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Alex Garland / 2024

Civil War


par Nolwenn Mingant / dimanche 20 avril 2025

Pourquoi la femme de 40 ans doit-elle mourir ?

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Dans son road movie dystopique, Civil War (2024), le réalisateur Alex Garland revisite au féminin un scénario classique : celui du vieux routard, souvent un policier, qui doit travailler avec un jeune sans expérience, un « bleu », « rookie ». Le vieux routard, d’abord grincheux et désabusé, révèle peu à peu son humanité en se prenant d’affection pour ce jeune plein d’idéaux. Dans Civil War, l’actrice Kirsten Dunst incarne Lee Smith, une photographe de guerre renommée. Dunst la joue en femme dure, désabusée, marquée par des années sur le terrain. Le visage fermé, la mâchoire serrée et le ton monocorde de l’actrice viennent ancrer le personnage. À ses côtés, une toute jeune apprentie-photographe, Jessie Cullen (Cailee Spaeny), qui vénère Smith et rêve de lui ressembler. Idéaliste, naïve, elle va, au fur et à mesure du film, et grâce au conseil de son aînée, révéler tout son potentiel, jusqu’à prendre, à la fin, la photographie historique de l’exécution du président déchu des États-Unis.

Les deux photographes se rapprochent à l’occasion d’un trajet en voiture de quelques jours. Smith distille des conseils tout en gardant ses distances. Cullen apporte sa détermination enthousiaste. Une relation commence à se tisser. Et puis, dans la grande scène finale, Smith se jette devant Cullen au milieu d’une fusillade, fait bouclier de son corps et meurt en sauvant la jeune femme. Cette mort, pour moi, a été un choc. Pendant les heures qui ont suivi le visionnage du film, elle a continué à me hanter. Pourquoi faire mourir Lee Smith ? Ce choix me paraissait un geste creux, un passage un peu forcé du film de guerre au mélodrame. Mais ce qui me tracassait, en réalité, comme je l’ai compris quelques jours plus tard, ce n’est pas tant la facilité de ce recours aux émotions ou l’absence de réel intérêt narratif. Ce qui me contrarie, profondément, c’est ce que ce choix scénaristique nous dit sur les deux personnages féminins et, surtout, sur la femme de 40 ans au cinéma.

Pendant tout le film, les images de la relation qui se tisse entre Smith et Cullen viennent illuminer l’écran. Puis, tout s’arrête. Parce que Civil War n’est pas un film sur le lien de transmission entre une femme de 40 ans à une femme de 20 ans. C’est l’histoire d’un passage de relais, ce qui n’a rien à voir. Dans une course de relais, chaque personne de l’équipe court l’une après l’autre, se passant un témoin, souvent un bâton. Au début du film, Smith est considérée comme la « meilleure photographe de guerre de son temps », elle a l’œil. Puis, elle passe ce talent à Cullen et meurt. Cullen devient la « meilleure photographe de guerre de son temps ». Puis, on imagine qu’elle passera ce talent à quelqu’un d’autre avant de disparaître. Une seule personne à la fois peut avoir ce talent. Dans leur ouvrage sur la rivalité entre femmes dans le monde du travail, Cadoche et de Montarlot parlent du « concept anglo-saxon du one seat at the table, que l’on pourrait traduire par ‘‘une seule place à la table des négociations ” [1]. ».

Ici, Cullen ne peut devenir une grande photographe que si Smith meurt. Il n’y a de la place que pour une seule grande photographe. Une relation de transmission, à l’inverse, ne nécessiterait pas la disparition de celle qui transmet. L’« action de transmettre, de faire passer quelque chose à quelqu’un » (CNRTL.fr) peut être le fait d’une enseignante qui peut transmettre des connaissances à des générations d’élèves. Si Civil War avait été un film sur la transmission, Smith et Cullen auraient pu continuer à travailler ensemble. Il y aurait eu de la place pour plus d’une seule photographe de guerre talentueuse.

Deuxième fait significatif : dans une course de relais, le témoin est un petit bâton, d’une vingtaine de centimètres, un objet court et léger, facile à se transmettre sans même se regarder. De même, dans Civil War, Smith n’a besoin que de trois ou quatre jours pour transmettre à la jeune Cullen tout ce qu’elle doit savoir : porter un gilet jaune en mission, ne pas poser de questions. Quelques jours en voiture, quelques échanges lors des étapes et, nous dit le film, Cullen est prête à prendre son envol. Smith peut mourir. Elle a transmis tout ce qu’elle avait à transmettre. Croire (et nous faire croire) que quatre jours suffisent à la transmission des savoirs de 20 ans de vie professionnelle est un déni pur et simple de la richesse et de la profondeur des compétences de Lee Smith. En faisant mourir Smith, Garland vient rompre le lien transgénérationnel. Il enterre la richesse de ce que Smith aurait pu apporter à sa jeune consœur. La mort de Lee Smith, c’est un épistémicide.

Dans une course de relais, enfin, le passage du témoin se fait à sens unique. Or une transmission peut, quant à elle, être à double sens. Alex Garland propose ainsi une très belle scène où la jeune Cullen montre à son aînée son matériel pour développer les pellicules sur la route. Chacune de ces deux femmes a quelque chose à transmettre à l’autre. Si Cullen apprend à devenir photographe, Smith retrouve la possibilité d’un horizon, d’un but. Mais Civil War n’est pas intéressé par le parcours intime de Smith. Le film se prépare d’ailleurs progressivement à se débarrasser de cette femme qui a fait son temps. Elle est d’abord présentée comme désabusée, sans espoir, débitant ses remarques d’un ton aigri. Puis, lors de la bataille finale, elle se met à avoir peur, à trembler, à souffrir de stress post-traumatique. Elle n’est plus capable de prendre des photographies. Elle perd toute utilité. En tuant Smith, Civil War nous le dit clairement : la femme de 40 ans ne sert plus à rien. On aurait pourtant pu imaginer un autre destin pour Smith. Après la crise existentielle dont nous sommes témoins dans Civil War, Smith aurait pu se sentir régénérée par la rencontre avec Cullen, stimulée par leurs discussions et par la perspective de transmettre son savoir, ses connaissances, son instinct. Cullen et Smith auraient pu collaborer, se faisant grandir l’une l’autre dans une dynamique d’émulation. Smith aurait pu explorer de nouvelles voies, loin de la photographie de guerre. À 40 ans, Smith n’est pas à la fin de sa carrière, elle en est à un tournant. Et l’histoire littéraire et artistique viendrait appuyer cette version car nombreuses sont les artistes commençant leur œuvre à 45 ans. En tuant Smith, Civil War participe ainsi à la culture d’invisibilisation des femmes de plus de 40 ans et de leur apport au monde.

Car l’élimination des femmes s’approchant de la fin de leur période de fertilité biologique n’est bien sûr pas uniquement le fait de Civil War. Cette œuvre a d’ailleurs le mérite de montrer une relation transgénérationnelle qui est d’habitude ignorée. Il est alors d’autant plus décevant que la fin du film vienne tuer dans l’œuf toutes les possibilités qui s’ouvraient à l’imaginaire. La même déception saisit devant Mulan (Niki Caro, USA, 2020). Là aussi, le film ouvre la possibilité d’une relation entre la jeune Mulan et son aînée, la magicienne Xianniang. Au fil de trois ou quatre rencontres, les deux femmes se rapprochent. Tandis que Xianniang invite Mulan à la rejoindre pour vivre loin d’une société inégalitaire et sexiste, Mulan ouvre une autre voie : par sa bravoure, elle obtient la reconnaissance de ses pairs. La jeune femme propose à la magicienne de la rejoindre dans cette réinvention de la société, mais Xianniang, désabusée refuse : pour elle, il est trop tard. Alors, Xianniang se sacrifie : elle se jette devant la flèche destinée à Mulan et meurt dans ses bras. Comme Civil War, Mulan choisit de mettre en images une course de relais : il n’y a de la place que pour une seule sorcière dans le monde ; quelques rencontres brèves sont suffisantes pour que Xianniang transmette ses connaissances ; remplacée par la jeune Mulan, Xianniang n’a aucune possibilité d’évolution et doit donc disparaître. Et si l’absence de représentation de la transmission intergénérationnelle est un manque culturel, choisir de montrer cette transmission comme impossible paraît encore plus cruel.

Il est heureusement des films qui viennent soigner ces blessures représentationnelles. Dans The Woman-King (USA 2022), la réalisatrice Gina Prince-Bythewood dédie ainsi plus de deux heures à des scènes dans lesquelles des femmes plus âgées transmettent leurs connaissances à des jeunes filles. Film d’action situé dans le royaume du Dahomey des années 1820, The Woman-King suit le parcours initiatique de la toute jeune Nawi (Thuso Mbedu) qui rejoint la garde royale constituée uniquement de femmes, les Agojie. Nawi a non pas une mais deux mentors : Izogie (Lashana Lynch), la guerrière expérimentée chargée des jeunes recrues, et Nanisca (Viola Davis), l’impressionnante générale respectée de toustes. Ici, la connaissance se transmet non pas d’une femme à une autre, mais d’une génération de femmes à la génération suivante. Les Agojie sont une armée et il y a de la place pour toutes celles qui auront les qualités d’une soldate. Gina Prince-Bythewood accumule les scènes de transmission de savoir, montrant toutes les formes que celle-ci peut prendre : cours pratiques et entraînements mais aussi conseils, attentions, moments de joie et de danse partagés, autant d’instants où les liens se tissent et les savoirs se diffusent. Et le film de Prince-Bythewood ne déçoit pas dans son propos. Si l’une des mentors meurt, ce drame participant au parcours initiatique de Nawi, son autre mentor se fait de plus en plus forte et respectée. La fin du film la verra d’ailleurs consacrée par la prestigieuse position de « femme-roi ». La dernière scène entre Nanisca et Nawi promet aux spectateurices que ces femmes auront encore de longues années à vivre ensemble. La transmission ne fait que commencer.

Viola Davis ne joue pas seulement le rôle de Nanisca, elle est également productrice du film. En 2011, Davis crée JuVee Productions avec son mari, Julius Tennon, afin de faire entendre les voix sous-représentées dans les productions audiovisuelles. Elle envisage ses choix de productions sous l’angle de l’héritage qu’elle laisse : comme le Petit Poucet, elle « laisse des miettes de pain » derrière elle que les autres pourront suivre . Avec The Woman-King, elle ouvre aussi la porte d’Hollywood à des artistes sud-africaines comme Thuso Mbedu, Thando Dlomo ou encore Makgotso Monyemorathoe. Derrière les récits filmiques de ces aînées inspirant les jeunes générations, une dynamique de transmission se joue en effet également dans la vie réelle des actrices. Civil War, Mulan, The Woman-King mettent en présence des actrices de générations différentes : Kirsten Dunst (42 ans) / Cailee Spaeny (26 ans), Gong Li (55 ans) / Liu Yifei (33 ans), Viola Davis (57 ans) / Thuso Mbedu (31 ans). Pour les actrices les plus jeunes, il s’agit de jouer auprès d’artistes renommées, qu’elles ont admirées à l’écran alors qu’elles étaient enfants. Être sur le plateau avec ces femmes, jouer à leur côté, est alors aussi vivre une expérience de transmission.

Au-delà de l’histoire des personnages, une relation de mentorat se noue entre professionnelles. Civil War rassemble ainsi une Kirsten Dunst aguerrie, qui fait des choix de plus en plus éclairés, notamment en sélectionnant les rélisateurices avec qui elle travaille, et une jeune Caileen Spaeny, qui se souvient encore avoir admiré son aînée dans Spiderman (Sam Raimi, USA, 2002). Les deux témoignent du temps passé ensemble sur le plateau et en dehors, de leur complicité grandissante. Si l’on doit toujours prendre avec prudence les vidéos promotionnelles, une chose est certaine : Dunst a mis en relation Spaeny et Sofia Coppola, avec qui elle a tourné à de nombreuses reprises. Après Civil War, Spaeny est engagée pour le rôle-titre de Priscilla (S. Coppola, 2023). Lorsque Spaeny confie : « Elle m’a obtenu ce rôle. Ça a vraiment changé ma carrière » , on voit se dessiner un autre possible des relations entre actrices, un monde où la compétition laisse place à la coopération, un monde où les actrices de 40 ans et plus défendent leur place dans l’industrie et accompagnent le parcours des nouvelles entrantes. Et c’est peut-être cela la frustration ressentie lorsque Smith est tuée dans Civil War. En faisant mourir la photographe expérimentée, Garland est en décalage avec son temps. Car aujourd’hui, à Hollywood, les actrices de plus de 40 ans ne comptent plus disparaître.


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[1Cadoche, Elisabeth, De Montarlot, Anne, En finir avec la rivalité féminine, Paris, Les Arènes, 2022, p.187