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Dans Au pays de nos frères, la migration n’est plus une crise passagère ni un titre de journal, mais une manière d’exister ; une vie cachée, tendue et instable, oscillant dans une zone intermédiaire entre légalité et illégalité, appartenance et rejet, vie et exil. Le film, structuré en trois parties se déroulant à trois époques différentes – 2001, 2011, 2021 – offre une représentation humaine mais amère des migrants nés en Iran, qui y ont vécu, aimé, eu des enfants, mais qui demeurent dans un état de suspension. Une suspension non seulement juridique, mais une instabilité infiltrée dans les moindres détails de leur existence.
Depuis les années 1980, des millions de migrants afghans sont entrés en Iran, poussés par des vagues successives de guerre, de pauvreté et d’instabilité. Pourtant, même après des décennies de vie dans le pays, ils obtiennent très rarement la nationalité iranienne ou une carte d’identité. Une génération entière est née en Iran sans jamais avoir vu l’Afghanistan, mais reste néanmoins considérée comme étrangère. Selon le Code civil iranien, la nationalité se transmet uniquement par le père. Ainsi, même les enfants nés en Iran de mères iraniennes ne sont pas reconnus comme Iraniens. Ces dernières années, des femmes iraniennes ont lancé de nombreuses initiatives pour faire évoluer la législation. En 2019, une loi a enfin été adoptée pour permettre la transmission de la nationalité par la mère. Toutefois, son application reste très limitée en raison de nombreux obstacles administratifs. En réalité, la nationalité iranienne n’est accordée aux Afghans résidant en Iran que dans des cas exceptionnels, et uniquement selon le bon vouloir des autorités. Le film ne raconte pas cette histoire directement, mais l’intègre dans l’expérience quotidienne des personnages.
Dans le premier épisode, nous découvrons un groupe de migrants afghans travaillant dans une ferme. Trois personnages nous sont présentés : Leila, une adolescente talentueuse, pleine de vie et de désir d’aimer ; Qasem, son frère aîné, un homme qui rêve d’avoir une famille ; et Mohammad, un adolescent travailleur et avide de savoir. Entre Leila et Mohammad naît un amour adolescent, mais il est voué à l’échec. Arrêté arbitrairement par la police, Mohammad est non seulement exploité comme main-d’œuvre, mais subit également des violences sexuelles. En l’absence de documents d’identité, son corps n’a aucune valeur ; il devient alors un simple outil d’exploitation. Le tournage dans le froid de l’hiver, au cœur de la neige, avec des plans vides et un silence pesant, transmet un sentiment de gel moral et juridique ; un froid qui imprègne toute la vie de Mohammad, et, malgré ses talents et son intelligence, sans qu’aucun avenir ne soit envisageable pour lui dans ce pays.
Le deuxième épisode se déroule dix ans plus tard et revient sur la vie de Leila. Elle marche sur une plage, traite avec douceur des chiens errants et chante seule. Dans cette scène, sans qu’un mot ne soit prononcé, un portrait de son intériorité se dessine : une femme sensible, attentive, dotée d’un sens naturel de la beauté et de la création. On imagine qu’en d’autres circonstances, dans des conditions plus humaines, Leila aurait pu devenir une artiste, une femme qui mettrait sa voix, son corps et son monde intérieur au service de la création. Mais ce qui lui est imposé est à mille lieues de la création : la survie, le silence, le soin, le reniement. Leila est désormais mère d’un garçon de huit ans et épouse du gardien d’une villa en bord de mer. L’extérieur est printanier, débordant de vie. Mais en elle coule un hiver silencieux. Son mari, atteint d’une maladie, meurt. Leila, par peur de perdre son emploi, son logement, sa sécurité, cache sa mort. Dire la vérité serait synonyme d’effondrement. Cacher devient alors une manière de vivre ; elle ment, non par passivité, mais comme un choix conscient pour préserver ce qui reste.
Dans une scène saisissante, un contraste profond est montré : Leila, en silence, fait son deuil, tandis qu’à quelques pas, dans la même maison, des invités célèbrent bruyamment l’arrivée du printemps, ignorant son chagrin. Joie et douleur coexistent dans le même espace-temps, mais relèvent de deux mondes totalement distincts. Avec sobriété, le film montre que la condition de migrant dépasse le cadre juridique ; elle devient une frontière ontologique – un mur invisible inscrit non seulement dans le quotidien, mais dans le langage, l’espace et la temporalité. Leila, bien qu’exclue de nombreux espaces sociaux, reste active : elle décide, veille, tient bon. Mais cette première scène sur la plage reste gravée en mémoire : un moment qui rappelle qu’au cœur de cette condition étouffante, quelque chose de la créativité et de la douceur humaine est enfoui.
Dans cet épisode également, une autre femme est présente : l’épouse enceinte de l’employeur de Leila, sur le point d’émigrer au Canada. Elle vit, elle aussi, une expérience différente mais tout aussi instable de la migration. Issue d’une famille iranienne de classe moyenne, elle ne s’identifie pas aux valeurs imposées par l’idéologie du régime iranien. C’est dans l’espoir de liberté et d’un avenir meilleur pour l’enfant à naître qu’elle prend la décision de partir. Le phénomène de l’émigration iranienne, amorcé après la révolution islamique de 1979, s’est poursuivi au fil des décennies en réaction aux pressions politiques et sociales. Mais ces dernières années, avec l’aggravation du fossé entre la population et le pouvoir, il a pris une ampleur nouvelle. Cette femme fait ainsi partie, comme beaucoup de ses contemporains, d’une vague récente de migration vers les pays occidentaux, née du désir de fuir les impasses politiques et sociales et l’incertitude de l’avenir. Le partage de la condition maternelle et de l’angoisse face à l’avenir ouvre un espace restreint d’empathie entre elle et Leila. Le film met en scène ces moments parallèles sans forcer une unité ni une ressemblance artificielle. Cette forme de sororité apporte un peu de parole et de vie, sans pour autant transformer la situation d’exploitation.
Dans le dernier épisode, le film explore une dimension plus complexe de l’appartenance et de la citoyenneté. Qasem apprend la mort de son fils Mohammad, tué en Syrie, où il s’était engagé comme soldat supplétif dans l’espoir d’obtenir la nationalité iranienne. La mère de Mohammad est sourde. Qasem, informé par le bureau des affaires migratoires, choisit le silence, dissimule la vérité, et la déforme. Mais c’est justement à travers ces silences que la vérité émerge. Dans la scène finale, une cérémonie est organisée pour accorder la nationalité iranienne à la famille de Mohammad ; une cérémonie officielle, joyeuse en apparence, mais qui ressemble surtout à un deuil. C’est ici que le film pose l’une de ses questions fondamentales : dans Au pays de nos frères, la seule voie d’intégration pour un migrant est-elle la mort ? Et l’appartenance ne devient-elle officielle que dans l’absence ?
Sur le plan formel, le film utilise silence, lenteur et espaces vides pour rendre le sentiment de suspension, d’isolement et d’instabilité. Les personnages parlent peu, mais leurs regards sont profonds. Bien que Au pays de nos frères semble être un film sur la migration et la situation d’apatride, il porte en lui, de manière plus souterraine, une forte empreinte de l’expérience féminine et de la résistance silencieuse. Dans ces récits douloureux et silencieux, ce sont les femmes qui maintiennent la parole vivante ; même quand elles mentent, elles construisent un récit. Les hommes du film sont absents ou narrateurs de récits déformés ; ils se taisent ou cachent la vérité, par peur ou impuissance. Mais les femmes, dans cette instabilité, inventent une parole qui n’est ni transparente ni complète, mais vivante. Leila ment, non pour tromper, mais pour survivre. Son récit est fragile, mais cette fragilité est le signe de la vie.
Le film, sans parler explicitement des femmes, montre qu’en l’absence de soutien juridique et social, ce sont les corps féminins qui portent le fardeau de la survie, de la stabilité, et même de la vérité. Elles ne sont pas au centre du cadre, mais dans les moments clés, elles sont l’ancrage du sens. Les femmes portent la charge émotionnelle et politique du récit. Leila, avec son corps fatigué et son visage impassible, incarne une forme de résistance féminine ; une résistance qui ne passe pas par le conflit frontal, mais par la présence, le soin et la préservation du foyer. Dans une scène brève mais puissante, on voit la fille adolescente de Qasem s’entraîner à la boxe ; une image dense mais éloquente, qui annonce l’émergence d’une nouvelle génération de femmes migrantes : une génération qui ne se taira peut-être plus, qui se battra peut-être, et qui proposera peut-être une nouvelle définition de l’identité et de l’appartenance. Peut-être que le récit appartient à d’autres, mais la vie continue à couler à travers leurs voix.
Au pays de nos frères évite tout jugement ; il ne condamne pas entièrement la société d’accueil, ni n’idéalise les migrants. Ce qui est au centre, c’est l’expérience vécue, avec ses contradictions, ses violences silencieuses et ses choix impossibles.