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Leos Carax / 2021

Annette


Geneviève Sellier / mercredi 21 juillet 2021

La magnification d'un féminicide


Si on s’attache à. l’histoire que raconte Annette, on dira que c’est la tragique histoire d’un comédien de stand-up, Alex (Adam Driver) mariée à une cantatrice d’opéra, Ann (Marion Cotillard) qui accouche bientôt d’une fille ; mais jaloux de son succès et de sa perfection (l’opéra, c’est plus prestigieux que le stand-up…), il la laisse se noyer en mer.

Innocenté, il reste avec le bébé qui a hérité du timbre de sa mère et produit des vocalises à volonté : il exploite ce prodige sur les scènes du monde entier, jusqu’au moment où il noie le pianiste accompagnateur (Simon Helberg) qui le soupçonne… La petite Annette, témoin de ce second crime, le dénonce en plein concert. Il est emprisonné, conspué, jugé, condamné et sa fille vient le voir en prison pour lui confirmer qu’« il n’a plus personne à aimer ». On retrouve en filigrane la tradition romantique du créateur détruit par son attachement amoureux à la femme qui l’entraîne dans l’abîme, concrétisée en l’occurrence par le meurtre de la femme aimée…

Du fait qu’on est avec Alex du début jusqu’à la fin de l’histoire, le féminicide apparaît comme une fatalité tragique… et non comme un crime de droit commun, lié à la violence masculine que notre société encourage et légitime. Alex (Adam Driver) est un artiste torturé dont le talent consiste à insulter le public qui vient l’applaudir, jusqu’au moment où il dépasse les limites en racontant sur scène comment il a tué sa femme, fantasme qu’il va bientôt mettre à exécution via une tempête en mer. Quand le mari amoureux se transforme en un machiavélique exploiteur d’enfant prodige, transformant la malédiction de la morte (après sa noyade, Ann a resurgi des eaux pour jeter un sort à l’homme meurtrier à travers le chant du bébé) en une machine à cash, on est partagé entre la fascination et l’horreur. Mais l’invention d’une poupée articulée pour figurer l’enfant nous permet de rester à distance, sans prendre au sérieux la victime de cette exploitation. Ce n’est que dans la dernière scène, dans la prison, qu’Annette prend vie, incarnée par une délicieuse petite fille qui chante en duo avec Adam Driver. C’est alors la performance qui nous éblouit.

Car bien sûr, toute cette histoire est « sublimée » par le talent poétique de Leos Carax, augmenté dans ce dernier film par le recours à la comédie musicale. Après que sa voix off a intimé l’ordre au public de cesser de respirer jusqu’à la fin du spectacle, la première séquence est particulièrement virtuose dans la façon dont on glisse du monde de la réalité (l’enregistrement en studio par le réalisateur de la chanson des Sparks, le groupe de pop-rock qui est aussi à l’origine de l’idée du scénario) à la fiction, quand les chanteurs sortent du studio pour retrouver les protagonistes du film qui entonnent avec eux la chanson tout en marchant dans les rues de Los Angeles. Ballet parfaitement synchronisé, il est d’abord là pour affirmer la maestria de Leos Carax, avant que l’histoire ne commence. La présence du réalisateur à la console d’enregistrement en ouverture de la séquence ne laisse aucun doute sur cette prétention démiurgique.

Et tout au long du film, la minceur et l’ambiguïté de l’histoire seront recouvertes par la virtuosité de la réalisation dont la critique française s’est fait un plaisir de détailler les splendeurs, comme Jacques Mandelbaum dans Le Monde. Ce qui justifie le prix de la mise en scène du Festival de Cannes, mais souligne a contrario le simplisme du scénario et l’archaïsme de sa thématique. Par ailleurs, les thèmes musicaux paraissent assez répétitifs : on est loin de l’inventivité d’un Leonard Bernstein ou d’un Michel Legrand…

Il faut enfin remarquer que dans cette histoire d’amour tragique, les deux protagonistes ne sont pas du tout à égalité : le film détaille en long en large et en travers les performances du comédien, ses trajets en moto, ses comportements clownesques ou monstrueux puis ses tourments solitaires, alors qu’Ann, la cantatrice sublime, n’a droit qu’à des extraits très courts de ses performances sur scène, et parcourt le film comme une figure fantomatique, une Ophélie dédiée à l’amour et à la mort, que ce soit dans la vie ou sur scène, où on nous la montre en train de mourir, avant qu’elle ne meure noyée en tentant vainement de ramener à la raison son mari ivre d’alcool et de jalousie. La créature de Carax n’a ni la présence ni la force subversive des héroïnes romantiques des opéras auxquelles elle fait écho. Elle n’a pas d’épaisseur, contrairement à Alex, alter ego de l’auteur, dans sa revendication de laideur et de monstruosité (son spectacle s’intitule « Le Singe de Dieu »…) qui occupe tout le film.


générique


Polémiquons.

  • Lors de la conférence de presse au festival de Cannes, au regard de l’orientation des questions des journalistes relatives à la violence et aux rapports de genre, le réalisateur Leos Carax a fini par quitter la salle.
    C’est un film « fantastique » chanté dont le héros est un homme-artiste pervers qui méprise son public, est jaloux du succès de sa femme et la tue, exploite les talents de sa fille. Malgré la déchéance publique il est sans aucune repentance. A la toute fin cette fille rejette son père emprisonné et sa mère morte.
    Film sombre et beau récompensé au festival de Cannes. Voilà !
    Certes ce film a été initié en 2011-2012 par les frères composant le groupe Sparks mais quel est l’intérêt d’un tel sujet aujourd’hui ? En dehors de la performance artistique, de la réalisation par un artiste à priori « sulfureux » donc « adulé », ce film est anachronique.

  • Leos Carax n’a pas quitté la salle de conférence de presse à Cannes après la question de Gabriela Bravo, il semblait plus pressé d’aller fumer une cigarette.
    Dans son article (https://culturizarte.cl/festival-de-cannes-anette-la-pelicula-de-apertura-que-divide-a-los-criticos/), la journaliste retranscrit la réponse de Leos Carax sur l’indulgence donnée au personnage d’Henry McHenry.
    Celui-ci reconnait la vision d’une violence mais refuse que le cinéma soit dans un devoir de condamnation de cette violence (...)
    S’il n’est pas conforme à la morale de notre époque, la violence montrée s’inscrit pourtant bien dans le réel. C’est la force de la mise en scène de Leos Carax, on conserve une prégnance du réel dans fiction. Peut-on parler pour autant d’anachronisme ?
    Le réalisateur ne juge pas le personnage principal en le montrant dans toute son humanité et son atrocité. Effectivement, on peut regretter par contre que le personnage d’Ann n’est pas plus d’épaisseur, pour donner du contrepoids à ce point de vue.

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