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Jean-Luc Godard

Belmondo dans À bout de souffle


Geneviève Sellier / mercredi 14 septembre 2022

Un macho sympathique?


(extraits de La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, 2005, CNRS éditions)

Dans le cinéma de la Nouvelle Vague, la dimension tragique du personnage, qui provoque l’empathie du spectateur, va être systématiquement déplacée vers le protagoniste masculin, alter ego de l’auteur, même quand c’est la femme qui meurt, comme dans Le Petit Soldat ou Tirez sur le pianiste. L’usage que fait Godard de Jean Seberg dans À bout de souffle par exemple, est emblématique de ce processus. En effet, la jeune actrice américaine vient de connaître la célébrité avec Bonjour Tristesse de Preminger (1958) d’après le roman de Sagan. Elle est à la fois l’héroïne et la narratrice du film dans lequel elle est associée à une voiture américaine décapotable blanche qui incarne sa complicité heureuse avec son père. Godard obtient d’engager Jean Seberg pour son premier long-métrage (grâce à l’appui de Chabrol et Truffaut), mais l’actrice y perd la place centrale qu’elle avait dans Bonjour tristesse, pour devenir un objet de fixation amoureuse pour le héros, incarné par Jean-Paul Belmondo. On pourrait dire que le film de Godard remet le personnage féminin imaginé par Sagan à la place traditionnelle dévolue aux femmes dans la culture occidentale : non pas sujet de l’histoire et du récit, mais objet d’amour et/ou de haine pour un sujet masculin. La signification de « l’emprunt » de la jeune actrice à Preminger est évidemment polysémique, puisqu’il engage aussi le rapport de Godard avec le cinéma américain, mais dans le contexte culturel français, cette réaffirmation de la domination masculine par le biais de la fiction n’est pas neutre : en donnant à Jean Seberg le rôle de Patricia, Godard exprime à la fois l’impact érotique des actrices américaines sur les jeunes critiques des Cahiers du cinéma et plus largement sur les jeunes gens de sa génération, mais aussi un mélange de fascination et d’hostilité pour les jeunes femmes autonomes que Françoise Sagan incarne superlativement depuis 1954.

Il n’est pas jusqu’à l’emblème de la décapotable américaine blanche qui ne fasse l’objet d’une réappropriation masculine. Selon Kristin Ross (Aller plus vite, laver plus blanc, 1995), l’ivresse de mouvement qui saisit les personnages (masculins) et la caméra dans le cinéma de la Nouvelle Vague, s’exprime de façon privilégiée à travers l’expérience de la vitesse en voiture, comme un temps suspendu où le passé et le futur se rejoignent. La mobilité dans les années 1950 et 1960 est un impératif économique et la voiture met en pratique la disponibilité individuelle qui est la base de l’idéologie du marché libre. La voiture métaphorise cette nouvelle subjectivité. Mais les magazines s’emploient à montrer que la voiture est « l’amie des hommes », alors que les appareils ménagers sont les « amis des femmes ». Dans Ascenseur pour l’échafaud, écrit par Roger Nimier (qui se tuera peu après au volant de sa voiture), la décapotable américaine est un élément essentiel de la séduction de Maurice Ronet (et la source de tous ses ennuis).

C’est aussi une nouvelle génération d’acteurs qui émergent avec ce cinéma, en rupture avec les catégories du cinéma populaire ; Alain Delon, le seul acteur que l’on puisse véritablement qualifier de jeune premier dans cette génération, à cause de ses qualités physiques en particulier, sera le seul à ne pas croiser la route de la Nouvelle Vague. Ce n’est pas un hasard. Nos jeunes cinéastes jettent leur dévolu sur des incarnations moins idéales de la masculinité : de la laideur sympathique de Belmondo jusqu’à l’allure quasi efféminée de Jean-Claude Brialy, en passant par le type plus fréquent de l’homme doux et vulnérable, incarné par Maurice Ronet ou Jean-Louis Trintignant, la Nouvelle Vague crée des acteurs qui sont des alter-ego des cinéastes, beaucoup plus que des icônes proposées à l’adoration des « midinettes ». La différence, là encore, est socioculturelle. On peut aussi analyser le héros d’À bout de souffle (d’après un scénario de François Truffaut), comme une figure masculine héritée du romantisme, au-delà des effets modernistes de l’écriture. Godard présentait d’ailleurs son film ainsi : « En gros, le sujet sera l’histoire d’un garçon qui pense à la mort et celle d’une fille qui n’y pense pas. » La première séquence, où Michel Poiccard (Belmondo) remonte de Marseille à Paris dans une voiture américaine, après avoir planté la fille qui l’a aidé à la voler, est emblématique : le héros seul au volant, fonce sur la route en se parlant à lui-même, seul maître à bord, défiant le soleil avec le pistolet qu’il a trouvé dans la boîte à gants, mettant les rieurs de son côté aux dépens des auto-stoppeuses et des « Français moyens » qu’il croise sur sa route, défiant même le spectateur en lui adressant cette fameuse réplique face à la caméra : “ Si vous n’aimez pas la mer..., si vous n’aimez pas la montagne..., si vous n’aimez pas la ville..., allez vous faire foutre ! » La caméra nous fait complètement partager la sensation jubilatoire d’indépendance et de maîtrise qui saisit le héros et qui l’amène à défier finalement les motards de la police. L’ellipse du meurtre du motard et le plan général du héros courant à travers champs, seul et libre, n’est pas un retour à la réalité, mais au contraire une expression de ce sentiment de toute puissance et d’impunité qui ne sera mis à mal dans le film que par le personnage féminin.

L’écriture d’À bout de souffle, fondée sur des ellipses « visibles » qui transgressent les codes du montage narratif classique, produit globalement cet effet « magique » au profit du héros que nous suivons presque constamment – sauf pendant la conférence de presse de Parvulesco (incarné par Jean-Pierre Melville, figure tutélaire de la Nouvelle Vague). Le film met en scène, en le renforçant par l’écriture, le sentiment de puissance du jeune héros (voir par exemple la séquence où il vole de l’argent à une ancienne conquête, le spectateur étant rendu complice de l’habileté du jeune homme). Malgré les multiples péripéties nécessaires pour qu’il récupère l’argent que lui doivent ses complices en escroquerie (y compris à cause de l’employée qui le « donne »), il passe systématiquement à travers les mailles du filet policier, sur un mode proche du conte de fées, et même quand Patricia l’a trahi, il pourrait encore s’enfuir grâce à la voiture d’un copain, mais il décide de rester et de mourir. C’est donc un suicide à peine déguisé provoqué par la trahison de la femme aimée, et les dernières images confirment cette interprétation avec la réplique que lance Michel à Patricia avant de mourir : « C’est vraiment dégueulasse ! »

La longue scène justement célèbre entre Patricia et Michel dans la chambre de la jeune fille est un bon exemple de la différence du point de vue du film sur les personnages masculin et féminin. Tournée dans le décor naturel d’une chambre d’hôtel avec son cabinet de toilette attenant, la scène est découpée en longs plans américains fixes où les deux personnages sont pris ensemble, alternant avec des plans en mouvements qui suivent l’un ou l’autre quand ils se déplacent, et quelques gros plans de visage, le plus souvent celui de Jean Seberg, dont la photogénie est mise en valeur par la lumière. Ici Godard oscille entre le fétichisme du gros plan quand il filme le visage et le corps féminins comme objets de désir pour le regard masculin, et une mise en scène plus distanciée pour filmer les relations entre les deux personnages. Mais c’est l’autonomie, la différence, l’isolement de chacun des deux personnages que la mise en scène souligne, en même temps que leurs tentatives à contre-temps pour se rejoindre. Cependant, à deux reprises, le personnage masculin est doté d’un savoir sur le personnage féminin que le film confirme, créant une inégalité entre les deux protagonistes vis-à-vis du spectateur : nous voyons le visage de Patricia en gros plan que Michel menace d’étrangler si elle ne sourit pas – les deux mains du jeune homme enserrent son cou –, et nous entendons Michel hors-champ annoncer qu’elle va sourire parce qu’elle est trop lâche, juste avant qu’elle ne le fasse effectivement. Un peu plus loin, dans un plan large qui les prend tous deux à contre-jour, nous la voyons tenter d’allumer une cigarette pendant que Belmondo dit : « Les femmes qui n’arrivent pas à allumer leur cigarette, c’est qu’elles ont peur ! » Elle le confirmera un instant plus tard : elle craint d’être enceinte. Autre aspect dévalorisant du personnage féminin : son inconséquence. Un moment après qu’elle l’a giflé parce qu’il a soulevé sa jupe, il lui caresse les fesses sans qu’elle réagisse, pendant qu’elle accroche la reproduction d’un tableau de Renoir dans son cabinet de toilette. Le plan des deux personnages d’abord cadrés jusqu’à la taille, panoramique légèrement vers le bas pour nous permettre de découvrir la main de Michel sur les fesses de Patricia, façon de rendre le spectateur complice de Michel et de l’inconséquence de Patricia... Rien de tel dans l’autre sens. Patricia constate simplement qu’elle ne comprend pas Michel, alors que le spectateur qui est avec lui depuis le début de l’histoire, en sait plus qu’elle sur le héros. Par ailleurs, et cela ne se reproduira pas dans les films de cette première période, c’est le personnage féminin qui possède la « culture légitime » (Bourdieu, La Distinction, 1979) ; mais chaque fois qu’elle parle de Renoir, de Bach, de Faulkner, de Dylan Thomas, etc., Michel la rabroue grossièrement ou la contredit avec assurance sans qu’elle réagisse, si bien que sa culture apparaît davantage comme un vernis social que comme quelque chose de vital et d’intériorisé, comme ce sera le cas dans les autres films de Godard où c’est le personnage masculin qui manifeste sa culture : Bruno dans Le Petit Soldat ou Ferdinand dans Pierrot le fou, par exemple. Malgré son apparence décousue, la scène est structurée sur le désir de Michel de coucher avec Patricia et sur la résistance qu’elle lui oppose avant de lui céder. Le spectateur ne saura ni pourquoi elle lui résiste, ni pourquoi elle lui cède. On retrouve là un vieux stéréotype sur les femmes incapables de connaître et d’assumer leur désir.

Et la fin la fera basculer du côté du fantasme masculin de la femme fatale. Comme le rappelle Jean-Pierre Esquenazi (« À bout de souffle et la société de la Nouvelle Vague », 2000) : « À bout de souffle, film dont le récit est contemporain de son tournage, et qui raconte une histoire d’amour entre deux jeunes gens modernes, ne peut pas être envisagé en omettant cette évidence : le film est à propos de l’amour, ou plus exactement à propos des conflits amoureux engendrés par l’évolution des mœurs. » Mais ces conflits sont montrés à partir d’un point de vue masculin très ambivalent sur cette évolution des mœurs : la grossièreté machiste dont fait preuve le personnage incarné par Belmondo n’est mise à mal ni par le personnage féminin ni par le point de vue du film. Et le fait qu’il meure à la fin à cause de la « trahison » de Patricia renforce fait oublier ce trait qu’on retrouvera tout au long de sa carrière, le plus souvent neutralisé par sa « coolitude ».


 [1]https://www.allocine.fr/film/fichef...


Polémiquons.

  • Merci, chère Geneviève, de partager avec nous cette analyse. Comme j’aurais aimé lire des textes comme celui-ci quand j’étais un jeune esprit en formation, fasciné par le cinéma ! Cela m’aurait fait le plus grand bien.
    J’avais déjà des idées féministes nées de la révolte liée au contraste entre l’accès égal à l’instruction et le sexisme de mon milieu familial. Je n’étais pas dupe non plus du sexisme du milieu politique et journalistique. En revanche, j’étais très aveugle au sexisme des milieux culturels. Je plaçais la culture au-dessus de tout et je ne voyais pas que sous le sucre d’orge de la fiction se cachaient de très vieux stéréotypes pas vraiment émancipateurs. Quelle erreur ! Toutes ces représentations forment notre inconscient collectif, ont des conséquences dans la vie réelle, et il est temps qu’elles évoluent.
    J’envie les jeunes filles d’aujourd’hui qui ont accès à cette déconstruction. Je me réjouis de la popularisation de nouveaux concepts comme féminicide, male gaze, charge mentale, qui nous aident à penser le sexisme ordinaire. Alors oui, on perd en magie en analysant les représentations et rapports de force, mais on gagne en autonomie et on se dit qu’il y a encore plein de choses à inventer dans le domaine de la fiction et de la vie réelle. Nous n’en sommes qu’au début ...

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