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Il n’est pas certain que l’exubérant film de Shuchi Talati sur le passage à l’âge adulte, Girls will be Girls, audacieux et assez explicite mais étrangement sobre, soit un jour distribué dans les salles en Inde. Présenté au récent festival de Sundance, où il a été accueilli avec un enthousiasme débordant, il comporte des scènes érotiques et témoigne d’une franchise sur la sexualité des adolescent·es qui risque d’aller trop loin pour le public indien. S’il est distribué en Inde, ce sera probablement avec des coupes massives qui priveront le film de l’essentiel de son caractère ludique et de son riche contenu féministe. Comment les tâtonnements sexuels d’une adolescente indienne peuvent-ils espérer recevoir l’aval de la censure, alors que même le baiser de Daniel Craig dans 007 Spectre a été impitoyablement coupé ?
Le premier long métrage de la scénariste et réalisatrice Shuchi Talati est un hymne à la libération féminine, une ode à l’éveil sexuel, qui remet en question une société qui reste fortement répressive et patriarcale, une société qui exerce un contrôle inflexible sur les attitudes et le comportement sexuels des femmes.
Le film se déroule dans un pensionnat mixte de l’élite, situé dans les contreforts de l’Himalaya, où de riches parents indiens envoient leur progéniture pour qu’elle reçoive une éducation « anglaise ». Le film se focalise sur la relation amoureuse qui s’amorce entre Mira, 16 ans, une parfaite sainte-nitouche, et un nouvel arrivant, qui est en quelque sorte un mauvais garçon charmeur.
Mira vient d’être la première femme nommée déléguée de son pensionnat huppé (parfaitement interprétée par Preeti Panigrahi, qui a remporté le Prix spécial du jury à Sundance 2024), lorsqu’elle croise le regard de Sri (Kesav Binoy Kiron), un nouvel arrivant arrogant qui vient de Hong Kong. Si cette écolière parfaite est appréciée par ses professeurs, elle suscite un fort ressentiment misogyne parmi les jeunes boutonneux qui composent la classe de terminale. Cependant, les traditions règnent en maître, même dans ce cadre mixte et « moderne ». Les élèves filles sont soigneusement contrôlées - les jupes doivent tomber en dessous du genou et les contacts avec les garçons se limitent à des questions strictement académiques.
Malgré la toile de fond himalayenne, dont nous n’avons que des aperçus, le film a un caractère intime, presque claustrophobe, quand Talati sonde l’intimité croissante des deux jeunes amoureux. La chef opératrice Jih-E Peng capte la tension et l’intensité de la relation qui prend son envol lors d’une séance nocturne d’observation des étoiles du club d’astronomie sur la terrasse de l’école. Des gros plans serrés mettent en évidence la maladresse de Mira et l’empressement de Sri, la pudeur de l’une contrastant parfaitement avec la témérité grandissante de l’autre.
Leur idylle naissante ne reste cependant pas longtemps cachée. La mère de Mira, Anila (Kani Kusrati), une ancienne élève de l’école, jeune et branchée, dont les aspirations romantiques ont peut-être été réprimées naguère, entre en scène. Les examens de fin d’études approchent et Anila décide de camper dans son ancienne maison, près de l’école, pour aider sa fille à passer le cap. C’est l’occasion rêvée pour la mère de rattraper le temps perdu en s’immisçant dans leur romance naissante, dans un mélange inconfortable de méfiance vis-à-vis de sa fille et d’attirance envers le jeune homme qui la courtise. Sri devient un personnage incontournable de la maison, car il fait simultanément la cour à la mère et à la fille, ce qui donne lieu à des scènes pénibles qui menacent parfois de submerger un récit par ailleurs solidement ancré dans la réalité. La tension palpable entre la mère et la fille est superbement maintenue grâce aux performances remarquables de Panigrahi qui résiste passivement, et de Kusrati qui la soutient avec sollicitude.
Talati excelle à nous donner des aperçus de l’éveil sexuel de Mira, de son désir obstiné de briser les tabous et d’expérimenter, de ses tentatives de masturbation et d’examen minutieux de son corps. Le visage de Panigrahi, malgré toute son innocence d’adolescente, est incroyablement mobile et enregistre les plus infimes émotions, et la caméra qui s’attarde sur son visage capture parfaitement ses traits adolescents, son émerveillement, sa curiosité, sa colère, sa peur de la trahison.
Deux moments forts rythment le film : la crise intime qui se déroule dans la maison entre les trois protagonistes, et l’incident public dans les locaux de l’école avec l’humiliation et la fuite de Mira. Sa colère longtemps refoulée et sa frustration face au comportement incompréhensible de sa mère remontent à la surface après que sa mère a obligé le jeune homme à dormir à ses côtés dans son propre lit, soi-disant pour s’assurer que les deux adolescent·es ne se livrent pas à des contacts physiques répréhensibles.
Une mère indienne, même « moderne et ouverte », passerait-elle la nuit enfermée dans sa chambre avec le petit ami de sa fille alors que celle-ci fulmine à l’extérieur ? C’est là que le scénario perd le contact avec la réalité dans un récit par ailleurs magnifiquement construit et crédible. Talati laisse planer une ambiguïté troublante sur ce qui se passe exactement entre Anila et Sri cette nuit-là.
Plus tard, lors d’une fête scolaire, Mira, qui joue le rôle de la directrice de l’école à l’occasion de la Journée des enseignants, où les élèves les plus âgés endossent le rôle de professeurs, est huée, malmenée et poursuivie par un groupe de jeunes hommes testostéronés, habités par un sentiment de masculinité blessée. Sri n’est pas parmi eux, mais il n’est pas non plus parmi ses sauveurs. Au moment de l’ultime trahison et de son plus grand péril, c’est Anila, cette même mère détestée, qui vient à la rescousse de sa fille.
Voilà encore un film d’une jeune réalisatrice indienne qui aborde des questions telles que la misogynie et les normes socio-sexuelles qui pèsent sur les femmes. Talati les explore d’une manière réfléchie, significative. Et si la violence physique reste discrète, la brutalité émotionnelle marque le récit.