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Payal Kapadia / 2024

All We Imagine As Light


Par Vaiju Naravane / lundi 14 octobre 2024

Trois femmes aux prises avec la ville tentaculaire de Mumbai

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Le plan d’ouverture de ce film magnifique, discret et humain est une longue séquence de travelling sur Mumbai, vue d’un train local aux premières heures du matin.
Il est 4 heures du matin et, dans la pénombre, le marché aux fruits et légumes de Dadar est en pleine effervescence. Au milieu des rythmes staccato des trains qui passent, des cris des vendeurs, du clapotis constant de la pluie de mousson, du bourdonnement incessant d’une ville qui ne dort jamais, les voix des travailleurs pauvres de cette mégapole agitée et palpitante s’expriment dans une multitude de langues - hindi, marathi, bengali, bhojpuri, tamoul, malayalam, gujarati... Alors que les scènes d’activité trépidante défilent devant la fenêtre du train, des bribes de conversations émergent de la cacophonie. « Certains l’appellent la ville des rêves. Mais moi, je l’appelle la maison des illusions », dit une voix. « La vie est dure ici. Mais que vais-je faire en retournant au village ? », demande une autre. La ville est une drogue autant qu’un piège. Une fois pris au piège, il n’y a pas de retour possible.

Racontant l’histoire poignante de ses principales protagonistes, trois femmes qui travaillent de longues heures dans un hôpital local, All We Imagine As Light est aussi un chant d’amour à la ville de Mumbai, à son irrésistible attraction, au charme qu’elle exerce sur ses habitants et au prix cruel qu’elle leur fait payer. Inévitablement, ce film nous rappelle les images évoquées par la chanson emblématique de Jacques Dutronc, « Il est cinq heures, Paris s’eveille ».

C’est dans ce contexte que s’inscrivent les héroïnes de Payal Kapadia. Ce sont des femmes indépendantes qui travaillent et vivent seules. Et pourtant, elles continuent d’être liées par les contraintes d’une société fortement patriarcale qui les enferme, les obligeant à vivre selon ses règles. Prabha, infirmière en chef, et sa collègue Anu partagent un petit appartement dans l’une des banlieues nord de Mumbai. Leur collègue plus âgée, la campagnarde illettrée Parvati, veuve d’un meunier, sert au café de l’hôpital. Les deux infirmières viennent du Kerala, l’un des États les plus progressistes de l’Inde, qui exporte une main-d’œuvre hautement qualifiée vers le Moyen-Orient ou les mégapoles indiennes. La langue principale du film est donc le malayalam, bien qu’il y ait un peu d’hindi et de marathi. Les trois actrices réalisent d’excellentes performances. Kani Kusruti dans le rôle de Prabha, une femme réfléchie, Divya Prabha dans le rôle d’Anu, une jeune fille immature, et Chhaya Kadam dans le rôle de Parvati, une veuve énergique et imperturbable.

Dès le début du film, les trois femmes se retrouvent dans des situations anxiogènes. Prabha, maîtresse d’elle-même, a été « mariée » par ses parents à un homme travaillant en Allemagne. Quelques jours après le mariage, il est reparti seul et donne de moins en moins signe de vie. Elle n’a plus de nouvelles depuis plus d’un an. Anu est amoureuse d’un garçon musulman. C’est un amour qui ne peut pas dire son nom. Sa famille hindoue n’acceptera jamais une telle union et Anu, immature et rêveuse, devient une menteuse invétérée. Parvati, la préposée au thé de l’hôpital, est mise à la porte par le promoteur qui a acheté l’immeuble où elle vit. Son mari décédé n’a pas laissé de papiers et le promoteur, qui veut démolir la vieille bâtisse pour construire de nouveaux appartements rutilants, envoie des hommes de main la menacer.

Kapadia filme leur vie avec empathie, fluidité, sans drame ni exagération, s’insérant sans effort dans leurs histoires individuelles. Un mystérieux paquet arrive pour Prabha. Il s’agit d’un cuiseur de riz électrique fabriqué en Allemagne. Son mari lui fait-il un geste après toutes ces années ? Anu a des rendez-vous secrets avec son petit ami Shiaz (Hridhu Haroon), avec qui elle échange des baisers furtifs et des tâtonnements maladroits dans les parcs publics. Parvati est obligée de retourner dans son village au bord de la mer après avoir trouvé un emploi précaire comme cuisinière dans une auberge locale.

Alors que les trois femmes vont en bus nettoyer la vieille maison poussiéreuse de Parvati et l’installer, leurs histoires individuelles évoluent vers un dénouement, chacune étant confrontée à son propre moment de prise de conscience, de transformation et de transcendance. Du trio, Parvati, veuve, apparaît comme la plus libre et la plus « moderne ». Une liberté trompeuse, car après avoir perdu son mari, sa maison et sa jeunesse, elle n’a tout simplement plus rien à perdre.

Abordant la misogynie, la religion, les castes et l’urbanisation, mais toujours de manière allusive, jamais de manière conflictuelle, All We Imagine as Light fait montre d’une confiance discrète dans ses personnages. Pendant que les luttes individuelles des femmes témoignent d’une discrimination généralisée, que ce soit en matière d’emploi, de choix du partenaire conjugal, d’éducation ou de liberté de mouvement, leur genre à lui seul les condamne à un statut de seconde zone.

La caméra interroge avec amour leurs visages humides et nous donne à voir une ville détrempée par la pluie où l’afflux des humains est tout simplement écrasant. La musique de la religieuse compositrice éthiopienne Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou agit comme une virgule, ponctuant le quotidien des femmes. Ses délicates variations accompagnaient déjà le film en noir et blanc de Rebecca Hall, Passing (Clair-obscur 2021), situé dans le Harlem des années 1920.
Il y a dans All We Imagine as Light une fraîcheur et une acuité émotionnelle, une humanité et une douceur enrichissantes qui coexistent avec un érotisme chaleureux et langoureux. Les scènes finales sont pleines d’émerveillement et de transformations mystérieuses.

Ce nouveau film d’une réalisatrice indienne d’une trentaine d’années, All We Imagine As Light, après Santosh et Girls will be girls, projette un rayonnement intérieur qui est un hymne à la solidarité et à la sororité. Seules les réalisatrices sont sans doute capables de percer la structure rigide du patriarcat pour révéler la souffrance féminine en son cœur, pour expliquer ce que les femmes ont toujours enduré et intériorisé comme étant à la fois leur devoir et leur destin.
Payal Kapadia mérite amplement le Grand Prix qui lui a été décerné au Festival de Cannes 2024.


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