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Juho Kuosmanen / 2021

Compartiment N° 6


Lora Clerc / samedi 20 novembre 2021

Une rencontre aussi improbable qu’inoubliable…



Nous sommes en compagnie de Laura, étudiante en archéologie et finlandaise (Seidi Haarla) et de Liokha [1] (Iouri Borisov), ouvrier et russe. Laura entreprend, un hiver finissant, de se rendre à Mourmansk : elle veut voir les pétroglyphes, symboles de « permanence » depuis la préhistoire, récemment découverts.

Elle doit partir avec sa professeure qui est aussi son amoureuse, Irina (Dinara Droukarova [2]), une « amoureuse » un rien mondaine qu’il ne faut pas présenter comme homosexuelle : « Irina loue une chambre à Laura ». On peut penser que, dans les années 90 et à Moscou, une professeure d’université peut discrètement entretenir une relation amoureuse et sexuelle avec ses étudiantes, du moment qu’elle reste clandestine… C’est la fête chez Irina, avec l’élite cinéphile moscovite. La presse « people » russe nous apprend qu’il s’agit des « vraies » personnes [3], pas d’acteurs : un « monde » qui intimide Laura et la met mal à l’aise. Finalement, Irina ne partira pas à Mourmansk, laissant Laura dans une forme d’incertitude.

En route pour le Nord ! Départ de Moscou, arrivée aux mieux environ quarante heures plus tard, sans doute plus. Les 2000 kilomètres ferroviaires les plus nordiques de la planète se parcourent à petite vitesse, avec de longs arrêts à Saint-Pétersbourg et Petrozavodsk. La RJD, la SNCF russe, mentionne une bonne trentaine d’arrêts.

Et tout commence mal, très mal.

Laura s’installe dans le compartiment où est déjà installé Liokha. La petite table est couverte de provisions : bocal de cornichons, clémentines, boissons. Le voyageur prudent sait devoir être prévoyant : le voyage est un peu long. Liokha est dans un état d’ébriété avancée dont il sortira avec une bonne gueule de bois. On échange des regards.

Audacieux, il se lance : « Tu vas où ? » - « À Mourmansk ». Lui aussi va à Mourmansk. « Tu fais quoi ? » Silence. Liokha lui pose des questions agressives : « Tu vas vendre ta chatte ? » - il la prend sans doute pour une prostituée. Elle s’offusque en silence, demande vainement à changer de compartiment. « Et alors, tu crois que tu as le choix ? », s’exclame la « provodnitsa » (Julia Aug) - que je traduirais volontiers par « pourvoyeuse » : elle contrôle billets et passeports, énonce le règlement, distribue le linge, s’assure que le samovar du train est plein d’eau chaude, sert le thé, met de l’ordre, balaie, astique, engueule… Autoritaire et peu aimable : c’est la fonction. Pas le choix. À l’arrivée à Saint-Pétersbourg. Laura sort, décidée à retourner à Moscou. Elle appelle Irina, qui, pressée et distante, n’a guère le temps de parler. Retour au compartiment. L’incertitude grandit, en même temps que l’appréhension à retrouver ce soûlographe de Liokha. Laura est finlandaise, « occidentale », elle a à l’égard des comportements russes les mêmes préventions qu’auraient une Américaine ou une Française.

Le train : rien à voir nos TGV aseptisés. Compartiment à l’ancienne, dit « coupé [4] », 2e classe [5], quatre couchettes, une table, une fenêtre et une porte. Liokha a la couchette du bas, Laura la couchette du haut, en face. Il y a la chanson des rails, les coups de frein, les grincements. Il y a le couloir, et son tapis. Et puis les toilettes, rudimentaires, avec ou sans eau. Et le sas entre les wagons, sans éclairage et terriblement froid. L’état du wagon, mais surtout les objets visibles dans le film laissent à penser que nous sommes dans la seconde moitié des années 90 russes : Laura a un caméscope, il y a des cabines téléphoniques sur le quai, la Jigouli (voiture populaire) poussive conduite par Liokha…

Liokha, ayant émergé des vapeurs d’alcool, a des questions « normales » : comment on dit « bonjour », « au revoir », en finlandais ? Et « je t’aime » ? – « Haista vittu » (« Va te faire foutre »).

Liokha répète. La conversation reprend. « Pétroglyphes, c’est quoi ? » - « Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où on vient », répète Laura (après Irina), ce cliché universel qui laisse Liokha rêveur. Et lui, que va-t-il faire à Mourmansk ? « Faire du blé » dans les mines. Il est ouvrier, il vend sa force de travail. Le paysage défile, lointain, flou : les bouleaux, les plaines enneigées, les pâles lumières des villes et villages, les petites gares bleues. De toute façon, la vitre est salie, givrée ou embuée. Laura filme avec son caméscope d’infimes détails : la trace du corps de Liokha dans sa couchette, la chaussette qui traîne, le rideau qui flotte devant la vitre. Le compartiment est un huis-clos bourré de silences. Que peut-on faire ? Observer, regarder, se parler : il n’y a rien comme les trains pour converser, se souvenir, se mettre à découvert sans jamais se dénuder. On sait que ce sera bientôt fini, qu’on ne se reverra pas. « Commet il s’appelle, ton mec ? – « Irina ». Pas d’effroi dans le regard de Liokha. Ce huis-clos exige une forme d‘intimité délicate. De nouveaux voyageurs s’installent ? On se retire dans son quant-à-soi : une mère de famille et ses enfants cassent le fil qui se tendait entre Laura et Liokha ? Ils auront la bonne idée de descendre rapidement. Un Finlandais désargenté, guitare en bandoulière, s’installe plus tard, irritant Liokha qui semble se retirer du jeu, et à un arrêt fait dangereusement le clown sur le quai. Il ne s’agit pas vraiment de jalousie, peut-être d’un dépit un peu enfantin. En quittant bientôt le train, le Finlandais vole à Laura son caméscope, qui contenait toute sa vie, les fêtes, Irina, les voyages…

Mais on peut sortir de la « boîte » qu’est le compartiment. En traversant le wagon communautaire où l’on parle, dort, joue aux cartes, se dispute dans un parfait désordre, on trouve le wagon-restaurant et son décor grand genre. On peut s’isoler au bout du train, le nez sur la vitre d’où l’on voit filer les rails, les poteaux, la nuit. On peut aussi prendre la tangente : Laura et le Finlandais, en quête d’on ne sait quoi dans un village où s’arrête le train, tombent sur de charitables arsouilles qui leur offrent une bouteille de vodka trafiquée.

Arrêt à Petrozavodsk, pour une grande nuit. Liokha a invité Laura à passer la nuit chez « quelqu’un qui a un chat, un poêle à bois et qui n’est pas jeune ». Pour Laura, c’est simplement incongru. Mais Liokha trouve une Jigouli qui marche– « j’ai des relations » : Laura monte dans la voiture. Qu’est-ce qui l’attend ? Le spectateur partage ses craintes. Mais il s’est installé comme une amorce de confiance. Liokha, tout sourire : « Je suis un mauvais garçon ? » Laura ne dit rien, ce qui est une forme de réponse. Ils rendent visite à une « babouchka » (la mère, la grand-mère, la tante ? une de ces femmes sans âge dont la Russie a le secret), au chaud dans une isba bleue. Liokha file dormir, Laura reste parler avec la bonne dame qui l’accueille, c’est joyeux. Elles boivent, échangent des propos aussi métaphysiques que banals. Laura, le lendemain matin, observe Liokha couper du bois et le rentrer dans la maison, un geste simple et généreux.
Le voyage se poursuit, entre wagon-restaurant et compartiment. La défiance s’est estompée, Laura et Liokha ont mis de côté toute agressivité, peuvent se moquer l’un de l’autre, être en désaccord sans se fâcher, affirmer chacun.e qui il/elle sont : différents, mais dans le même train, dans le même espace, ensemble avec des objectifs différents.

Arrivée à Mourmansk. Laura trouve un hôtel, Liokha part vers la mine. Trouver les pétroglyphes ? En cette saison ? Impossible. Laura part alors jusqu’à la mine, laisse un mot pour Liokha, qui passe à l’hôtel : il a des relations - un taxi les mènera sur les rivages glacés. Un pêcheur accepte, malgré le risque de tempête, de les déposer sur les rochers. Quel horizon, que d’air, quelle liberté !

On ne nous montrera pas les pétroglyphes que veut découvrir Laura, mais on assiste à une bataille de boules de neige entre les deux :

on se roule par terre, on se touche, on glisse, on tombe, on s’embrasse, on fourre le nez dans le cou de l’autre, comme des enfants. Il y a l’air, l’horizon infini, la tempête et la fin de la tempête. Nos héros, héros de rien, se séparent à Mourmansk. Laura prend un taxi pour rallier la gare : le chauffeur de taxi lui remet un mot de Liokha, avec une tentative de portrait de Laura, et en finlandais les mots qu’elle lui avait confiés au premier jour : « va te faire foutre » (« Haista vittu ») - quand il pense lui dire qu’il l’aime ! Ils savent qu’ils ne se reverront jamais.

Il faut bien 2000 km de huis-clos – et la performance des deux acteurs principaux – pour décrire avec subtilité la naissance d’une tendresse quasi-fraternelle entre des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement. Liokha – Iouri Borisov, considéré en Russie comme un très grand acteur - est tout entier dans ses regards, son crâne tondu, les avancées ou les retraits de son corps, son sourire, ses ivresses. Correspond-il à un stéréotype culturel de la masculinité russe, du style « bandit au grand cœur » ? Pas tout à fait ! D’une part, Liokha n’est pas un délinquant, mais un ouvrier qui veut « gagner du blé ». D’autre part, la vodka et l’alcoolisme étaient, et restent (de façon moins massive) de vrais problèmes, l’ivresse désinhibant ses consommateurs : un tiers des violences conjugales en Russie sont dues à l’alcool.


Vu de Russie

La critique russe fait plus qu’admirer le film. Pour l’un, « c’est le meilleur film de l’année », pour un autre, « ce film finlandais est vraiment russe ». Et il l’est. Les louanges sont unanimes : « Le cinéma est un vrai miracle, quand une simple vie humaine est sous nos yeux, et qu’un écran blanc la rend plus grande, plus grave, plus sensible. » La critique met aussi en évidence le caractère tchékhovien du film – donc à prendre au sérieux -, jamais remarqué par la critique occidentale. Tchékhovien par son titre : « Compartiment N° 6 » est un clin d’œil à la nouvelle de Tchekhov traduite sous le titre « Salle N° 6 » (Палата № 6), qui traite – sur fond d’hôpital psychiatrique – de la difficulté de parler, de s’écouter, de se comprendre. Et par cette remarque de Tchékhov traversant la Russie d’ouest en est : « Quant aux vagabonds que je devais rencontrer sur ma route et dont on m’avait fait peur, ils ne sont pas plus redoutables pour le voyageur que les lièvres ou les canards. » ; ou encore : « Ici, comme chez Tchekhov, chacun avance ses arguments au bon moment. » Plusieurs critiques mettent en évidence la distance entre avec le roman de la Finlandaise Rosa Liksom [6] dont s’inspire le scénario, où une jeune Finlandaise s’installe dans le train qui la mènera jusqu’à la ville mythique d’Oulan-Bator. C’est avec Mitka, un soldat retour d’Afghanistan hospitalisé en psychiatrie, qu’elle aurait dû réaliser son rêve, mais la voici seule dans ce compartiment n° 6. Quelques instants avant le départ, un homme la rejoint. Vadim Nikolaïevitch Ivanov est une véritable brute qui s’épanche sur les pires détails de sa vie, sans jamais cesser de boire…

Côté internautes, c’est moins tranché : « Ce pays n’est pas un empire à la veille de s’effondrer, mais simplement un très grand espace gris. » « Pas d’amour, pas de pétroglyphes, pas de bonheur, juste de l’air. » « Kuosmanen regarde la Russie en bon voisin, étranger, mais plutôt doux. » D’autres font part de leur émotion. Avec une certaine ironie : « La vodka comme symbole de la Russie, son seul trésor national. Le “cul du monde” total et infini, comme Liokha appelle sa patrie, s’étend à l’horizon, un cul plein de mélancolie sans joie et absurde. Avant la première gorgée de vodka, bien sûr. » Ou en internationaliste : « C’est un film sur ce qu’il y a d’humain en chacun de nous, quelque chose qui n’a pas de nationalité. » « Le film est à certains égards quelque peu naïf, ou au contraire, subtil. » Les plus familiers des voyages en train « made in Russia » s’extasient sur le retour à une véritable humanité de la « provodnitsa »… [7]

De son côté, Juho Kuosmanen dit de son film : « Comme nos personnages, les cinéastes sont agités et toujours en mouvement, ils viennent de quelque part, vont quelque part et ne pourront probablement jamais arriver à destination. Mais à la fin, il y a un moment fugace pour regarder l’océan et respirer, pour s’appuyer sur l’épaule de quelqu’un et pour s’endormir. Et quand on se réveille, tout le monde est parti. » Tout le monde est parti, soit, mais se sont dégonflées entretemps les possibles haines, les conflits inutiles, les méfiances réciproques. C’est juste bien.


générique


Polémiquons.

  • Moui, pour un site de critique féministe je ne pensais pas que vous seriez aussi dithyrambique sur ce film... Qui a créé chez moi un sentiment de malaise face à ce huis-clos forcé entre l’héroïne et un homme inconnu, tout de suite vulgaire et misogyne avec elle ("tu vends ta chatte ?" est une de ses premières questions), puis flippant quand il la suit et lui fait peur alors qu’elle cherche à s’enfuir en vain de ce compartiment étroit. Et le voyage dure plusieurs jours...
    Je pense ne pas me tromper en affirmant que cette situation représenterait un cauchemar pour à peu près toutes les femmes sur Terre.

    Et pourtant... Le réalisateur (un homme, faut-il le préciser) en vient à romantiser ce huis-clos contraint en induisant progressivement un attachement assez improbable de l’héroïne pour cet homme. J’ai vu une internaute parler d’une sorte de "syndrôme de Stockholm" pour décrire cette relation, et je suis assez d’accord avec elle. Puisque je ne peux pas partir, je vais m’en faire un allié, quelque chose comme ça. Et miracle, cet homme devient gentil avec elle en fait, il fallait juste lui laisser sa chance. Enfin il a quand même des accès de colère quand elle sympathise avec un autre homme, mais bon, c’est un brave gars dans le fond, c’est comme ça un homme, ça a des pulsions...

    Ce qu’on apprend dans ce film pourrait être : laissez tomber le lesbianisme, ça ne fonctionne pas, tournez-vous plutôt vers le premier macho venu, dont vous tomberez inexplicablement amoureuse et qui se révélera finalement dévoué et touchant, en plus de vous sauver dans votre quête - ici celle des pétroglyphes. (Attention danger, ne reproduisez pas ce schéma chez vous, vous risquez d’être déçues dans la vraie vie !)

    Voilà. Et en plus de cette invraissemblance de l’histoire d’amour, je voulais mentionner les nombreux clichés présents qui assimilent la pauvreté à l’alcoolisme, à la saleté et à une forme de bêtise (cf le running gag avec Liokha qui n’arrive jamais à se souvenir du mot "pétroglyphe", pourtant présent tout au long du film... Au bout de 5 fois ça commence à être un peu lourd).

    Bref, je n’ai pas été touchée par ce film qui j’ai trouvé aussi trèèès long.

  • @As : oui je suis d’accord. J’ai plutôt apprécié ce film pour différentes raisons, et je connais très mal les contextes Russe et Finlandais pour repérer les références que Lora Clerc évoque, mais oui j’ai trouvé bien malaisant que l’instinct de préservation de la personnage principale, après avoir subi une agression sexuelle (et pas seulement verbale puisque quand elle ne répond pas à la question "tu vends ta chatte ?" Lyokha cherche à lui toucher le sexe et que c’est là qu’elle s’enfuit du compartiment et cherche en vain où dormir ailleurs) soit finalement représenté comme erroné, comme un truc à dépasser. Un problème à elle, en fait pas à Liokha.

    J’ai même eu l’impression que sa réaction d’évitement du début était en cohérence avec l’arc général de ce personnage, à savoir qu’au début elle est douloureusement timide, mal à l’aise, renfermée, on comprend que son manque de confiance en elle est un peu exploité par Irina qui a entièrement l’ascendant sur elle, bref il est clair qu’elle a besoin de prendre des risques, de se lâcher un peu. Et du coup mis dans ce contexte, il m’a semblé que lorsqu’elle fuit le compartiment le 1er soir on doit comprendre ça comme faisant partie du manque de solidité émotionelle de ce personnage. Ce qui me semble un peu border comme idée. Je sais pas si c’est clair ce que je dis ? C’est peut-être juste moi, je sais pas ?

    La seule piste qui pouvait rendre tout ça un peu... disons crédible, compréhensible (quoique limite) pour moi c’est que Liokha était extrêmement bourré dans cette première scène, et que dans la suite du film on ne le voit plus boire autant, et donc je me suis dit, "ok elle a compris qu’il est dangereux quand il boit mais pas quand il est sobre". Mais bon. C’est pas ouf comme solution. D’autant que la place de l’alcool n’est pas questionnée par ailleurs, il y a même ce moment où il fait la gueule et elle lui offre des bouteilles, bon ça ne colle pas trop en vrai.

  • L’article de Lora Clerc décrit bien Compartiment 6 et donne des indications intéressantes sur sa réception en Russie, mais il épouse totalement le point de vue du film. Comme As et milu, ce film m’a mise mal à l’aise dans sa représentation genrée finalement très convenue : une jeune étudiante cultivée mais timide tombe amoureuse d’un ouvrier un peu loubard (’rough trade’ diraient les Britanniques). La trajectoire du récit est ’téléphonée’ dès que Laura met les pieds dans le compartiment et que nous découvrons Liokha qui boit la vodka à la bouteille mais est interprété par un acteur extrêmement charismatique. Le film comforte l’idée que l’ouvrier harceleur sur les bords est plus ’authentique’ que le bourgeois qui parle bien et joue de la guitare mais vole la caméra de Laura. Je ne connais pas le travail de ce réalisateur finlandais, mais Compartiment 6 est un exemple typique du cinéma d’art et d’essai européen dont la mise-en-scène s’investit dans une certaine forme de réalisme : caméra très mobile qui suit les acteurs de près (abus de gros plans à mon avis), décors et couleurs délibérément glauques, absence de maquillage et de glamour, ambiguités et fin ouverte (qui est la vieille dame ? Laura et Liokha se reverront-ils ou pas ? Naturellement, on ne nous montrera pas les fameux pétroglyphes). Un style cinématographique qui a tendance à faire oublier que ces personnages sont des constructions culturelles et idéologiques. Pour moi, le film est original et il tient en haleine tant que l’on est dans le train, mais quand les personnages arrivent à Mourmansk, c’est plutôt la barbe.

  • @milu Oui merci beaucoup de rappeler qu’au début Liokha ne tient pas seulement des propos misogynes mais tente également une agression sexuelle sur Laura... Ce qui n’est étonnamment pas évoqué dans la critique de Lora Clerc.
    Pour moi ce film est dangereux car il propage l’idée qu’il faut faire l’effort de mieux connaître son agresseur, ne pas le juger trop vite (qu’il ait été soûl au moment de l’agression ou pas) et le pardonner, car en creusant un peu on peut tomber sur un type bien. Et le distingo qui est fait entre Liokha soûl (agresseur) et Liokha sobre (gentil) contribue il me semble à minimiser la gravité de ses actes en les mettant sur le compte d’un état passager. D’ailleurs jamais il ne s’excusera de son comportement du début avec Laura, on est pour ainsi dire passés à autre chose.

    Je suis d’accord avec votre analyse du personnage de Laura, sur le fait qu’elle est d’abord présentée comme quelqu’un de renfermé, de pas fun, même quand elle agit simplement pour sa survie en cherchant à s’échapper de ce compartiment. Et le rôle de Liokha va être de la "décoincer", de lui faire profiter de la vie... Qu’il ait voulu l’agresser sexuellement au début n’est finalement pas important (et participe de cet élan pour lui faire lâcher prise ?).
    Le réalisateur joue beaucoup sur la mise en scène de l’impuissance de Laura : impossibilité de quitter le compartiment, d’être aidée par la dame du train ni par sa compagne (aucune sororité dans ce film). Mais qu’elle soit victime de cette situation est présenté comme positif pour elle finalement, vous voyez, subir la présence de son agresseur l’aide à s’ouvrir à la vie... Il suffisait de se laisser faire.

    Film d’auteur ou pas, ce film est malheureusement une illustration de la culture du viol.

  • @Ginette V : Merci pour cet éclairage très intéressant. J’ai hésité à évoquer ces tropes sur les cols bleus qui seraient plus "authentiques" etc parce que je sais pas si le contexte culturel d’origine décale peut-être cette lecture, enfin disons que j’ai pas le bagage pour critiquer ça. Après le fait qu’un film étranger (hors USA) soit distribué en France indique bien souvent en soi qu’il vient confirmer certaines idées reçues, certains clichés sur le pays d’origine. En tout cas ce que Lora Clerc rapporte de la réception du film en Russie semble indiquer qu’il a été perçu moins comme une histoire singulière que comme une sorte d’allégorie de la Russie profonde, donc ça va dans votre sens.

    @As : mais grave ! D’autant plus que, franchement. C’était pas *nécessaire* scénaristiquement cette agression sexuelle. Je veux dire, si le réal avait voulu mettre en scène cette tension entre une étudiante coincée et pleine de préjugés, et un prolo qui lui fait comprendre la vraie vie etc. Bah OK, ça reste un peu bateau mais c’est pas grave, mais ça pouvait fonctionner de la montrer se méfier de Liokha pour des mauvaises raisons, ou en tout cas des raisons superficielles. Il est bruyant, il est grossier, je sais pas quoi. Mais à partir du moment où leur toute première interaction tourne direct à l’agression sexuelle ??? C’est vraiment assumé en fait le discours comme quoi il faut passer outre, c’est parce qu’elle sait pas rigoler, au fond si il faut c’est un type bien, etc.
    Ça craint.

  • @milu Oui c’est très bizarre comme message véhiculé par le film... Et malheureusement l’idée que Laura dépend de Liokha mais que c’est quelque chose de positif est bien reprise tout le long de l’histoire.
    En fait Laura est un personnage empêché dans à peu près tout ce qu’elle entreprend (compagne distante qui ne veut pas faire le voyage avec elle, impossibilité de quitter le compartiment après la tentative d’agression de Liokha, vol de son caméscope qui est un objet important pour elle...). La seule quête qui la caractérise et qui lui est laissée de vivre jusqu’au bout est celle des pétroglyphes. Enfin au début elle se heurte encore à une impossibilité d’y aller seule. Il faut l’aide de Liokha pour que son rêve se réalise. Et puis... On comprend que cette arrivée au but n’est pas importante finalement, puisque les pétroglyphes et la joie de Laura ne sont pas filmés. Ce qui compte vraiment, c’est sa rencontre avec Liokha, son "sauveur", peu importe comment elle a démarré.
    L’histoire d’amour d’une femme malmenée et dépendante et d’un homme agresseur mais plein de ressources. Personnellement je ne vois rien de féministe là-dedans...

  • Au tout début une jeune femme, étudiante, lesbienne, est plus ou moins fêtée lors d’une soirée entre personnes de même acabit : elle part seule à l’autre bout du monde, seule car son amoureuse la lâche futilement au dernier moment.
    Compartiment 6, elle entre en contact avec un autre monde : un jeune homme à priori frustre mais alcoolisé l’agresse verbalement et à un geste déplacé : une agression à caractère sexuel. La tension est immédiate et elle durera.
    Pour autant, à la fin du film, ces deux jeunes personnes jouent comme des enfants (c’est-à-dire sans caractère sexuel) sur la glace et dans la neige. Que sait-il passé ?
    De ce compartiment nul ne peut s’échapper et le danger peut venir d’ailleurs (vol de la caméra, c’est-à-dire des souvenirs de la jeune femme. Ce n’est pas rien). Il faut affronter.
    Lors d’un arrêt prolongé, par curiosité, par bravade ou simplement du fait d’une situation stupide, l’héroïne suit cet homme dans un périple nocturne menaçant (arrêt pour des emplettes auprès d’hommes patibulaires. Allons nous assistez à un viol collectif ?). Au bout de nulle part, nous assistons à une conversation entre une vielle femme russe et notre héroïne. Un havre de paix.
    De retour dans le compartiment, elle embrasse cet homme qui se recule, détourne la tête et baisse le regard. Surprise ! Cet homme n’entre pas en relation avec elle pour obtenir « du sexe ». Il semble être animé par des principes et il fait preuve de pruderie. Notons qu’à aucun moment l’héroïne utilise « ses charmes féminins » pour séduire cet homme et que ce baiser semble être instinctif, comme une reconnaissance. Notons qu’à aucun moment son orientation sexuelle n’est remise en cause ou questionnée.
    Plus tard nous assistons à l’échange de dessins, à des conversations entre nos deux héros. Ils se reconnaissent.
    Arrivé au terme du périple ferroviaire le couple se sépare pour se reformer : il semble que l’amoureuse de l’héroïne se soit moquée d’elle. Alors, ensemble, ils vont affronter la tempête et l’adversité pour ne voir que l’horizon et jouer
    A la fin ils se séparent. Par une pirouette il lui écrit qu’il l’aime. Mais s’agit-il d’un amour hétérosexuel ou d’un amour filial ou amical ?
    C’est un film d’une très grande humanité. Il nous montre la nécessité de s’associer pour atteindre même des utopies par delà les différences.
    C’est un film qui fait chaud au cœur.

  • Je suis d’accord avec ce que disent les commentaires sur le caractère très problématique du film avec pour moi une séquence assez choquante vers la fin où l’héroïne reconnaît qu’elle a été « chiante » au début et demande pardon à celui qui l’a quand même agressée en lui disant qu’elle allait « faire la pute » à Mourmansk et lui touche le sexe. Cette scène a achevé de prouver l’inanité du film et sa fascination un peu dégoûtante et demago pour son personnage masculin, dont le film cherche à nous faire partager le « charme » (en disant que contrairement à la copine de l’héroïne ou au guitariste, au moins lui est sincère et “honnête”).

  • Ouh la la ! Vous avez raison : vous voyez ce film comme un film de 2021, quand je l’ai vu – sans y prendre garde – comme un film relatant une histoire des années 90, en Russie – bien avant #metoo. Mais vous avez raison : un film est toujours d’aujourd’hui. C’était les années 90 en Russie. Ici, en Occident, on se réjouissait : fin de la guerre froide, fin de l’URSS, normalisation au nom du libéralisme. Là-bas, la pauvreté augmentait de 24%, les minables salaires et pensions étaient ou n’étaient pas payés, l’espérance de vie des hommes tombait à 56 ans, les trains étaient le théâtre de prostitution et de trafics divers avec « l’étranger proche ». Bref : aurais-je été ouvrier en partance pour Mourmansk et ses mines en hiver que j’aurais probablement descendu, au moins, un litre de vodka cul-sec. Devais-je envoyer immédiatement Liokha en taule ? Il n’y aurait pas eu de film.

    Et vous avez encore raison : le train Moscou-Mourmansk est glauque, vraiment glauque, c’est ce qui en fait le charme. La vocation touristique de Mourmansk reste à démontrer. Tapis, rideaux, « pourvoyeuse », samovar... Pour vous rassurer : en quelques dizaines de milliers de kilomètres ferroviaires en Russie, je n’ai jamais eu d’ennuis, seulement d’étonnantes rencontres, même avec des « voyous » (qu’est-ce qu’un voyou ?) et des amateurs de vodka. Faut-il faire appel à la caractérisation « rough trade » pour qualifier un prolo russe ? Ne s’engage -t-on pas dans un contresens ? Une interprétation abusive ? Comment voir les films venus d’ailleurs – et ce film, tout finlandais qu’il se présente, est fondamentalement un film russe. Je ne peux, en ce sens, que louer son audace à simplement évoquer l’homosexualité féminine, une véritable audace.

    Le site genre-ecran et ses comptes-rendus concernent essentiellement des films français, et pour plus d’un tiers, des fictions anglo-saxonnes ou anglophones, pour lesquelles chacun.e dispose d’outils d’analyse éprouvés et partagés. Il reste à peine un peu plus de 12% de fictions venues « d’ailleurs » : c’est peu. C’est dommage, ce monde déserté. À vos plumes !

    Enfin, les avis sur la « forme » : on se croirait à France Culture… éviter de commenter ce dont parle le film pour s’en tenir aux « belles images » ou « pas belles images ».

    NB :

    Oui, les hommes et garçons russes, en hiver, avec leurs bonnets noirs et leurs parkas noirs, sont parfaitement patibulaires. Et alors ? On ne sait pas qui est la « vieille dame » : est-elle vieille, une mère, une amie ? Et alors ? Le Finlandais à la guitare n’est pas un « bourgeois », mais un type qui monte dans le train sans billet : pas de quoi en faire une histoire (qu’est-ce qu’« être bourgeois » ?). Laura « amoureuse » de Liokha ? Je n’ai rien vu de cet ordre, juste de l’intérêt (qu’est-ce que l’amour ?). Finlande-Russie : une histoire compliquée, bourrée d’hypocrisie, de rapports de forces, avec l’OTAN courtisant la Finlande, la Russie abhorrant l’OTAN… Il serait intéressant de voir dans le détail le montage juridique et financier du film. Une vraie question.

    Quant aux « pétroglyphes », je reste sceptique. Les pétroglyphes dits « de Mourmansk » se situent à 200 km au sud de la ville, sur une petite ile d’un modeste lac, pas sur la mer de Barents. Si quelqu’un a des infos mieux documentées, merci de me les communiquer. Oui, on ne voit pas ces foutus pétroglyphes. Mais nos personnages trouvent autre chose, une sorte de fraternité, du jeu dans les relations, de la connivence. Ce n’est pas si mal.

  • Bonjour,
    J’arrive un peu tard car je viens de voir le film parce qu’il est diffusé sur Arte, nous sommes en 2023. Je ne l’avais pas vu à sa sortie. Tous les commentaires ci-dessus sont tous très intéressants.

    Je suis une femme, et tellement encore aliénée par le regard masculin que je n’avais pas analysé l’énormité de l’impact de la première scène entre les deux héros. Oui, c’est inacceptable. Ainsi que la suite qui donne raison à cette première scène.

    J’ai vu, comme tout le monde, le talent du cinéaste, la plongée dans la difficulté des sentiments avec une évidente influence importante de Cassavetes, qui n’est relevée par aucun critique, je ne comprends pas pourquoi, le côté caméra à l’épaule, les couleurs glauques dans le train, comme dans "Meurtre d’un bookmaker chinois", etc.
    La forme, l’interprétation, le jeu d’acteurs, le montage sont magnifiques et ont bien mérité la palme cannoise.

    Reste, effectivement, ce que vous avez relevé, et c’est bien dommage, mais est-ce que cette scène figurait dans le roman ? car le film est d’abord tiré du roman d’une grande écrivaine finlandaise. Je compte d’ailleurs me le procurer pour le lire.
    Bien chaleureusement,
    Lucia

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[1Diminutif de Alexéi

[3Le réalisateur Mikhail Brachinsky, le scénariste et acteur Constantin Murzenko, l’actrice et réalisatrice Stassia Khomeriki-Grankovskaya, le producteur Constantin Chavlovski, la mannequin et actrice Polina Zaslavskaïa, la productrice du film, Natalia Drozd-Makan

[4Le titre en russe : « Coupé N° 6 ».

[5Les trains russes ont trois classes : « lioux », préférée des touristes, « koupé », compartiments qui peuvent se fermer, « platzkart », wagons communautaires sans compartiments et très peu chers.

[7sources : novaïa gazeta, kommerzant.ru, seance.ru, https://media.2x2tv.ru...