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Fiction ? Documentaire ? En six épisodes, Arte propose une série sur le naufrage, dans la Manche, entre eaux territoriales françaises et britanniques, du chalutier « Bugaled Breizh » (Enfants de Bretagne) et de ses cinq marins. L’événement a occupé l’actualité de 2004 à 2016 en France, jusqu’en 2021 en Grande-Bretagne : le 15 janvier 2004, en 37 secondes, cinq hommes et 157 tonnes sont envoyés par le fond. Pas loin de deux décennies pour aboutir à un non-lieu.
Naufrage : c’est l’incompréhension dans le port de Loctudy. Le propre de la vie d’un port de pêche est la répartition des tâches : les marins partent deux ou trois semaines en mer, laissant à terre femmes et enfants, parents et ami·es [1]. Personne dans le port ne peut croire à ce naufrage, surtout pas les femmes occupées à travailler le poisson dans l’atelier de mareyage, ni l’armateur du bateau, ni le président du comité des pêches.
Les faits
Dans une mer agitée de creux de huit mètres – « personne ne survit dans ces conditions » – les cinq marins auraient tiré au sort la poursuite de la pêche : rentrer au port aurait été renoncer à un revenu nécessaire. Une seule alerte avant le naufrage a été lancée au Cross Corsen [2], avant le silence. D’un hélicoptère est aperçu un sous-marin ; un « Bombard » [3] crevé flotte en surface ; deux corps sont retrouvés. À ce moment ont lieu dans la zone les exercices de onze sous-marins des armées de l’OTAN. Les marines française et britannique certifieront qu’aucun SNA (sous-marin nucléaire d’attaque) ni aucun SNLE (sous-marin nucléaire lanceurs d’engin) n’a été détecté [4]. Ils seraient restés soit dans un port, soit en surface. Comment auraient-ils pu heurter un chalutier ? Le responsable pourrait être un navire de commerce, dans cette zone qui voit passer 20 % du trafic maritime mondial ?
Que s’est-il passé ? C’est ce que tâcheront d’établir experts, avocats, militaires, juges et magistrats, sommités politiques, des deux côtés de la Manche. On analyse la peinture du chalutier, on crée des simulations, on s’interroge sur la présence de un, ou deux, « Bombards », on finit par renflouer le chalutier. Le BEA Mer (Bureau d’enquêtes sur les événements de mer), dépendant du ministère de la Mer, réussit finalement à choisir entre des « réalités différentes » : le bateau aurait été victime d’une « croche molle » : un câble du chalut accroché au fond marin. Hypothèse invalidée par l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). L’incertitude règne. Ou la mauvaise foi. Ou le mensonge.
Perplexité
La fiction montre que, petit à petit, la population de Loctudy se mobilise, et avant tout les femmes. Parmi l’équipe de salariées de l’atelier, une figure de leader se distingue : Marie Madec (Nina Meurisse), active, à la veille de se marier, deux enfants, revendiquant auprès de sa patronne de devenir cheffe d’équipe. Malgré quelques failles dans la confiance en soi, elle se montre convaincante, sachant contredire qui ne souscrit pas à ses points de vue : c’est une parfaite icone du lien social. Décision est prise de faire appel à un avocat. Le comité des pêches et les familles des marins disparus se portent parties civiles. Elles veulent la vérité – tandis que l’armateur semble soucieux exclusivement de la somme que lui versera sa compagnie d’assurance.
Relatant un événement dramatique et ses longues suites, la série m’a laissée perplexe. S’il s’était agi seulement d’une fiction, pourquoi ne pas admirer Marie Madec, ses collègues de l’atelier, la mère d’un disparu, ce collectif de femmes soudé qui, un pas après l’autre, s’oppose aux « grandes muettes » européennes, aux « experts » pas toujours au fait des métiers de la pêche, au préfet, à la justice. Intervient l’avocat (Mathieu Demy), lassé de défendre les intérêts d’un syndicat agricole. Tenace, il décide Marie à prendre appui sur les médias : catastrophe ! Dans un studio parisien, son intervieweuse s’intéresse à son « ressenti » - une manie paresseuse des médias TV – et aux émotions de sa petite fille. Marie, furieuse, humiliée, quitte le studio. Peu après, elle perdra la vie dans un accident de la route (« en vrai », Nathalie Gloaguen, belle-sœur de l’un des naufragés, est décédée d’une crise cardiaque). L’avocat voit ensuite débarquer une concurrente parisienne qui tente de lui faire comprendre qu’il n’est pas la hauteur… (On aurait pu se passer de l’intrigue sentimentale entre Marie et l’avocat, ce supplément de sel dans l’intrigue n’a aucun intérêt !).
Au nom de l’imagination
Fiction, pas fiction ? Quand on voit Michèle Alliot-Marie à l’Assemblée, on n’est pas dans la fiction. Difficile de savoir sur quel pied danser. Les arguments sont un peu légers [5] : les scénaristes voulaient « ne pas déranger les familles en les impliquant dans la fiction » (leur faire jouer un rôle dans la série ? raviver des douleurs encore présentes ?). Que signifie « raconter un drame de façon intime » (Anne Landois, co-scénariste) quand il s’agit d’un naufrage pouvant impliquer l’OTAN ? ou faire appel à la « partie intime [qui] vient de notre imagination », « parler de leur combat intime » (comme à la TV ?), solliciter le « merveilleux de la découverte d’un milieu. La réalité et la fiction, c’est très poreux. » (Nina Meurisse). Imagination : les proches des marins ont-ils reçu des chèques en compensation ? Non, seules les épouses des disparus ont perçu une indemnité du régime de sécurité sociale des marins [6]. L’avocat a-t-il plaidé le non-lieu lors du dernier procès en France ? Non. Étrange fiction qui fait taire une revendication de vérité qui, dans la réalité, ne lâche pas les familles.
Couleur locale « d’ambiance »
Alors, la perplexité ? Nous sommes à Loctudy, pays bigouden, territoire considéré comme particulier, sur la base de singularités culturelles (l’accent, la coiffe, la poterie, la danse, la broderie, devenus objets d’un folklore favorable au tourisme) ou même physiques (pommettes hautes, yeux bridés, lointaine origine asiatique ?) – particularités souvent validées par les locaux . Si les premières sont encore réelles, comme pour tous les petits territoires de Bretagne ou d’ailleurs, les secondes n’ont pas résisté aux analyses génétiques. Autre singularité revendiquée : nous serions en terre de matriarcat, fable dont on ignore d’où elle vient , et qui par porosité gagne du terrain dans la péninsule. Matriarcat ? Il est vrai que l’organisation sociale fait que les hommes, quand ils sont marins, partent en mer pour deux ou trois semaines, et que les femmes assurent à terre éducation des enfants, soins aux plus vieux, travail, tout le reste : la « gouvernance ». Elles ont donc toute latitude pour prendre des décisions, voire devenir des êtres politiques [7], non parce qu’elles auraient le pouvoir, seulement parce que c’est la seule solution.
De la gouvernance au pouvoir ?
Ce n’est pas une « capacité de gouvernance » qui donne du pouvoir, même si la fable matriarcale peut donner de bonnes idées à d’aucunes, ou de la lucidité. La fable se dissout dès que les hommes apparaissent : le compagnon de Marie, en arrêt de travail, « autorise » sa compagne à se rendre à Paris, ville également fantasmée à travers la scène du studio TV, ou de la gironde avocate, ou encore des ministres (Michèle Alliot-Marie, Jean-Yves Le Drian) qui, à l’Assemblée, affirment qu’aucun sous-marin n’est en cause. Deux idées reçues s’entrelacent : pouvoir des femmes ici, pouvoir tout court là-bas, à presque 600 km. « Pouvoir » des femmes ? L’armateur de fiction (rien à voir avec la CGM d’Alexis Kohler : on reste modeste) pense surtout à son indemnité, les plus jeunes des marins compensent dans l’entre-soi des bistrots la dureté de leur travail. L’avocat – à la persona quelque peu floue – tire son épingle du jeu, pour sa gentillesse et sa persévérance, quitte à se faire doubler par un commandant de sous-marin à la retraite de belle prestance, qui sait de quoi il parle quand il s’agit de navigation : oui, c’est un sous-marin qui a coulé le chalutier, il en est certain – mais on le néglige lors du dernier procès à Londres. L’avocat semble verser du côté des « ploucs » [8] (il est même présent à toutes les messes de funérailles) - le commandant du côté des « snobs », de l’élite qui a – forcément - navigué. Lutte des classes, ou conflit entre idées reçues ? Image d’Épinal. N’est pas Ken Loach qui veut.
L’autofiction collective au cinéma ?
On voit les épisodes sans déplaisir, on espère le triomphe des petits contre les gros, du marin pêcheur contre la Royale et l’OTAN.
Pour la plupart des habitants de Loctudy, à en croire la presse locale, la série respecte ce qu’ils ont vécu. Ils respectent la série : elle leur laisse espérer que parler d’eux amène à une révision de l’affaire, à de nouvelles investigations. Pour d’autres, de toute façon, « c’est cuit » : la raison du plus fort leur laisse de l’amertume, point. L’armateur – le vrai : Michel Douce – s’étrangle d’avoir été montré comme un cupide croquemitaine, et poursuit en Angleterre son action en justice. Ma perplexité demeure face à cette imagination nourrie d’une sorte d’implicite et paradoxale « appropriation culturelle » folklorique et intra-métropolitaine : le matriarcat, l’église, les « pen sardin » [9]... Avait-on besoin d’une fiction pour que les réel·les protagonistes de cette fiction soient « considéré·es » (Nina Meurisse) ? C’est charitable et condescendant ! À force de vouloir « donner la parole », ne deviendrait-on pas sourd ?
Reste un personnage montré sous tous les angles : la mer, dans tous ses états. La mer, la mer, toujours recommencée, ici définitive. Et cinq marins qui avaient un nom : Yves Gloaguen, Georges Lemétayer, Pascal Le Floch, Patrick Gloaguen, Éric Guillamet. Et non Bastien, Pol, Cyril, Artus ou Tristan, prénoms bien plus « chics » en couleur locale.
Couleur locale
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