984 Mississippi Blues
1984 Un dimanche à la campagne
1986 Autour de minuit
1987 La Passion Béatrice
1988 Lyon, le regard intérieur (téléfilm)
1989 La Vie et rien d’autre
1990 Daddy nostalgie
1991 « Pour Aung San Suu Kyi, Myanmar’ (dans Contre l’oubli, par Amnesty International)
1992 La Guerre sans nom
1992 L627
1994 La Fille de d’Artagnan
1995 L’Appât
1996 Capitaine Conan
1997 De l’autre côté du Périph’
1997 Sketch dans Lumieres sur un massacre, par Handicap International)
1999 Ça commence aujourd’hui
2001 Histoires de vies brisées : Les ‘Double peine’ de Lyon
2002 Laissez-passer
2004 Holy Lola
2009 Dans la brume électrique
2010 La Princesse de Montpensier
2012 Quai d’Orsay
2015 Voyage à travers le cinéma français


Bibliographie sélective sur Bertrand Tavernier

Bion, Danièle (1984), Bertrand Tavernier, Cinéaste de l’émotion (Hatier)
Douin, Jean-Luc (2006), Bertrand Tavernier : Cinéaste insurgé (Ramsay)
Hay, Stephen (2000), Bertrand Tavernier, The Filmmaker of Lyon (Taurus)
Higgins, Lynn Anthony (2011), Bertrand Tavernier(Manchester)
Higgins, Lynn A. & T. Jefferson Kline, eds. (2016), Bertrand Tavernier, Interviews (Mississippi)
Raspiengeas, Jean-Claude (2001), Bertrand Tavernier (Flammarion)
Zants, Emily (1999), Bertrand Tavernier : Fractured Narrative and Bourgeois Values (Scarecrow)

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